Le Capital raconté par... mon jean

par François Thimel, Laura Raim 14/03/2024

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Quels liens entre notre caddie et leurs profits ?
Quelle part de notre porte-monnaie va dans la poche de l’actionnaire ou de l’intérimaire ?
Les petits objets du marché de proximité racontent les grands marchés mondialisés.
Fakir remonte la filière de la production et de l’exploitation.

Qui a cousu mon jean ?

Modèle « straight high ankle », version taille haute, 29,99 € dans un H&M parisien : « made in Bangladesh », nous dit l’étiquette. Le Bangladesh, deuxième exportateur mondial de textile derrière la Chine. Mon jean a donc été fabriqué par des femmes : elles représentent près de 90% des salariés du textile dans le pays. Mais sans doute aussi par des enfants : d’après l’Organisation internationale du travail 1,2 millions d’enfants y travaillent encore, "dans les pires conditions". Et d’après une étude de 2016 du Overseas Development Institute, 15 % des enfants de 6 à 14 ans et vivant dans les bidonvilles de Dhaka travaillent 64 heures par semaine… Comme la plupart des grandes marques de sapes, H&M ne possède pas ses propres usines mais se fournit auprès de sous-traitants : 850 000 petites mains dans plus d’un millier d’ateliers de confection, de filage, de tissage et de teinture éparpillés sur une quarantaine de pays pauvres. Après l’effondrement, en 2013 à Dhaka, de l’immeuble du Rana Plaza, causant la mort de plus de mille ouvrières, les sous-traitants se sont engagés à améliorer la sécurité des bâtiments industriels. Sur le papier du moins : en pratique, 70 % des sites ne disposent toujours pas de sortie de secours en cas d’incendie… Les ouvriers textiles, par ailleurs, ne se contentent pas de coudre des ourlets et des boutons. Pour que mon jean neuf ait cet air usé tant recherché, ils doivent également griffer, poncer ou blanchir le tissu, l’aspergeant de permanganate de potassium. Si le sablage est théoriquement interdit au Bangladesh, la technique (pulvériser le jean à haute pression) est toujours utilisée dans de nombreux ateliers, exposant les ouvriers à la silicose, une affection pulmonaire incurable qui a emporté des dizaines de milliers de mineurs au siècle dernier. Mais qu’importe, car côté salaire, le couturier Bangladais est très attractif : 83 euros par mois, soit moins que celui du Kenya (185 euros) et celui de Chine (291 euros, les gourmands). Mais il y a mieux, pour nos géants du jean : la palme de la main d’œuvre la plus compétitive du monde revient désormais à l’Éthiopie, où H&M a commencé à investir en 2013, et où les ouvriers sont payés 23 euros par mois. Qui dit mieux ?

Que trouve-t-on dans ses poches ?

Les différents matériaux d’un jean vendu en France parcourent environ 65 000 kilomètres (une fois et demie le tour de la terre !) entre les différentes étapes de sa production. Production qui elle-même est une aberration écologique. Les fils textiles sont trempés dans une teinture d’indigo synthétique faite de produits chimiques comme le formol et le cyanure d’hydrogène dont certaines usines n’hésitent pas à déverser le surplus dans les rivières. Puis vient le tissage, au Bangladesh ou ailleurs (en Inde, en Chine…) avant la phase de couture. Puis le jean subit enfin une cinquantaine de traitements pour user et patiner le tissu. Alors forcément, niveau consommation d’eau, on tape là aussi très fort, avec près de 11.000 litres absorbés pour un seul futal. C’est que le 100 % coton, produit en particulier en Chine, en Inde, aux États-Unis, au Pakistan, au Brésil ou en Turquie, a un coût écologique vertigineux : c’est même la culture la plus polluante de la planète. Alors qu’elle n’occupe que 2,5 % des surfaces cultivées mondiales, elle engloutit 25 % des insecticides et 10 % des herbicides, selon l’OMS. Sa culture nécessite également d’immenses quantités de flotte, au point d’avoir asséché 90 % de la mer d’Aral, en Asie centrale, où s’approvisionnent certains des principaux pays producteurs. Parmi eux, mention spéciale à l’Ouzbékistan. Jusqu’à la mort de son dirigeant historique Islam Karimov en 2016, le gouvernement ouzbek a contraint, pendant des décennies, des centaines de milliers de fonctionnaires, d’étudiants et d’écoliers à se rendre aux champs chaque automne pour cueillir la fibre végétale, dans un système de travail forcé. Et quand on pense que certaines enseignes renouvellent leurs collections jusqu’à deux fois par semaine…

Qui j’engraisse en l’enfilant ?

Après avoir symbolisé la ruée vers l’or américaine, après avoir moulé les fesses des icônes américaines de la rébellion, de James Dean à Marlon Brando, le jean remplit désormais les poches de la plus grande fortune suédoise. L’histoire de H&M (numéro deux mondial de l’habillement après Zara), l’inventeur de la « fast fashion » et de ses collections renouvelées en permanence, commence dans la ville de Västerås. En 1947, le jeune Erling Persson ouvre sa première enseigne de prêt-à-porter féminin, « Hennes » (pour « elles »), sur le modèle des grands magasins américains. H&M (Hennes&Mauritz) naît en 1952, suite au rachat par Mauritz, entreprise spécialisée dans les vêtements de chasse et de pêche. L’expansion s’accélère en Europe, puis en Amérique et en Asie dans les années 2000, jusqu’à devenir le mastodonte actuel qui regroupe plusieurs marques (& Other Stories, Monki, Cos…), et plus de 100.000 salariés et 4000 magasins à travers le monde. Bien que coté à la Bourse de Stockholm depuis 1974, la fortune de H&M reste largement dans le périmètre familial, qui possède 70 % des voix. Le fils du fondateur, Stefan Persson, déjà riche de 22 milliards de dollars, a perçu 658 millions d’euros de dividendes en 2017. Son fils lui-même, Karl-Johan, longtemps PDG, est aussi milliardaire. Eux sont finalement fort bien payés pour vendre ce qui fut, un temps, le bleu de travail des ouvriers.

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