Sur la piste des étrangleurs (et de leurs complices)

par Cyril Pocréaux 20/12/2023

On a besoin de vous

Le journal fakir est un journal papier, en vente dans tous les bons kiosques près de chez vous. Il ne peut réaliser des reportages que parce qu’il est acheté ou parce qu’on y est abonné !

Ils étranglent les clients – les Français.
Ils étranglent leurs propres salariés, leurs gérants.
Ils étranglent leurs fournisseurs.
Ils étranglent, même, les comptes publics.
Tout ça avec la bénédiction de nos dirigeants…
Bienvenue dans le monde merveilleux de l’inflation, des négo bidons, des malversations.
Bienvenue dans le monde de la grande distribution.

[Extrait du dossier]

Depuis un sacré moment déjà, plusieurs années en fait, je me disais qu’il fallait que je rappelle Thierry Gautier. On l’avait rencontré, avec Ruffin, c’était en 2019. Un jeune gars, la trentaine, le regard franc, le propos clair, déterminé malgré l’adversité. Il était spécialement venu à Paris pour nous voir. Gérant de magasin Casino, il nous avait étalé, au bistrot, une cohorte de scandales dans les pratiques du groupe de grande distribution. On en était ressortis abasourdis, se promettant de raconter tout ça. Et puis, les sujets à traiter s’étaient empilés, comme souvent, le quotidien avait pris trop de place, comme toujours, et je retrouvais régulièrement mes post‑it : « raconter l’histoire de Thierry Gautier. »

Jusqu’à ce que je tombe sur un article, en ce mois d’octobre, dans La Lettre : pour présenter des résultats annuels positifs à ses créanciers, et masquer son endettement, Casino, le groupe de Jean‑Charles Naouri, se serait selon le média livré pendant des années à une petite manœuvre : il aurait émis des dizaines, des centaines de milliers d’euros de factures envers ses magasins franchisés, à chaque fois fin décembre, juste avant la clôture des comptes. Avant de rendre la somme quelques semaines plus tard, une fois les bilans comptables établis. Casino qui avait déjà été sanctionné par l’AMF, l’autorité des marchés financiers, pour « avoir diffusé des informations fausses ou trompeuses susceptibles de fixer le cours » de la maison mère « à un niveau anormal ou artificiel ». Puisqu’on avait décidé de vous causer de la grande distribution, c’était l’occasion. Alors, déjà, j’ai repris mes notes de 2019…

« On y laisse des plumes… »
6 février 2019, Paris.

« Je me suis souvent demandé si j’arriverais à tenir. Parce que, pour parler de cette affaire, faut commencer par mettre sa tête sur le billot… J’ai fait un burn‑out, un malaise en conduisant sur l’autoroute, j’ai dû aller à l’hôpital. Aujourd’hui j’ai 35 ans, trois enfants, je ne les vois quasiment jamais, et ma situation elle est… chaotique, on va dire. Au départ, ma femme, elle ne comprenait pas ma démarche, heureusement maintenant elle comprend. Ma maison, je l’ai achetée, revendue, je ne prends jamais de vacances. C’est jamais sans conséquences, ces affaires‑là. On y laisse des plumes… »

Devant son café, Thierry a fini par fendre l’armure, mais il a fallu du temps, une heure, deux, peut‑être, d’entretien. Il avait trop à dire, à détailler, par le menu, les manœuvres surprenantes – et c’est peu dire – de son employeur. On vous brosse déjà sa vie, ici, rapidement… Thierry entre chez Casino en 2007, à Douai, dans le Nord. Cet ancien de Carrefour y ouvre son premier magasin, avec son épouse. Avec un statut étrange, celui de « gérant non salarié ». Le couple est rémunéré par commission, « 6,2 % » des bénéfices du magasin. Un peu plus bizarre encore : on leur demande de payer les employés de l’établissement sur leurs fonds propres, tandis que Casino les rembourse, eux, comme s’il s’agissait de notes de frais. Les Gautier sont mutés à Caen, pour ouvrir un nouveau magasin, puis reviennent dans le Nord, à Roubaix cette fois. Mais puisqu’il refuse de travailler 7 jours sur 7, d’ouvrir le dimanche après‑midi, Casino renâcle de plus en plus à rembourser les salaires de ses employés. Jusqu’à ne plus rien rembourser du tout. Heureusement, l’affaire roule, et les commissions sur bénéfices permettent de vivre, et plutôt bien, tout en finançant les employés. Mais quand Casino commence à rogner sur les primes, les choses se compliquent. Les Gautier ne touchent même bientôt plus rien du tout, excepté la commission. Problème : ils sont toujours censés régler, depuis leur compte personnel, les payes des employés de leur magasin. Thierry commence à poser des questions à sa direction, qui restent sans réponse.

On est en 2014, et des inspecteurs de l’Urssaf vont faire s’ébranler le château de cartes… Thierry : « Les inspecteurs souhaitaient faire un contrôle "sur pièces" : voir si je ne payais pas des gars au black. Ils voulaient le grand livre de comptes de mon magasin. Je leur ai répondu, par mail, que je pouvais au mieux leur servir un café et un sucre, mais que je n’avais aucun document, à part les feuilles de paie des salariés, qu’un cabinet comptable payé par Casino m’envoyait chaque mois. Alors ils m’ont demandé ma fiche de compte professionnel, je n’avais toujours rien à leur donner. "Je les paye avec mon compte perso", je leur ai expliqué. Ils ont exigé que je leur envoie tous mes relevés de compte perso depuis des années, ça m’a coûté 1700 euros auprès de la banque pour les récupérer ! Du coup, j’ai contacté le responsable des ressources humaines de Casino, pour comprendre pourquoi les inspecteurs avaient l’air contrariés. "Oh non, il a fallu que ça tombe sur vous…", il m’a dit. J’ai quand même trouvé ça bizarre… »

« À dix milliards, j’ai arrêté de compter. »

Thierry a une formation de juriste. Et il est sacrément pointilleux. Et tenace.
Alors, il commence à regarder tout ça de plus près, « à tout éplucher ». À tirer, soigneusement, méthodiquement, le fil de la pelote. Comprend que payer des salariés avec un compte personnel est théoriquement impossible, et même « illégal ». Et, surtout, que « la masse salariale ne peut pas être déclarée comme des frais, parce que c’est ce qu’ils faisaient, en fait, en me remboursant les salaires ». Dans la foulée, il contacte le service des impôts des particuliers. « Ils m’ont dit que ça n’allait pas du tout. Qu’ils en feraient part à leur hiérarchie. » Peu après, il reçoit une autre visite, au magasin de Roubaix : un commissaire de police, cette fois. « Il me dit  : "Je voudrais parler au gérant."
– C’est moi.
– Ah non, regardez, le gérant j’ai sa photo, c’est monsieur Yann M., c’est pas vous… "C’était pas moi, en effet, sur la photo, rien à voir. Et là, j’ai compris que Casino ouvrait des supérettes avec des prête‑noms. Des cadres de l’entreprise. Tout ça pour pouvoir muter les gérants à tout moment, à volonté. » Thierry continue à tirer le fil, et finit par comprendre le système des « gérants – employeurs ». Par comprendre l’énorme, l’immense arnaque qu’il représente :

« Voilà comment ça marche : Casino rend le gérant de la supérette employeur. Un exemple : ils vont me verser 10.000 euros de rémunération, pour ma femme et moi. Sauf que sur cette somme, il y a 6000 euros avec lesquels on doit payer les salaires de nos employés, y compris les cotisations. Ça apparaissait sous une ligne qui disait "personnel de vente".
— Mais on ne peut pas être salarié et employeur, tu l’as dit…
— Bien sûr que non. C’est totalement illégal ! Une personne physique ne peut pas être employeur, ou alors uniquement pour un jardinier, une nourrice… Mais pas pour embaucher des caissiers ou des caissières ! Mais c’est comme ça pour tous les gérants de France. En fait, ils utilisent des comptes personnels pour un usage professionnel. Avec ce système, c’est simple, les salariés ne peuvent prétendre à aucun droit. Si le gérant ne veut plus les payer, ça s’arrête du jour au lendemain. Moi, mes employés, si je les licencie, ils sont dans la merde, sans droits au chômage. Du coup, je ne peux pas arrêter la machine. Les vraies conséquences, elles vont apparaître quand tous ces gens partiront à la retraite…
— Attends, attends… Techniquement, administrativement, comment c’est possible, puisque c’est illégal ?
— Parce que la Banque postale a signé un accord avec Casino pour faire passer ça. Et Fiducial
[une holding française de comptabilité et gestion] enregistre nos noms. Ils nous envoient juste un document pour dire qu’on a payé des gens. Mais ce n’est pas légal. D’ailleurs, on n’était pas enregistrés au tribunal de commerce, et ils nous avaient créé de faux numéros Siret, qui n’étaient même pas valides : ils avaient été créés juste pour Casino.

— Je ne suis pas spécialiste en droit fiscal des entreprises, mais y a autre chose qui me semble étrange, là‑dedans : tout passe par vos comptes personnels ?
— C’est l’autre particularité du système qu’ils ont mis en place : on est responsable des bilans et de l’équilibre du magasin sur nos fonds propres.

— Pardon ?
— Sur notre argent personnel. S’ils me livrent pour 50.000 € de marchandise, et que moi je ne vends que 20.000, je leur dois 30.000. Sur mes fonds propres. Les commerciaux arrivent dans le magasin, et préviennent qu’on a quinze jours max pour combler la dette : "Vous nous devez 30.000." Et bien sûr, il n’y a jamais de facture ou de document en face. Ils positionnent le déficit comme le bénéfice chez eux, sur un compte général de dépôt. Et nous mettent même des agios quand on est dans le rouge ! Mais, bien sûr, pas d’intérêts dessus quand c’est positif ! En fait, ils font un usage illégal de la profession de banquier. Leur compte de dépôt, c’est rien d’autre qu’une caisse noire, en fait.
— Carrément…
— Bien sûr. Et quand il y a des bénéfices, on peut prendre directement dans la caisse, en cash.
— Et vous le faites souvent ?
— Quand j’ai compris comment ça fonctionnait, oui, j’ai décidé de me rémunérer sur la caisse noire. Parce qu’en fait, en payant les salaires et cotisations des employés, il ne me reste plus rien. Niveau salaire, je suis à zéro. Je vis sur les commissions, ou alors sur ce que je prends dans la caisse noire. Le "Code 39", on appelle ça, à Casino : tu signales juste ce que tu prends sous cette appellation, "code 39". C’est prélevé sur le compte général de dépôt, tous les gérants peuvent prendre. On fait ça une fois par an, au minimum. Bien sûr, tout ce qu’un gérant prend en "code 39", ce n’est pas du salaire. Avec ce système, finalement, si un magasin fait un bénéfice de 20.000 mais que 15.000 passent en rémunération du gérant, Casino ne paie des impôts que sur 5000 €… C’est comme s’ils faisaient passer la masse salariale en frais réels, en fait.

— Tu es en train de m’expliquer que Casino ne paie pas les cotisations sociales ni patronales de milliers d’employés dans ces magasins, ni même une partie de ses impôts sur les bénéfices…
— C’est exactement ça. En revanche, ils tiennent un double discours auprès des différentes administrations : ils se débrouillent pour faire passer mes salariés pour les leurs auprès de l’Urssaf et toucher le CICE, le Crédit impôt compétitivité emploi.
[On vous en avait parlé, dans Fakir, de ce scandale du Crédit impôt compétitivité emploi, plus de 20 milliards offerts chaque année aux grandes entreprises pour aucun emploi créé, ou quasi, au final.] Donc, le manque à gagner est colossal pour l’État. Moi, ma supérette avait 10.000 euros de masse salariale mensuelle. Et vous avez entre 6 et 10.000 gérants associés, autant de comptes personnels utilisés pour payer les salariés. Alors, oui, c’est colossal.
— De combien, tu as une idée ?
— À une époque, je faisais les calculs. J’additionnais. Mais moi, je ne suis pas un chevalier blanc, je suis toujours en activité : tout ce que je fais là, je le fais la nuit. J’ai arrêté de compter à dix milliards…

200.000 euros de déficit… en cinq minutes chrono !

Comment le système peut‑il tenir, à si grande échelle, si longtemps ? Les gérants l’accepter, quand ils découvrent l’arrière‑cuisine ? Se taire – un temps du moins, on le verra plus loin ? C’est que le principe de rendre le gérant responsable sur ses fonds propres, « ça leur permet de faire de nous ce qu’ils veulent », raconte Thierry. Comment ? Par le miracle de l’informatique. Simple comme bonjour. « Dans nos magasins, pour les prix, on n’a pas d’étiquettes papier, mais un étiquetage électronique. Mais en tant que gérant, on n’a aucun moyen d’accès aux prix qui sont indiqués. C’est la direction qui décide de manière centralisée, à tout moment, à quel prix on va vendre tel ou tel produit, qui change nos prix, à distance. Ils gèrent ça par le réseau interne, plusieurs fois par semaine s’ils le veulent. Ils peuvent même faire ça au milieu de la nuit. » Pourquoi pas, à la limite. Sauf que…

« Ça leur donne tout pouvoir sur nos bilans. Par exemple, ils te vendent, à toi gérant, un produit à deux euros que tu devras ensuite écouler. Si j’ai des bouteilles de Coca à 2 € la bouteille, que j’ai 100 bouteilles, j’ai 200 € de stock, on est d’accord ? Mais dans la nuit, ils peuvent baisser le prix à 50 centimes. Soit 50 € de recettes possibles, alors que j’avais acheté pour 200 euros de stock ! Je me retrouve du coup avec 150 euros de déficit… » Un déficit que les gérants doivent ensuite rembourser – on le rappelle – sur leur argent personnel. Autant dire qu’en quelques clics, le groupe aurait pouvoir de vie ou de mort, financière en tout cas, sur leurs gérants.

« Ils font ça à la tête du client. Si tu parles trop, ou si un gérant pleure, on lui crée un déficit. Ils peuvent vous mettre 200, 300.000 euros de déficit, comme ça. Voilà comment ils achètent les gens. Ils leur mettent la pression. Un couple de gérants qui a gagné 200.000 euros sur dix ans, ils peuvent le récupérer en cinq minutes en leur créant un déficit artificiel. » De quoi donner l’envie de rester bien sage, et de ne pas trop l’ouvrir.

Un dossier de Cyril Pocréaux
Avec Guillaume Bernard et Camille Vandendriessche

La suite dans le Fakir numéro 110 à retrouver en kiosque et dans notre boutique :
https://fakirpresse.info/boutique/20-le-journal

Écrire un commentaire

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.