« La démocratie, c’est du conflit » Entretien avec Chantal Mouffe
par 12/01/2017 paru dans le Fakir n°(77) septembre-octobre 2016
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Fakir se revendique « populiste de gauche », et que découvre-t-on ? Que des malins l’ont théorisé bien avant nous ! Ça fait trente ans que Chantal Mouffe, prof de sciences politiques, prône ça, avec son compagnon défunt, Ernesto Laclau. Et leurs théories, sur la « démocratie radicale », « l’agonisme », ont influencé pas mal de mouvements progressistes, en Amérique latine, ou encore Podemos.
Enfin bon, ne nous embarquons pas trop vite vers des terres exotiques : la Picardie d’abord…
[*« Le populisme, une respiration »*]
Mais le gros de la théorie politique, dite « libérale », affirme aujourd’hui le contraire : les conflits partisans appartiendraient au passé, la gauche et la droite seraient dépassés, on atteindrait le consensus à travers le dialogue, l’individu aurait triomphé, c’en serait fini des identités collectives, etc.
Ça peut paraître paradoxal, mais ces suffrages pour des partis autoritaires, souvent xénophobes, témoignent d’une aspiration démocratique, d’un désir de politique. Quels choix laisse-t-on aux électeurs, depuis trente ans ? Entre Pepsi et Coca ! Entre centre-gauche et centre-droit, entre deux variantes du même libéralisme.
L’Autriche m’a particulièrement intéressée. Depuis l’après-guerre, le Parti socialiste et le Parti populaire gouvernaient ensemble, se répartissaient les ministères à la « Proporz », à la proportionnelle. De même en France : quand le Front national surgit-il à l’avant-scène ? Lorsque François Mitterrand impose la rigueur, renonce au protectionnisme, à sortir du système monétaire européen, à incarner une alternative. Et ensuite, quand Jean-Marie Le Pen accède-t-il au second tour ? Lorsque Lionel Jospin et Jacques Chirac défendent des options similaires, acceptent la mondialisation. Depuis, chaque mouvement, chaque glissement de la « social-démocratie » vers le centre renforce les populistes de droite. Face à un consensus étouffant, eux apparaissent comme une respiration.
[*« Marine Le Peuple… »*]
Là encore, les théoriciens libéraux sont tombés de leur chaise : ils nous causaient, à longueur d’antenne, de « bonne gouvernance », de « société civile mondiale », de « démocratie non-partisane », « dialogique », « apaisée », etc., et ils se retrouvent avec des partis qui s’en prennent férocement aux « élites », à l’« establishment », à l’« UMPS », et tout ça, au nom d’un machin aussi archaïque, aussi vieillot, que « le peuple ». Car Marine Le Peuple…
Il y a dix ans, je le disais déjà à tous les candides qui s’enchantaient : « La frontière entre la gauche et la droite s’efface, c’est magnifique, c’est un progrès, on va vivre dans une société réconciliée… », non, au contraire, c’est un danger pour la démocratie.
On pourrait, ici, s’arrêter sur un mot : « moderne ». Ils l’ont toujours à la bouche, avec « modernisation ». C’étaient eux, les « modernes ». Et contre eux, il y avait les « archaïques », moins éduqués, qui n’évoluent pas, qui demeurent coincés à l’ère d’avant Internet, qui restent attachés à leur rocher ou à leur clocher, et ce sont eux qui votent à l’« extrême droite ».
Il faut mesurer, ici, toute l’ironie de la chose : les bons démocrates et les théoriciens libéraux avaient proclamé la fin du « nous » et du « eux », le modèle « amis/ennemis » était dépassé, mais voilà qu’ils le recréaient eux-mêmes ! Voilà qu’ils excluaient du jeu les archaïques, comme des lépreux.
[*« Les passions, forces motrices de la politique »*]
Eh bien non, les passions, c’est une force motrice de la politique. Il faut s’intéresser aux désirs et aux rêves des gens. Le vote, c’est aussi se donner une image positive de soi-même, à laquelle on s’identifie. Il existe des fantasmes politiques, comme des fantasmes sexuels, qui sont eux aussi ancrés dans la jouissance du corps. Il y a de la joie dans tout cela, presque une sensualité, le sentiment, ou l’illusion, de participer à une histoire, parmi un peuple. Du coup, un discours politique doit proposer des réformes, d’accord, mais aussi des identités, de quoi aider les hommes à vivre, à donner un sens à leur existence, de l’espoir dans l’avenir. A l’inverse, que fait, par exemple, la gauche contre la xénophobie ? Elle sort des rapports, des statistiques : « Regardez, en fait y a pas tant d’immigrés qu’on nous le dit. » C’est pas comme ça que ça fonctionne, les passions doivent se cristalliser.
C’est pour ça que je déteste la philosophie politique normative, ou morale : « Moi, je décris comment le monde devrait être. » Non, pour ma part, je m’intéresse à comment les choses sont, comment elles fonctionnent, et comment à partir de là on peut les transformer.
[*« Vers la guerre civile »*]
Freud l’énonçait à sa manière : « Il est toujours possible de lier ensemble, dans l’amour, un assez grand nombre d’êtres humains, pourvu qu’il en reste d’autres envers lesquels manifester leur agressivité. »
Mais le meilleur critique de la théorie libérale, un intellectuel que j’ai découvert fort tard, c’est Carl Schmitt. Comme il s’est compromis avec le nazisme, en discuter sérieusement est devenu presque interdit. Pourtant, que demande-t-on à un théoricien ? Des qualités morales, ou une force intellectuelle ? Dans La Notion de politique, en 1932, Carl Schmitt énonce : « Tout antagonisme religieux, moral, économique, ethnique ou autre se transforme en antagonisme politique dès lors qu’il est assez fort pour provoquer un regroupement effectif des hommes en amis et ennemis. »
Contre ça, contre ce risque que la démocratie vire à la guerre civile, les libéraux vont nier l’antagonisme, et en fait éliminer le politique.
[*« Un antagonisme apprivoisé »*]
Il y a, et il y a toujours eu, et il y aura toujours des antagonismes : le travail et le capital, ou les maîtres et les esclaves, ou les hommes et les femmes, ou les Noirs et les Blancs, selon les époques, les pays. Il ne s’agit pas de les annihiler, ni même de les dépasser. Mais comment rendre ça compatible avec le pluralisme démocratique ? Comment éviter que ça ne tourne au déchirement ?
J’appelle ça le « modèle adversarial » : on ne parle plus d’ennemis, qui sont forcément à détruire. A la place, il y a des adversaires, qui savent qu’aucun accord ne sera trouvé entre eux, aucun consensus, juste éventuellement des compromis. Leur désaccord perdurera, mais ils reconnaissent le droit du camp adverse à défendre ses intérêts, son point de vue. Les adversaires se combattent bel et bien, et parfois même férocement, il existe entre eux un conflit, qui ne trouvera pas de solution, mais ils partagent tout de même un espace commun, des règles, des valeurs, égalité, liberté (malgré un désaccord permanent sur le sens de ces principes, sur leur mise en œuvre).
Plutôt qu’un antagonisme sauvage, on a un « antagonisme apprivoisé », que j’appelle « agonisme ». Le « nous / eux » demeure, mais sans mener au déchirement.
Mais, en effet, je ne suis pas la première à relever cet « antagonisme apprivoisé ». Observant le parlement, l’écrivain Elias Canetti voyait comme des armées en lutte, un combat mais dans lequel on renonce à tuer :
Le vote reste l’instant décisif, celui où l’on se mesure vraiment. Il est le vestige de la rencontre sanglante que l’on mime de diverses manières, menaces, injures, excitation physique pouvant aller jusqu’aux coups ou aux jets de projectiles. Mais le décompte des voix met fin à la bataille. L’adversaire battu aux voix ne se soumet nullement parce qu’il ne croirait soudain plus à son bon droit : il s’avoue tout simplement battu.
La solennité de toutes ces opérations découle du renoncement à la mort comme instrument de décision. La mort est en quelque sorte écartée par chaque bulletin individuel. Mais le résultat qu’elle aurait obtenu, la force de l’adversaire, est consciencieusement consigné par un chiffre. Quiconque joue avec ces chiffres, les efface, les falsifie, réintroduit la mort sans le savoir.
Le souci, on le devine : quand le parlement est détruit, ou affaibli, quand la confrontation agonistique disparaît, comme aujourd’hui à travers le règne du consensus, eh bien les conflits resurgissent, mais hors des canaux légitimes, se muent en antagonismes. La guerre civile peut resurgir.
[*« Le réformisme radical »*]
Il s’agit de mener, comme le recommande Gramsci, une « guerre de position », de transformer les rapports de force. Si je rêve, bien sûr que j’aspire à une société sans capitalisme. Mais la question, c’est : comment y arriver ? Et surtout : avec qui ?
Il y a une trentaine d’années, le monde était encore sous hégémonie sociale-démocrate, et avec Ernesto Laclau, nous n’en appelions pas au renversement de la social-démocratie, à des perspectives révolutionnaires. Non, nous reprochions à la social-démocratie de ne pas aller assez loin, nous souhaitions radicaliser la social-démocratie.
Après 1989 et l’éclatement du bloc de l’Est, la social-démocratie a loupé un coche. Elle aurait pu profiter de l’effondrement du communisme, ce vieil ennemi, pour redéfinir la gauche, pour se radicaliser sans crainte de faire le jeu de l’URSS. Au lieu de ça, elle a été entraînée dans sa chute. Ses meneurs ont répandu des déclarations triomphales, sur la disparition de l’antagonisme, la politique sans frontière, la société sans exclusion, le gagnant - gagnant…
[*« Rassembler ce vaste ‘nous’ »*]
Fakir : La fameuse « convergence des luttes »… Mais bon, je trouve le terme chiant, « convergence », et il faut déjà qu’il y ait des luttes !
Je connais très bien l’Amérique latine. Eh bien, mon diagnostic, c’est que nos sociétés sont en train de se latino-américaniser, ça ressemble vraiment, avec un fossé entre les ultra-riches et les autres, une véritable oligarchisation. Il faudra donc, sans doute, une réponse politique du même ordre, un populisme de gauche : comment faire entrer les masses populaires dans le système démocratique ?
[([*Qui est Chantal Mouffe ?*]
Professeur de philosophie politique, elle a enseigné à Harvard, Cornell, Princeton, etc. Elle dirige actuellement le Centre pour l’étude de la démocratie à l’université de Westminster (Angleterre).
En 1985, elle publie avec son compagnon Ernesto Laclau Hégémonie et stratégie socialiste pour, dans « une perspective post-marxiste, répondre à la crise de la pensée de gauche, à la fois dans ses versions communiste et sociale-démocrate ».
Franchement, ce bouquin est compliqué, j’ai essayé de le lire mais il m’est un peu beaucoup tombé des mains. Ça n’empêche qu’y a des moins cons que moi, à travers le monde, qui l’ont dévoré et qui en ont fait un livre presque culte. Genre, par exemple, les dirigeants de Podemos en Espagne. Mais aussi tous les mouvements populistes en Amérique du Sud, Kirchner en Argentine, Chávez au Venezuela, Correa en Equateur, etc., apparaissent comme un écho de ces thèses, un peu une mise en pratique.
Là, est publié en France L’Illusion du consensus (chez Albin Michel, paru en Grande-Bretagne en 2005), et c’est nettement plus accessible. La preuve, j’ai presque tout compris.)]
Messages
12 janvier 2017, 09:31, par Julien
issu d une famille coco ,j ai grandi dans l idée que le patriotisme était néfaste ,après lecture de Marc aurele,spinoza ou encore michelet et le peu que je sais de Gandhi ,on s aperçoit que ces personnages qui avaient une vision de l universalité peu commune étaient des grands patriotes .apres tout il y est toujours question de pratiquer l,expérience de la philia.
13 janvier 2017, 08:56, par Marat !
Populisme de gauche, identité nationale... ça s’arrange chez fakir.
Vous êtes en train de tester les théories fumeuses sur les rouges-bruns, les extrêmes qui se rejoignent ?
13 janvier 2017, 12:04, par Karen Dubois
Merci pour cet entretien : je me reconnais tout à fait dans ces idées, excepté peut-être le "patriotisme" ; "donner à voir l’oligarchie, son mode de vie, ses rémunérations grotesques, sa puissance, ses décisions sur nos existences…", y compris l’oligarchie politique locale qui mine toute tentative de réappropriation du système démocratique par les classes populaires. En tant qu’élue locale, je n’ai de cesse de dénoncer cet entre-soi, mais l’être humain est tellement facilement pervertible par l’argent que la promesse d’une indemnité et l’illusion d’une reconnaissance stoppent toute velléité de lutte à l’intérieur du vieux système et seul.e.s celles et ceux qui arrivent à poser leurs propres garde-fous (non prévus par les institutions : mandat unique, statut de l’élu.e...) y arrivent, mais ils/elles se sentent bien seul.e.s et ne résistent pas longtemps.... Compromission ou abandon !
13 janvier 2017, 21:53, par Zoé
Il y a d’abord eu "nuit debout", c’était beau comme un slogan publicitaire.
Maintenant, il y a "populisme de gauche ".
Si on sent que vous vous avez une certaine forme, on se dit malheureusement, que nous n’avons pas encore touché le fond.
18 janvier 2017, 22:57, par demos
"D’après les théoriciens libéraux, la raison l’avait emporté." Cela relève de la méthode Coué ou du constat auto-réalisateur, comme on le dit de certaines prévisions. Si les concepts de raison, de consensus, de modernité, de progrès ... s’imposent pour les libéraux, c’est qu’ils ont été pensés, théorisés par des économistes de leur bord, au XIXème siècle notamment, et qu’à force de matraquer ces "vérités" sur les ondes et dans les journaux, certains y croient ou font semblant d’y croire.
Le discours est une arme redoutable. Eric Arthur Blair, alias George Orwell, l’a bien démontré.
20 janvier 2017, 18:07, par evemarie
J’ai arrêté de lire l’article il est fait pour les mâles, les femmes n’y sont pas
’de quoi aider les hommes à vivre, à donner un sens à leur existence’
si vous voulez parler de nous tous et TOUTES , Homme prend un grand H et c’est pas trop compliqué d’utiliser humanité, peuple, femmes et garçons .... A force de ne voir l’obscurantisme et le racisme que chez les autres , le gens de gauche sont d’un machisme écœurant , jamais aucune évolution féministe grâce a des mâles , ne pas s’étonner du vote FN des femmes ... Elles aussi en ont marre de l’invisibilité et meme a Fakir pas moyen.
31 janvier 2017, 15:42, par Xavier
En lisant l’encadré « Qui est Chantal Mouffe ? », j’ai été interpelé par ceci : « [...] dans une perspective post-marxiste, répondre à la crise de la pensée de gauche [...] ».
Je ne comprends pas en quoi Chantal Mouffe est « post-marxiste ». Aussi loin que je puisse voir, elle prône un système confrontant entre deux classes : le capital (possédants, 1%) et les travailleurs (salariés, chômeurs, réfugiés, environnement, 99%) en vue d’un jour sortir du capitalisme. C’est du marxisme, non ?
31 mars 2017, 21:43, par Mayer
Puisqu’il s’agit de rebâtir un travail de politique, didactique, mais clair, accessible à tous, et que vous évoquez la latino-américanisation de nos sociétés occidentales en route, je vous répondrai comme eux : Ojala ! Plût au ciel... que vous soyez entendue...