Le mauvais Saur de Jojo

par Ludovic Simbille 28/01/2024

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On n’osait même pas lui demander un verre, à Jojo : ça lui ruine sa ferme, sa santé, sa vie, ces histoires d’eau. Tant que les multinationales et les mafieux locaux pourront l’essorer… Mais comme le « Jojo » de Brel, le nôtre espère, encore.

Cappy, mars 2023.

« Vous voulez boire un truc ? Bière, café ? » On osait à peine demander un verre d’eau, mais le maître des lieux nous rassure. « J’vais quand même pas m’arrêter de prendre de l’eau. Faut bien que je donne à boire à mes bêtes. Tu sais qu’une vache ça boit cent litres par jour ? Après, on fait attention : on essaie de récupérer l’eau de pluie, on se débrouille ».

Dans sa combinaison verte, Georges Noyelles, 56 ans, sourire vissé sous ses lunettes,
nous accueille dans sa ferme en briques rouges. Il l’a reprise des parents, en 1995.
« Ici, tout le monde m’appelle Jojo. Vous avez des bottes ? »
On se regarde comme des cons de citadins.
« Vous allez en avoir besoin... »
Si on a les pieds dans la glaise, sous un crachin glacé en ce début de timide printemps, c’est en suivant Mike, un ancien de Fakir qui a grandi dans ce bled, Cappy, à 40 bornes d’Amiens. Des lustres qu’il nous tanne avec Jojo, son ami d’enfance qu’il faut aider, qu’est dans la merde, celui « qui m’emmenait en boîte quand j’étais jeune ». Maintenant, Mike y envoie son gosse, à la ferme à Jojo, de temps en temps, histoire que le gamin voie des poules autrement qu’en chocolat.

Pour l’heure, Jojo a surtout le robinet vigilant, donc. Mais pas vraiment à cause de la sécheresse hivernale. « Je crois que dans la Somme, la dernière restriction d’eau, c’était en 1976. » Non, Jojo mène une guerre de l’eau plus terre à terre, contre la Saur – l’un des principaux distributeurs privés d’eau en France, impliqué dans divers scandales. Un beau jour, la Saur, donc, observe une consommation suspecte dans la petite commune de Cappy. Leurs experts se grattent le menton, enquêtent et concluent : le problème vient de la petite ferme, au bout du village. Le Jojo, il a dû se construire une piscine olympique, au moins. Ou alors, il s’était lancé dans l’aquaculture intensive... En fait, non : l’éleveur n’a rien changé à ses habitudes. Mais un simple trou dans la canalisation qui passe sous sa cour, et c’est les grandes eaux perdues dans le sous-sol… Dans sa cuisine, Jojo feuillette ces factures, siglés du logo de la Saur. Qui lui réclame 34 583,93 euros pour la période entre septembre 2018 et avril 2019. Rien que ça. « C’est pas de ma faute, ils le savent très bien, c’est même eux qui m’ont annoncé que c’était une fuite... » Sans doute à cause de travaux réalisés sur le réseau, quelques années plus tôt. Alors, Jojo a envoyé des courriers, lancé des requêtes, des recours en bonne et due forme, et tout et tout. Il a cité, patiemment, studieusement, les articles de la Cour de cassation qu’il avait dénichés, il a rappelé la loi Warsmann, censée limiter les frais en cas de consommation anormale. Ses voisins en avaient bien obtenu un, eux, de dégrèvement, vu que la canalisation percée alimentait leur maison ! Sauf que la Saur ne veut rien savoir. Sous prétexte que chez Jojo, c’est le même compteur qui gère son exploitation et son domicile. « Ils n’ont même pas envoyé d’expert pour vérifier exactement où était la fuite, j’ai dû tout faire moi-même. » Faut croire que la multinationale craint de se retrouver à sec, la pauvre : en 2021, seuls 54 petits millions d’euros ont ruisselé dans ses bénéfices. Une goutte d’eau. Il faut attendre le passage du fermier hydrophile dans un reportage sur France 3 pour que la Saur lâche un peu de lest : elle baisse la facture à 24.000 euros (allez savoir pourquoi cette somme...), et l’étale sur deux ans.

Alors, isolé, Jojo paye. Se serre la ceinture. Patiemment. Aujourd’hui, il reste toujours 14 000 euros à verser. « Y’a des agriculteurs qui gaspillent l’eau toute la journée en arrosant même quand il pleut. Moi, je paye 1000 euros par mois une eau que j’ai pas utilisée, vu que tout est parti dans la terre ». Jojo se noie, au sens figuré cette fois, travaille à temps perdu. Il a payé, longtemps, mais n’y arrive plus. Dans l’étable, le producteur de lait déroule une botte de foin le long des mangeoires. Ses 45 vaches laitières produisent 25.000 litres par mois. Des Normandes, des Vosgiennes, des brunes des Alpes,des Prim’Holstein et d’autres... Sur la table cirée de sa cuisine, le fermier nous avait montré les cartes d’identités de ses bestiaux : « Toutes ont un prénom ! » Une d’elles passe la tête à travers la barrière. « C’est Prunelle. Ma fille, elle les connaît toutes. » Sa fille qui l’aide, un peu, à la traite. « Mais j’peux pas la payer, je me paye pas moi-même ». Même à s’échiner douze heures par jour, Jojo est sur la paille, sans salaire régulier. Avant, il bossait là avec sa femme, en amoureux. Mais en 2015, Florence a repris son boulot d’avant leur mariage. Elle court le département pour assister les personnes âgées et gagner les sous qui feront vivre la famille.
« Faudrait quoi pour que ça s’améliore, pour toi ?
— Que la grande distribution réduise ses marges pour rémunérer un peu plus les producteurs. Les charges augmentent, l’électricité, le gazole...
— Mais si j’achète au supermarché le litre de lait à 1 euro, par exemple, toi tu touches combien dessus ?
— Ça suit le cours de la bourse mondiale : ils nous l’achètent 40 centimes.
— Et tu marges à combien dessus ?
— Pratiquement zéro. »

Les éleveurs sont les vaches à lait, et les industriels font leur beurre dessus. La Fédération nationale des producteurs de lait a fait les calculs : aucun des distributeurs ne paie le prix conforme. Le mauvais élève, c’est Sodiaal (les marques Yoplait, Candia...). Sur une tonne de lait, l’industriel paye 47 euros de moins que ce qu’il devrait. Sodiaal, tiens, justement, c’est le client de Jojo. Selon leur site, « une entreprise qui appartient à ses producteurs, ça change tout ! » Justement : ils ont poussé Jojo à tout changer. « Ils nous ont forcé à investir sinon ils collectaient plus le lait, c’est les normes européennes. On n’a pas eu le choix : j’ai un collègue qui a arrêté le lait parce qu’ils le ramassaient plus. Il s’est mis à faire de la viande. » Va donc pour construire un deuxième bâtiment, une fosse pour traiter les eaux usées, une nouvelle machine à traire. « Sauf que derrière, le prix du lait n’a pas assez monté, et on s’est retrouvé dans une situation difficile », il euphémise.

Sa « situation difficile », les créanciers, eux, l’appellent « redressement judiciaire » depuis 2018. Avec 200.000 euros de dettes, voilà quatre ans que l’exploitant leur lâche 1000 euros chaque mois. Et y a la banque aussi : 8500 balles de prêt à rembourser chaque année.
« Et c’est pas bien qu’il y ait des normes, quand même ?, on demande, naïvement.
— J’suis pas contre, mais je veux pas passer mon temps à faire de l’administratif.
— T’as pas eu le soutien de la PAC ou de l’État ? Les agriculteurs sont blindés de subventions, non ? »

Là, on est un peu dans la provoc, faut admettre.
« Les gros agriculteurs ont tout raflé. Moi, quand j’ai demandé, y avait plus de subvention.
— Et ton syndicat ?
— La Fdsea, j’y suis plus. J’y étais depuis 1995 et ils n’ont rien fait quand j’étais dans le pétrin. Y’a que de gros exploitants là-dedans, ils s’en foutent des petits. Les seuls qui m’ont aidé c’est l’association Solidarité Paysans, mais plus moralement que financièrement. »

En bon soldat de l’agro-industrie, Jojo a fait tout ce qu’on attendait de lui, sans jamais
se reposer, sans jamais se plaindre. Le voilà sans revenu, essoré, endetté jusqu’à l’os.

Encore des vaches ?
On s’étonne en passant devant un enclos.« C’est des plus jeunes ça. Ma fille les prépare pour les concours, mais que du départemental, pas Paris.
— T’es pas allé au salon de l’agriculture le mois dernier ?
— J’y suis allé qu’une fois mais j’aime pas. Trop grand, trop gros. »

Dommage, on se dit, Jojo aurait pu rencontrer Emmanuel Macron. Le Président avait rendu à Rungis un vibrant hommage à tous les Jojos du pays pour vanter sa réforme des retraites. « Quand vous parlez à un éleveur qui ne sait pas ce que c’est un jour férié ou un dimanche pour se reposer, il trouve ça juste. » Ben en voilà un, justement : les vacances, Jojo a déjà entendu parler du concept mais l’a pas vraiment pratiqué. « J’en ai jamais pris. Une fois quand j’étais ado, je suis allé chez mon oncle et tante. Depuis que je bosse, j’ai dû prendre deux, trois week-ends... » Bizarrement, contrairement à ce que pense Manu Macron, pourtant fin connaisseur du monde paysan, ce que Georges trouve « juste », c’est plutôt d’aller manifester contre la réforme. « J’ai pas le temps mais ils ont raison. Moi, la retraite, j’en ai pour encore dix ans...
— Et d’ici là, si t’arrives plus à payer Jojo, il se passe quoi ?
— Bah ce sera la liquidation. Ma ferme sera vendue aux enchères et ce sont encore les gros qui vont en profiter... »

Y’en a qui ne seraient peut-être pas contre, le voir mettre la clef sous la porte.
C’est que depuis quelque temps, il s’en passe des choses étranges, dans sa petite ferme tranquille. « À la campagne, normalement, on laisse ses clefs sur le tracteur. Là je peux plus, sinon on me les pique. » Dans le réservoir d’huile ou d’essence, il trouve un jour la ferraille, un autre des patates, quand ce ne sont pas des cailloux. Sa machine à traire ? Deux fois sabotée. Georges répare encore, à ses frais. Un matin de l’été dernier, il est attiré par des bruits dans l’écurie. Son cheval est en sang, éventré, le poitrail ouvert. « On pouvait y entrer la main, hallucine l’éleveur. On a réussi à le sauver, mais ça a été chaud. » On se croirait dans Le Parrain, tête de cheval dans le lit en guise d’avertissement... Les Corleone auraient quitté le New Jersey pour la Picardie ? L’année d’avant, quelques vaches s’étaient effondrées, d’un coup. Empoisonnées ? Jojo a mené sa propre enquête, installé une caméra. « On me l’a cassée. »

Un matin de 2016, un agriculteur avait frappé à sa porte : « On va t’aider à t’en sortir Jojo, mais faut que tu nous vendes tes terres... »
« Et t’as fait quoi ?
— Je leur ai dit :
"Y a pas que vous qui avez le droit de vivre. J’ai des enfants, j’ai le droit aussi." Mes terres, c’est pas vraiment pour ce qu’elles valent, mais leur rachat, ça permettrait aux grands exploitants qui n’en ont jamais assez d’étendre leur exploitation. » C’est après ça qu’ont commencé les actes de vandalisme. Ça ressemble à une guerre d’usure, une guerre de nerfs. Jojo a « des soupçons » mais « pas de preuves ». Il est quand même allé voir la gendarmerie « mais ils n’ont rien fait ».
Alors, il n’a « plus rien à perdre » : Jojo ne se tait plus. Les médias ont défilé, dans la petite ferme. Il a même eu les honneurs du JT de TF1, celui de Jean-Pierre Pernaut himself. Une cagnotte a été lancée pour aider « l’agriculteur dans la galère »...

« T’es une star maintenant, on le chambre, un peu, en enlevant nos bottes.
— C’est ma femme qui m’a poussé. Seul, j’aurais jamais pu faire tout ça, j’étais plutôt renfermé. J’aimais pas parler de moi, j’avais honte... J’avais l’impression que c’était moi le responsable. » Pas le genre à pleurnicher, Jojo. Comme celui que Brel chantait, et « Je te sais qui pleure pour noyer de pudeur / Mes pauvres lieux communs... ». Si au moins ça peut dépoussiérer les « pauvres lieux communs » sur certains agriculteurs... Sur ceux pris à la gorge par les crédits, sur ceux criblés par les dettes, sur ceux rongés par la culpabilité, sur ceux qui chargent le fusil un soir d’orage. « Moi aussi tu sais, j’ai fait deux "tentatives"... » Il dit ça sans aller au bout. Pas le genre à pleurnicher, on vous dit.

Gargamel, le chien dalmatien, se faufile entre nos pattes.
« Je fais de la dépression depuis le redressement, même un peu avant. Ça fait dix ans que je suis suivi. Je dormais plus, plus envie de me lever le matin, j’voulais plus travailler. Si y avait pas eu mon épouse ou mes enfants pour me soutenir, je serais peut-être plus là aujourd’hui. » Il paraît loin, loin, le souvenir du blé qui ondoie dans le jaune de ses doigts, où Georges s’épanouissait aux champs, sur son tracteur.
« Je bosse depuis que j’ai 12, 13 ans, c’est un métier que j’aimais beaucoup, je l’aime toujours mais vu le contexte... Quand j’ai repris en 1995, on vivait de notre métier, on s’en sortait.
— Pourquoi tu cèdes pas Jojo ? Pourquoi tu vends pas ?
— Jamais ! Je laisserai pas les gros me bouffer.
Cette ferme était à mes grands-parents, je suis la troisième génération. Si je vends un jour, ce sera à mes enfants... »

Il reprend du poil de la bête. Brel nous avait prévenus : « Chaque soir nous refaisons nos guerres. » Et les pieds sur terre, Jojo, « tu espères encore »...

Un article de Ludovic Simbille paru dans le numéro 109

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