Et la jeunesse, bordel !

par François Ruffin 15/02/2024

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"Faute d’argent, un étudiant sur dix bénéficiant d’une aide alimentaire a dû dormir dehors ces 12 derniers mois", nous apprend BFM TV. C’est pas faute d’avoir tiré la sonnette d’alarme... Dans le Fakir n°96, il y a trois ans, on vous racontait déjà l’écrasement financier, démocratique, écologique, ou démographique que subissent les jeunes. Retrouvez notre dossier "Et la jeunesse, bordel !" en accès libre, ici.

« On les voit de plus de plus... »

C’est Patrice Blanc, le président des Restos du Cœur, qui témoigne à la radio : « Une image qui m’a bouleversé, c’est de les voir, ces jeunes, arriver chez nous avec leur tenue d’Uber Eats. C’est‑à‑dire qu’eux‑mêmes apportent à manger, mais ils n’ont pas de quoi manger pour eux ! Ça m’a scié. On a eu, à Paris, à la Cité internationale, un appel au secours pour dire ‘‘Venez nous aider, mettre en place un centre pour les étudiants de la cité internationale !’’ »

Mesure‑t‑on l’injustice : en quoi consistent le confinement et le reconfinement ? Disons‑le sans pincettes : à enfermer les jeunes pour protéger les plus âgés. À fermer leurs facs, leurs bars, leurs boîtes, à les priver de sortie, en cet âge où les hormones bouillonnent, pour qu’ils ne contaminent pas leurs aînés.
Soit.

On pourrait les remercier, pour ça, pour leur acceptation, pour leur civisme du printemps et de l’automne. On devrait les récompenser. Mais à la place, que se passe‑t‑il ? lls sont punis. Socialement, économiquement punis. Non seulement on les confine, mais ce sont eux qui prennent la crise en première ligne : avec le Coronavirus, 39 % des jeunes ont perdu des revenus, pourtant déjà maigres auparavant. Un taux qui grimpe à 72 % parmi les jeunes actifs. 42 % craignent pour leur loyer. 53 % ont renoncé à une alimentation saine et équilibrée. 32 % des jeunes femmes peinent à acheter des protections hygiéniques, etc. C’est la double peine : confinés et appauvris. Tout indique que, parmi le million de pauvres en plus de l’année 2020, ils devraient former un gros bataillon. Dans une France qui, en même temps, en même temps, fait cent milliards d’euros d’épargne Covid…

Une épreuve, c’est une occasion de s’élever, de se grandir. Après la Seconde Guerre mondiale, sans doute la plus terrible de nos épreuves, à la sortie de la nuit nazie, dans une France exsangue, qu’ont décidé nos anciens ? De mettre en place « un vaste plan de sécurité sociale », avec notamment les retraites. Et ce fut un miracle : depuis des millénaires, vieillesse signifiait pauvreté dans les milieux populaires. On vieillissait, quand on avait la chance de vieillir, au crochet de ses enfants, et subsistant de la charité. Et voilà qu’en trente ans, cette malédiction séculaire était brisée : dès les années 1970, le taux de pauvreté chez les personnes âgées passait sous la moyenne nationale. Et pourquoi, comment ? Parce qu’on était passé d’une solidarité familiale à une solidarité nationale, à une solidarité sociale. C’est le même mouvement qu’il nous faudrait produire, aujourd’hui, pour la jeunesse. Car les statistiques se sont inversées : chez les moins de trente ans, désormais, le taux de pauvreté est trois fois plus élevé que chez les plus de 65 ans. Et ce, malgré le soutien des parents, des grands‑parents : 70 % des jeunes sont aidés financièrement, un peu ou beaucoup, selon les fortunes, les uns qui paient le loyer des enfants pour leurs études (ce fut mon cas), les autres qui sont dépannés d’un sac de courses. Cette solidarité familiale, inégale, ne suffit pas : là encore, il nous faudrait aller vers une solidarité sociale, une solidarité nationale, rouvrir une espérance pour la jeunesse, et en tirer pour tout le pays une fierté, une respiration vers le futur, plutôt qu’une résignation.

Quoi donc ?
Le minimum serait un filet de sécurité : le RSA, Revenu social d’activité, étendu aux moins de 25 ans. Et je veux bien qu’on prenne au sérieux le « A » de Activité, que cette « allocation jeunesse » soit conditionnée à un engagement dans la société, dans les études, dans une formation, dans une association, que ce pécule ne participe pas d’une désaffiliation. Même si c’est la pauvreté qui, aujourd’hui, entraîne souvent un isolement. Mais 559,74 €, qui ça fait rêver ? Ça ne remplit qu’à peine le frigo, pas du tout les cœurs. « Gagner sa vie », soit, encore faut‑il lui donner un sens aussi. Et lui donner un sens par temps d’effondrement du vivant : l’avenir est à réinventer. Et donc les emplois d’avenir, que le marché, le marché seul, ne remplira pas : des conciergeries dans les quartiers, à la campagne des replantages de haies, des ateliers de réparation, d’électronique, d’électroménager, dans chaque canton…

On en est loin
Le Président, le gouvernement, ne mettent en œuvre aucun plan de secours, aucune mesure d’urgence. Rien, à part six milliards de « baisses des charges » (une manie…), « baisse de charges pour l’embauche d’un apprenti », « baisse de charges pour le recrutement des moins de 25 ans », 150 €, non pas par mois, mais 150 € une fois, pour Noël, et le restau U à 1 €. Comment comprendre cette inaction, cette indifférence ? Comment se fait‑il que cette injustice, cette « double peine Covid » ne suscite, chez les jeunes, dans la société, aucune révolte ? « S’il ne fait aucun doute que des révoltes ont existé, écrivait Max Weber, ce qui appelle manifestement une explication, c’est surtout le fait qu’elles n’aient pas été plus nombreuses. »

Des écrasements se cumulent, se conjuguent, je crois, et au risque de plomber, je vais les lister ici.

L’écrasement démographique

C’est un fait absolument majeur, une inversion historique : la France compte, aujourd’hui, moins de 15‑30 ans (17 %) que de 65 ans (20 %). Certes moins que nos voisins, espagnols, italiens ou allemands, mais notre pays est vieillissant. Or les sociétés qui se révoltent sont des sociétés jeunes : en 1968, la France comptait 23 % de 15‑30 ans. Et 26 % en 1789, notre nation étant alors la plus jeune d’Europe. La Tunisie du Printemps arabe, 30 %... C’est l’élément fondamental, au fondement, à la base : en l’occurrence, ce qui est rare n’est pas cher, contrairement à une intuition du marché. Côté démographie, ce qui est rare est dominé.

L’écrasement politique

Non seulement les jeunes sont moins nombreux, mais en plus ils votent peu. L’abstention y est deux fois plus importante, en moyenne, que chez les plus âgés : 73 % aux européennes (contre 33 % chez les plus de 60 ans), 70 % aux municipales (contre 38 % chez les plus de 60 ans), 64 % aux législatives. Et même les Présidentielles ne font plus recette : 34 % d’abstention (contre 19 % chez les plus de 60 ans). Quel intérêt électoral, pour un politique, d’engager un plan d’action, coûteux, ambitieux, pour une jeunesse qui ne se rendra pas aux urnes ? Quand le troisième et quatrième âge, eux, continuent de voter malgré le risque Covid… Je suis élu, et je sais combien, quotidiennement, psychologiquement, ces calculs pèsent dans l’ordre des priorités. Et jusqu’au sommet : « Je voulais vous dire, confiait Emmanuel Macron, l’an dernier, à Amiens, je voulais vous dire que, au fond, nous n’avons pas de politique à avoir pour la jeunesse. » Imagine‑t‑on le même propos, un peu désinvolte, face à une jeunesse nombreuse, mobilisée, qui compterait dans les isoloirs ?

L’écrasement professionnel

60 % des intérimaires ont moins de 35 ans. Le taux de chômage avoisine 20 % chez les 18‑24 ans (contre 6,3 % chez les plus de 50 ans). 38 % travaillent avec un contrat précaire (contre 13 % dans la population active)… On pourrait aligner les statistiques, qui illustrent cette évidence : la « flexibilité », instaurée depuis trois décennies, ce sont d’abord les jeunes qui la paient, eux qui entrent sur un marché du travail féroce. Avec, même pour les diplômés, une succession de stages, CDD, et maintenant de situations d’auto‑entrepreneurs : le niveau de qualification a continué à progresser, mais cet investissement éducatif n’a plus d’effet, au moins en début de carrière. À trente années d’intervalle, le même diplôme ne donne plus accès aux mêmes positions sociales : avec Bac+2, la part de cadres et professions intermédiaires a baissé de 89 % à 68 % entre 1983 et 2018. La part des fils adultes occupant une position sociale inférieure à leur père a doublé, d’après l’Insee, passant de 7,2 % à 15 %. Le « déclassement » n’est plus alors un sentiment. Ce déclassement vaut dès les « petits boulots », de plus en plus petits, passant au « mini job » : « La proportion d’étudiants qui, à côté de la fac, travaillent demeure à peu près constante depuis deux décennies, analyse la sociologue Vanessa Pinto. En revanche, ce qui a changé, c’est le contenu de leurs emplois : auparavant, c’était lié à leur cursus, comme pion dans un collège, animateur, ouvreur dans un théâtre, ou donnant des cours particuliers. Désormais, il n’y a plus de lien avec le monde de l’éducation, de la culture : c’est livreur, caissier au supermarché, téléconseiller en centre d’appels… »

L’écrasement financier

« J’ai vécu, à un moment donné, quand j’étais adolescent, avec environ mille euros par mois, confie le président de la République. Donc je sais ce que c’est que de boucler une fin de mois difficile. » Logé nourri blanchi au lycée huppé Henri IV, étudiant à Sciences‑Po, payé par l’État à l’ENA,
Emmanuel Macron a connu la pauvreté, « une » fin de mois difficile, et le singulier, rare en l’espèce, prend tout son sens… Cette anecdote fait taire, par avance, de timides revendications : les vaches maigres, dans la jeunesse, c’est bien normal ! Ce sont les temps héroïques !
Mais ces mille euros, pour bien des étudiants, ce serait le rêve… En France, depuis 2005, les revenus des jeunes n’ont augmenté que de 67 euros. Contre 2 900 euros pour les plus de 65 ans. Et il en va de même dans toute l’Union européenne : une stagnation pour les 18/24 ans, mais + 10 % pour les aînés.

L’écrasement immobilier

« Dans certaines zones urbaines, des générations entières risquent d’être tenues à l’écart de la propriété de leur résidence principale. » Voilà ce qu’observent le Crédit foncier, l’Université Paris‑Dauphine, des économistes du logement : « Des fossés intergénérationnels ». Pourquoi ? Le coût des habitations, notamment dans les métropoles, a explosé ces dernières décennies : il faut payer plus et plus longtemps pour acquérir sa maison ou son appartement. Les aînés ont acheté au bon moment, à bon prix, jusque 1998. Tandis que pour les jeunes, qui entrent sur ce marché, la barre est nettement plus haute à franchir, et pour beaucoup impossible. Avec, via les loyers, un flux financier qui va de la jeunesse vers les plus âgés : 70 % des bailleurs ont plus de 50 ans. Avec, aussi, des « Tanguys malgré eux » : 65 % des 18‑24 ans et 20 % de 25‑30 ans vivent chez leurs parents, et un million de jeunes aimeraient en partir. Chez ceux qui ont pris leur autonomie, la moitié vit avec moins de 939 €, selon l’Observatoire des inégalités. Le décollage du nid familial se fait plus tardif, plus compliqué.

L’écrasement idéologique

La jeunesse est perçue moins comme une chance que comme une menace. Ainsi des quartiers populaires, dont on se méfie, dont on se protège, aussi parce qu’ils sont un réservoir de « jeunes ». Et à qui on ne propose aucun avenir, juste une occupation : « Je ne vais pas interdire Uber et les VTC, théorisait Emmanuel Macron, ce serait les renvoyer vendre de la drogue à Stains. » Tous des délinquants en sommeil… Et de poursuivre : « Uber embauche dans des quartiers, où nous on ne sait rien leur offrir. » Je corrigerais : « Où nous on ne veut rien leur offrir. » Mais, hors des cités, la crise du Covid témoigne également de ce regard : « Coronavirus : les jeunes, une population difficilement raisonnable » (Le Point), « Un épidémiologiste réclame 10 000 euros d’amende pour les jeunes qui “font des fêtes” » (LCI). « À Lyon, les jeunes font la fête sans masque, sur les berges du Rhône » (France 3)… C’était le refrain médiatique, cet automne, avant qu’on ne ferme les universités en priorité. Et qui masquait une autre réalité : massivement, les jeunes ont consenti au confinement et autres gestes barrières, à des mesures qui leur gâchaient une année, et supposément une de leurs plus belles années, décisives, d’amours, d’amitiés, de rencontres. Et c’est un marqueur, tout de même : qu’au moment où ils acceptent ce sacrifice ils soient néanmoins dénoncés. « L’idée que les jeunes ne se protègent pas, c’est un mythe », a finalement rétabli le chercheur Jocelyn Raude, après une enquête de Santé publique France. Lui pointe en revanche « un risque d’isolement et de perte de lien social plus fort ».

L’écrasement écologique

Faut‑il rappeler le désastre en cours ? En une génération, la mienne, 60 % des vertébrés ont disparu, 70 % des insectes, à peu près autant des oiseaux, des animaux sauvages… Le vivant se meurt. Limiter le réchauffement à +1,5°C, comme souhaité par le GIEC, relève de la fiction. Les + 3°C sont déjà garantis. Et les dernières projections nous conduisent plutôt vers + 5,5°C à la fin du siècle. D’ici vingt, trente ans, le marais poitevin serait inondé. La mer remonterait jusqu’à Niort, Abbeville. Le climat méditerranéen galoperait vers le Nord. La malaria ferait des ravages en Europe. Les rendements agricoles chuteraient… Et c’est par un étrange espoir, par un aveuglement sans doute, n’osant pas y croire, que je maintiens le conditionnel, plutôt que le futur simple, très simple. Et qui va écoper cela, bien sûr ? Les jeunes. Voilà le bordel que nous léguons. Et quand les Youth for Climate s’en soucient, que leur réplique le président Macron ? « Défiler tous les vendredis pour dire que la planète brûle, c’est sympathique, mais ce n’est pas le problème. Je préfère que tous les vendredis on fasse de grandes opérations de ramassage sur les rivières ou les plages corses. » Concluant d’un tonitruant : « Qu’ils aillent manifester en Pologne ! »

Ces écrasements, cumulés, conjugués, pèsent sur les esprits. Ils conduisent moins, je le crains, à la révolte qu’à la résignation. Jusqu’à un « nous n’aurons pas d’enfant », sans doute proclamé un peu vite, un peu tôt, mais qui demeure un marqueur du renoncement : jamais, d’après les sondages, jamais les jeunes Français n’ont autant affirmé leur malthusianisme.

« Vous remplacez la ‘‘lutte des classes’’ par la ‘‘lutte des classes d’âge’’ », m’accuse Jacques, un abonné. Et Delphine, une désabonnée : « Vous tenez le discours des vieux contre les jeunes. » Ou encore, pour Alain : « Il y a des vieux pauvres et des jeunes riches. » C’est vrai : le clivage d’âge n’est pas la principale fracture de la société française. Les classes traversent les générations : chez les plus de 60 ans, le patrimoine des 10 % les plus riches est cent fois plus important (726 100€) que celui des 10 % les plus pauvres (7 200€). Et c’est le même ordre de grandeur, à peu près, pour tous les âges. Soit, soit, soit, mais faut‑il nier les facteurs aggravants ? Le genre ? La couleur de peau ? Ou ici, en l’occurrence, la génération ? En revanche, non, Delphine, nous n’aspirons à aucun « discours des vieux contre les jeunes », mais au contraire, à renforcer une solidarité, déjà existante, à la déplacer : d’une solidarité familiale, immédiatement financière, à une solidarité politique, partageant des préoccupations, des revendications, les appuyant : pour étendre le RSA, pour une révolution de l’immobilier, pour contrôler les contrôles policiers, pour taxer la précarité, etc. Et avec un cortège dans les manifs : « Old Age for Climate ! »

Les témoignages

Amanda, étudiante en chinois : « Je compte tout le temps. »

« J’ai passé les deux mois de confinement ici.
— Dans ces 18 mètres carrés ?
— Oui, j’étais déprimée, mais j’avais trop peur de ramener le virus chez moi. J’ai des proches asthmatiques… »

Amanda, étudiante en langues étrangères, anglais et chinois, est la première de sa famille, père, mère, frère, tout compris, à entrer à l’université. Boursière, presque au grade le plus élevé : 480 € par mois, 300 € restants après loyer et APL. « Pendant l’année, normalement, j’ai deux boulots de baby‑sitter. Un le matin, à 7 h, il faut que je me lève à 5 h 30, que je prenne le bus à 6 h 20, et je suis chez la personne vers 6 h 50. Je dépose le petit garçon à l’école à 8 h 30 et ensuite, soit je vais en cours, soit je reviens ici. Et le soir, entre 16 h 45 et 18 h 45, parfois plus tard. Mais pendant le printemps, forcément, ces petits boulots se sont arrêtés. Heureusement, les profs ont très vite mis sur pied une association qui livrait des colis‑repas. Ça a sauvé pas mal de monde.
— Tu veux dire que sans ça, tu aurais eu du mal à manger ?
— Je compte tout le temps. J’achète pas de viande.
— Tu es végétarienne ?
— Non, pas du tout, mais mon budget courses est contraint. Quand je veux me faire plaisir, j’achète un morceau de viande.
— Mais ça doit avoir des effets sur tes études, ta santé, même…
— De toute façon, on ne va pas chez le médecin. Il faut avancer 25 €, c’est une semaine de courses. Une fois, j’avais une énorme gastro, j’étais vraiment très malade. Je suis quand même allée à la fac, sinon ils peuvent signaler mes absences au Crous, et comme je n’ai pas de certificat médical, ils auraient peut‑être suspendu ma bourse… Y a qu’une fois, le dentiste, je ne pouvais plus éviter. J’avais une carie qui tournait à la rage de dent. Ça m’a coûté 120 €. Quand il m’a annoncé le prix, j’ai cru que j’allais mourir. Y avait que 60 € de remboursés. Heureusement, ma mère a pu me dépanner.
— Tu les vois souvent, tes parents ? Ils t’aident, un peu ?
— Avant, je rentrais chez eux tous les week‑ends. C’était quand ils m’aidaient, mais là ils ne peuvent plus, vraiment plus, ils ont eux aussi des galères. Donc, j’y retourne une fois tous les deux mois. Déjà, j’ai mon abonnement au TCL, les bus de Lyon, à payer, c’est 32,50 € par mois. Mais l’aller‑retour chez moi, à Tarare, 11,20€ avec les réductions, je ne peux pas… »

L’existence d’Amanda est contrainte, économiquement contrainte. Elle ne ressemble pas à la vie étudiante, un peu bohême, telle qu’on l’espère, ce temps où l’on se consacre à ses études, où aussi l’on s’ouvre au monde, où l’on vogue de rencontres en découvertes. Je ne veux pas, néanmoins, la dépeindre en victime, donner le sentiment qu’elle subit, que ces journées ne seraient que spleen et mélancolie. Son destin, elle le maîtrise, au moins en partie. Par son engagement, à l’occasion, dans des associations, pour organiser des soirées jeux de rôle, des vide-greniers du geek, la Zombie Walk, etc. Par son choix, surtout, de prendre une année de césure, en service civique, pour devenir « ambassadrice du livre » auprès des jeunes, pour réfléchir à son avenir, à son orientation : devenir enseignante ?

Géraud, formation d’éducateur, Lyon : « Huit mois que ma vie est suspendue. »

« Macron a dit : ‘‘Avoir 20 ans en 2020 c’est pas drôle.’’ S’il savait comme il se trompe… Parce que, il est pas question de ‘‘drôlerie’’, ici. Être étudiant en 2020, c’est terrible. Alors… j’ai commencé par un Service civique payé une misère, puis un contrat aidé, très précaire, avant de commencer cette formation non gratifiée. Mais on ne va quand même pas rémunérer des étudiants alors qu’ils se nourrissent de savoir, hein ? Tout ça, par épuisement, ça m’a fait rentrer dans un état mélancolique grave qui impacte mes loisirs, ma vie personnelle. En gros, ça fait huit mois que ma vie est suspendue, sans que personne n’en tienne compte. »

Jean, Saint‑Quentin (78) : « Sans argent, à devoir vivre chez mes parents. »

« Déjà, avant le Covid, j’étais en recherche de travail mais elles sont toutes restées vaines. Je me retrouve sans argent, à devoir vivre chez mes parents, la situation devient insupportable. Et puis, le confinement devient une torture psychologique. On est face à notre ordinateur, sans aucune envie, et pourtant on a besoin de cette licence pour aller ensuite essayer de trouver du boulot, dans un monde où plus personne n’a d’espoir… »

Laure, Nantes : « Je fais les poubelles des supermarchés. »

« 150 euros. On va toucher une aide de 150 euros pour le mois de novembre… Moi, je travaillais dans la culture, des petits contrats. Je me suis retrouvée au chômage pendant le premier confinement, et du coup sans droits aujourd’hui. Mais mon loyer, il est toujours le même, toujours 460 euros. Ça va que je suis aventureuse, alors à mes heures perdues je vais faire les poubelles des supermarchés. » Le pire, peut-être ? « C’est une situation à laquelle je m’habitue, finalement, presque. »

Manon, Rouen : « Dans une spirale atroce. »

« Je viens d’une famille avec peu de moyens, et après mon bac j’ai dû faire crédit sur crédit pour payer mes études. Mais je n’ai pas pu rembourser le deuxième, 7000 euros. Du coup, impossible d’en prendre un troisième. Je suis donc tombée dans une spirale atroce : devoir emprunter à la banque pour pouvoir financer mon logement ainsi que mes charges. Je n’en suis d’ailleurs toujours pas sortie. Mon objectif de vie, ce n’est plus d’obtenir ma licence, d’assurer le premier semestre de partiels. Je veux juste sortir de ce tourbillon infernal d’emprunts à la banque… Je me suis retrouvée en grande, grande difficulté. J’ai dû abandonner mes études. »

Arnaud, étudiant en droit : « Le midi, je ne mange pas. »

« Je suis arrivé dans ce foyer il y a un mois. Mon père est mort, et je suis fâché avec ma mère, alors je suis parti de chez moi…
— Tu habitais où ?
— Dans l’Est. Mais comme j’ai demandé
“Droit et langues”, Parcours’Sup m’a proposé Tours.
— C’est pas tout près…
— Non, mais ça me va.
— Et tu touches une bourse ?
— Pas encore, il me faut l’avis fiscal de ma mère, mais vu nos relations, ça traîne.
— Tu as combien alors ?
— Zéro. Zéro.
— Et comment tu fais ?
— Eh bien, pour l’instant, le foyer me donne un coup de pouce. Je ne paie pas de loyer, je verse juste mes APL…
— Mais pour les livres, par exemple ?
— Le Code civil ? Je ne l’ai pas acheté.
— Et les transports ?
— Je marche.
— Et pour manger ?
— Le soir, ici, on m’offre le repas.
— Et le midi ?
— Je ne mange pas. Le Crous m’a dépanné deux ou trois repas.
— Le petit-déjeuner ?
— Ah non, je ne fais pas. Avant que le FJT m’aide, ça faisait une semaine ou deux que je n’avais pas mangé.
— Comment tu faisais ?
Eh bien, je ne faisais pas. »

Pierrick, Douai, ex‑intérimaire chez Amazon : « Je ne l’ai su qu’une heure avant, que je ne reviendrais pas. »

« Ma belle-mère bossait déjà chez Amazon, elle a pu me pistonner. Ça s’est fait en moins de 24 heures : elle pose le CV dans la boîte aux lettres à 6 heures, à 9 h 30 ils m’appellent pour me proposer un entretien, j’y vais à 14 heures, ils me disent ‘‘on vous tient au courant’’, à 18 heures ils me rappellent, et je commence le lendemain à 5 heures !
— Ah ouais, c’est l’efficacité à l’américaine là !
— Ouais, la cadence c’est pareil. C’est pro-du-cti-vi-té ! On est surveillés H24, chronométrés, avec des caméras partout, avec le scan… T’as déjà entendu parler des toilettes ? On a un scan, avec un GPS, et ils nous demandent de ne jamais le lâcher, sauf quand on va aux toilettes. À ce moment, on doit poser le scan sur un ‘‘porte scan’’, et là, le chef il sait que t’es aux toilettes. Si t’y restes trop longtemps, il t’attend à la sortie. Comme on fonctionne en intérim, on a toujours peur de sauter, jusqu’au CDI promis. Moi, ils devaient m’embaucher mais le confinement a surgi. Ils n’ont pas renouvelé les intérimaires. Je ne l’ai su qu’une heure avant, que je ne reviendrais pas. À 18h30, ils t’envoient un message, et puis c’est la madeleine, quoi.
— La madeleine ? C’est quoi, ça ?
— Sur ton scan, un message apparaît une heure avant de débaucher :
‘‘Bonjour, peux-tu venir nous voir ?’’ Et quand on monte, il y a une grande table avec du jus d’orange et plein de madeleines. Et c’est le moment où ils te disent ‘‘merci d’avoir travaillé pour nous, vous avez fait du bon boulot, mais au revoir’’.
— T’as fait comment alors, durant le confinement ?
— J’ai fini mon contrat le 24 mars, et comme Pôle emploi était débordé, je n’ai touché mon chômage que fin juin ! C’était hyper-compliqué. Ma mère m’a avancé de l’argent. On s’est mis ensemble avec des potes, dans mon appartement, pour ne pas s’isoler, et aussi pour remplir le frigo. Ils étaient en CDD ou en formation, et tout s’est arrêté pour eux aussi. Être ensemble, ça a permis de tenir le coup, quoi.
— Et maintenant ?
— Il me reste quatre mois de chômage. J’espère avoir rapidement des nouvelles de mon concours d’éducateur sportif. J’ai passé l’écrit en janvier, mais à cause du Covid toujours, l’oral est retardé… Je vais peut-être retourner chez Amazon, du coup. »

Anthony, Lyon : « Une première fausse couche, une deuxième… »

« Ça faisait dix ans que j’étais en intérim chez Sanofi, à Martigues, là où Macron est venu pour vanter la recherche, les vaccins, etc. Ils me prolongeaient comme ça en alternant les motifs, ‘‘remplacement de poste’’, c’est trois ans, ‘‘hausse de la production’’, dix-huit mois, et ils me faisaient espérer une embauche. J’étais technicien de recherche, mais chez Sanofi, y a même des ingénieurs en intérim.
— Comment tu vivais ça, cet intérim prolongé ?
— Ça m’atteignait au moral, à force. On se sent extrêmement dévalorisé, pas reconnu comme un travailleur à part entière. On a vraiment l’impression d’être un papier toilette... Et puis, l’été, je ne pouvais jamais prendre de vacances avec ma famille. Je devais remplacer les permanents. Ma femme partait seule avec mon fils… Un projet de logement, c’était impossible : pas de crédit pour nous, et on ignore si on sera encore là dans six mois… Côté enfants, j’ai fait attendre ma compagne un peu pour le premier, et puis on s’y est risqué. Mais ma femme en voulait un deuxième, on a attendu, attendu, et à quarante ans pour elle, ça devenait la limite. On a essayé. Une première fausse couche, une deuxième…
— Et aujourd’hui ?
— Quand Sanofi nous a revendus à Evotech, du coup, on a suivi à Lyon, parce qu’ils devaient me reprendre, après. Mais le Covid est arrivé, et j’ai tout perdu. Ma femme en a eu marre de cette situation, elle est partie, et moi je suis désespéré. Pour rien vous cacher, je sors de six mois de dépression. Là-dessus, j’ai déclaré un cancer en début d’année, je ne sais pas si c’est lié. Pour l’instant, ça va, je suis sous surveillance. Heureusement, je vois encore mon fils. On est en garde alternée. Sans lui, je ne serais plus de ce monde. »

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