Les dominos de l’euro

par Antoine Dumini 28/03/2024

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Les mêmes causes produisent – encore et encore – les mêmes effets. Le déficit d’un pays de la zone euro s’accroît ? Nos dirigeants multiplient les passages télé et le martèlent : il faut raboter le droit au chômage, repousser l’âge de départ à la retraite, sabrer dans les dépenses publiques… Comme un réflexe pavlovien, ils agitent l’épouvantail de la dette. Pour sauver le pays de la banqueroute, il faut tous se serrer la ceinture. Tous ? Non pas les plus riches !
Ces derniers mois, c’est en France que se (re)joue cette mauvaise pièce.
Notre « pire économiste de France », Bruno le Maire, fait mine de découvrir une dette colossale qu’il a lui-même creusée. Avec le premier Ministre, il prône le démantèlement de l’État social. C’est le retour de la rigueur qui touche d’abord les plus pauvres, pour ne surtout pas s’attaquer aux profits des grandes fortunes. Encore raté Bruno ! Ce n’est pas comme ça que tu relanceras la croissance. Il aurait pourtant pu s’en rappeler, après l’exemple de la Grèce ou de l’Espagne, comme l’expliquait l’article d’Antoine Dumini, paru dans le Fakir n° 58, qu’on vous partage ci-dessous.

Grèce. Le cadeau empoisonné.

L’UE et le FMI ont fait un cadeau à la Grèce : elle aura « deux ans de plus pour ramener son déficit sous la barre des 3 % de son PIB en 2016 – au lieu de 2014 comme prévu jusque-là ». Mais pareille largesse, ça se paie : notamment par « de nouvelles baisses des salaires et des retraites, des réductions de dépenses de santé, la diminution des indemnités de licenciement, le recul de l’âge de la retraite de 65 à 67 ans, la baisse des allocations familiales, la suppression de l’augmentation automatique accordée aux salariés lorsqu’ils sont mariés, la mise au chômage technique de fonctionnaires » (Le Monde 30/10/2012). Quand ces plans de rigueur prendront-ils fin ? Probablement jamais. Ainsi, selon le rapport des auditeurs mandatés par la troïka, que l’hebdomadaire allemand Der Spiegel s’est procuré : « La Grèce va devoir encore mener à bien 150 nouvelles réformes de son économie ». Et de poursuivre : « La Grèce a mené à bien 60 % des réformes qui lui avaient été demandées. Quelque 20 % sont encore en discussion au sein du gouvernement, et les autres restent à programmer. Parmi les réformes supplémentaires figurent notamment un assouplissement des lois sur le licenciement, un changement des règles sur le salaire minimum, et la suppression de certains privilèges professionnels ». On croirait que c’est un jeu foncer toujours plus loin dans le mur. Tester toutes les politiques économiques qui, dans l’histoire, n’ont jamais marché.

Italie. Coluche président ?

La faim pousse aux larcins. D’après le ministère de l’Intérieur italien, les infractions ont augmenté de 5,4 % cette année pour atteindre 2,7 millions de délits – avec notamment une augmentation vertigineuse de 21 % (presque 60 % à Forlì) des cambriolages de magasins. « Quand on a faim et que l’argent manque, tout est bon à prendre », signale le Corriere Della Sierra, et de détailler les butins : « grilles d’égout, décorations dans les églises, pastèques, fromages, poules, haricots... » Car avec sa « potion amère », Mario Monti copie-colle les programmes grecs, espagnols, portugais, etc. : hausse de la TVA, coupes budgétaires, même l’éclairage public est réduit. Du très banal. Mais qui pourrait conduire, au printemps prochain, lors des élections législatives, à une traduction politique originale. Un scrutin vient de se dérouler en Sicile, un fief de la droite. Qui s’est, néanmoins, mangé une gamelle : le centre gauche l’a emporté. Mais plus surprenant : la liste Cinque Stelle (« cinq étoiles ») a obtenu 18 % des suffrages. Elle est menée par Beppe Grillo, « trublion national avec son langage populiste et provocateur contre les partis », comme l’écrit Le Monde. Un exemple de ce populisme ? D’après l’ancien humoriste, « l’Italie doit sortir de l’euro » – et il faut bien des humoristes pour exiger ça... Mario Monti envisage, pour sa part, un nouveau mandat. Sans toutefois se présenter devant les électeurs : lui, l’ancien commissaire européen, l’ancien conseiller international de Goldman Sachs, dirige sans avoir jamais été élu. Pourquoi commencerait-il, à 70 ans, à s’embêter avec ces formalités ? Les Italiens auront donc le choix entre deux comiques.

Espagne. la faute aux pauvres.

« Quand c’est nécessaire et possible, il faut réduire le rythme de l’ajustement budgétaire. C’est une position que nous avons soutenue dans le cas du Portugal et de l’Espagne », a déclaré Christine Lagarde. Et il faut mesurer l’importance de cette phrase : c’est que l’Europe se fait plus royaliste que le roi, plus libérale que les libéraux, plus FMIste que le FMI – et c’est la directrice du Fonds monétaire international qui vient réclamer moins de zèle dans les politiques d’austérités ! À Madrid plus qu’ailleurs, tout y passe : TVA en hausse (de 18 à 21 %), suppression de tribunaux, réduction des allocations chômage, etc. Avec, comme bilan d’étape, un cinquième trimestre négatif. La faute aux pauvres, bien sûr. Qui ne veulent pas travailler. Il faut donc les punir. « On n’échange rien contre rien. » Telle est la nouvelle devise de la municipalité de La Seu d’Urgell (Catalogne). Pour « éviter la dépendance chronique aux aides publiques », rapporte El País, « toutes les personnes qui reçoivent actuellement au moins une forme d’aide de première nécessité, que ce soit pour l’alimentation ou le paiement de factures comme l’eau ou l’électricité » vont devoir travailler « une heure par tranche de 15 euros d’aide ». L’adjointe au maire, Anna Vives, détaille les futurs travaux : « il s’agira notamment d’aider les services municipaux de nettoyage ou de jardinage, d’organiser les livres dans les bibliothèques, d’accompagner des personnes dans les transports personnalisés ou de rendre service dans les chenils municipaux ». D’une manifestation à une grève générale, la tension est vive en Espagne. Mais sur quoi débouchera-t-elle ? Sur une révolte sociale – ou sur des revendications séparatistes, en Catalogne et ailleurs ?

Allemagne. Un modèle de pauvreté.

« Lorsque mon fils a eu besoin de lunettes, j’ai dû faire des économies de bouts de chandelle pour les lui acheter. En un an et demi, sa pointure est passée du 34 au 43, ce qui
a fortement contribué à grever les finances du foyer. (...) À cette époque, il ne mangeait pas
à sa faim. »
On est en 2012. On est en Allemagne. Dans le pays qui sert de modèle à toute l’Europe... D’après Eurostat, « les chômeurs allemands sont plus susceptibles que leurs voisins européens de basculer dans la pauvreté » (Le Monde, 22/10/2012). En 2010, ce pays figurait déjà en tête des pays européens « avec 70 % des chômeurs en risque de pauvreté, contre 45 % en moyenne dans l’Union européenne et 33,1 % en France ». La compétitivité a un prix. Les travailleurs ne sont pas forcément mieux lotis. L’association des syndicats allemands note ainsi qu’en « 2011, 7,7 % des personnes occupées à plein temps étaient en risque de pauvreté ». Avec des inégalités qui s’accroissent. D’après un rapport officiel, « les 10 % d’Allemands les plus aisés détenaient, en 2008, 53 % de la richesse privée du pays, contre 45 % dix ans auparavant. La moitié la plus modeste des foyers détenait en 2008 seulement 1 % de la richesse nationale privée ». Qu’il est beau, le « big bang économique » voulu par Laurence Parisot…

Islande. Le bol d’air.

La moitié des Islandais se sont déplacés aux urnes. Et les deux tiers des votants ont approuvé la nouvelle Constitution. « Alors que la classe politique comme les banquiers étaient complètement discrédités, la revendication d’une reprise en main de leur destin par les citoyens s’est rapidement imposée. Fin 2010, les Islandais élisent donc un groupe de 25 citoyens “ordinaires” » avec « des universitaires, des journalistes, des médecins, des chefs d’entreprise, et même un pasteur. » C’est Le Figaro (22/10/2012), qui applaudit cette entame de révolution. Mais ce n’est pas tout, le processus d’écriture – lui aussi – est inédit : « C’est en lançant une vaste consultation interactive sur Internet et les réseaux sociaux que l’Assemblée constituante a débuté ses travaux » (Le Monde diplomatique, 18/10/12). Surnommée de ce fait « Constitution 2.0 », son préambule annonce la couleur : « Nous, peuple d’Islande, souhaitons créer une société juste offrant les mêmes opportunités à tous. Nos origines différentes sont une richesse commune, et ensemble nous sommes responsables de l’héritage des générations : la terre, l’histoire, la nature, la langue et la culture. L’Islande est un état libre et souverain, dont la liberté, l’égalité, la démocratie et les droits humains sont les piliers. » De quoi donner des idées pour sortir de la crise par le haut..

La « crise de l’euro », la réduction des déficits publics, le choix de la récession, c’est pas que de la théorie. Ça devient des morts, partout en Europe, des femmes et des hommes qui ne sont pas, plus, ou mal soignés.

Explosion du renoncement aux soins.

« Dans la majorité des pays, les citoyens sont de plus en plus nombreux à renoncer ou reporter des soins, en particulier les soins dentaires et les lunettes. » C’est la conclusion de l’étude « Baromètre Cercle Santé - Europ Assistance » rendue publique cet automne. Avec la crise, entre 2009 et aujourd’hui, le renoncement aux soins médicaux « en raison de difficultés financières » a quasiment triplé : en Allemagne, on est ainsi passé de 12 % à 30 %, en France de 11 % à 27 %, en Pologne de 13 % à 41 % ! Et rien que d’une année sur l’autre, de 2011 à 2012, trois fois plus d’Italiens ont renoncé à des « soins courants » (de 4 % à 12 % d’entre eux). En Allemagne, 10 % n’ont pas acheté des médicaments prescrits – contre 3 % en 2011. Et la confiance dans « le système de santé » s’érode, bien sûr : 49 % des Français estimaient encore, en 2011, qu’il garantissait « l’égalité aux soins médicaux pour tous les citoyens ». Ils ne sont plus que 37 %, douze mois plus tard, à maintenir ce jugement positif. C’est toujours mieux que les 34 % de citoyens en Espagne, les 31 % en Allemagne et les 25 % en Pologne. Plus que ces chiffres, c’est la vitesse à laquelle les systèmes de santé se font démolir dans l’Union Européenne qui surprend.

Portugal. Pas de santé pour les gueux.

« La lutte contre le gaspillage et l’inefficacité, qui est considérable en matière de santé, est un combat non seulement légitime mais aussi souhaitable », affirme le médecin qui préside le Conseil national d’éthique pour les sciences de la vie [cet organisme indépendant auprès du Parlement portugais est l’équivalent du Comité consultatif national d’éthique français]. Et pour y parvenir, rien de mieux que de rationner l’accès aux médicaments les plus chers – qui traitent les cancers, le sida et la polyarthrite rhumatoïde, entre autres. Car il faut bien l’avouer, selon le même médecin : « dépenser 50 000 euros pour survivre deux mois de plus ne peut se justifier ». Les médicaments, par contre, qui ne connaissent pas la crise ce sont les antidépresseurs : leur consommation a augmenté de 7,1 % sur les huit premiers mois de l’année. « Contre le gaspillage », le gouvernement prévoit également « la fermeture d’une douzaine de services des urgences et de nombreux autres services (chirurgie, neurologie, etc.) dans plusieurs hôpitaux du pays ». De quoi relancer l’économie ? Grâce à ces politiques, le Portugal a enregistré un recul du PIB de 3,3 % au deuxième trimestre.

Grèce. Le chômage, c’est la mort.

On a fait comme Courrier international.
On a traduit un article du New York Times. Texte initial de Liz Alderman. Traduit par Fanny Campion. (On a pas mal coupé.)

Chef du plus grand département de cancérologie en Grèce, le docteur Kostas Syrigos pensait avoir déjà tout vu. Mais rien ne l’avait préparé à Elena, une femme au chômage, dont le cancer du sein avait été diagnostiqué une année avant qu’elle ne vienne à l’hôpital. Au moment de la consultation, son cancer avait atteint la taille d’une orange et transpercé la peau, laissant une plaie ouverte qu’elle épongeait avec des serviettes en papier. « Lorsque nous avons vu cette patiente, nous sommes restés sans voix », a confié le Dr Syrigos, responsable de service à l’hôpital général Sotiria, situé au centre d’Athènes. « Tout le monde pleurait. Des situations comme ça sont décrites dans les manuels de médecine, mais on ne les rencontre jamais car jusqu’à aujourd’hui, dans ce pays, si on tombait malade, on pouvait obtenir de l’aide. » Avant la crise, les personnes sans emploi bénéficiaient d’une couverture médicale et d’allocations chômage pendant une année. Et ensuite, même après leur fin de droits, même si elles ne pouvaient pas payer, elles continuaient d’être soignées à l’hôpital. Les choses ont changé en juillet 2011, lorsque la Grèce a signé un nouveau prêt avec des créanciers internationaux. Désormais, tel que c’est stipulé dans l’accord, les Grecs en fin de droits doivent payer de leur poche tous leurs frais de santé. Face à ces changements, ils sont de plus en plus nombreux à aller chercher de l’aide ailleurs que dans le système de santé traditionnel. Elena, par exemple, a été envoyée au Dr Syrigos par des médecins appartenant à un mouvement clandestin qui s’est mis en place. « Dans la Grèce d’aujourd’hui, le chômage, c’est la mort », assène le Dr Syrigos. Lorsqu’un cancer est diagnostiqué chez une personne non assurée, « le système l’ignore tout simplement. Elle n’a accès ni à la chimiothérapie, ni à la chirurgie ni même aux simples médicaments. » Le système de santé risque de se détériorer encore : le gouvernement a annoncé une coupe supplémentaire de deux milliards de dollars dans les dépenses de santé, dans le cadre du nouveau plan d’austérité. Avec les caisses de l’État vides, on assiste à une telle diminution du matériel médical que certains patients sont contraints d’apporter eux-mêmes seringues, stents, et autres fournitures. Le Dr Syrigos et plusieurs de ses collègues ont décidé de prendre le problème en main. Il y a quelques mois, ils ont mis en place un réseau clandestin d’aide aux patients non assurés. Hors du cadre officiel, ce réseau fonctionne uniquement grâce aux dons de médicaments venant de pharmacies, de certains laboratoires et même de familles dont un membre est mort du cancer. « Nous formons un réseau de Robins des Bois », affirme le docteur Vichas, cardiologue fondateur du mouvement souterrain au mois de janvier. « Mais cette initiative ne pourra pas durer éternellement, admet-il. À terme, à cause de la crise, les gens ne seront plus capables de faire des dons. C’est pourquoi nous faisons pression sur l’État afin qu’il prenne à nouveau ses responsabilités. »
Coiffée d’un foulard gris et vêtue d’une blouse ample couleur prune, Elena vient chercher des médicaments pour l’aider à supporter les effets de sa récente chimiothérapie. La patiente explique qu’elle s’est retrouvée sans assurance après avoir dû quitter son emploi d’enseignante pour s’occuper de ses parents atteints d’un cancer, et d’un oncle lui aussi malade. Au moment de leur mort, la crise financière avait déjà frappé la Grèce et, à 58 ans, il lui était alors impossible de retrouver un emploi. Elle a paniqué lorsqu’on lui a diagnostiqué le même cancer que celui auquel sa mère avait succombé, se souvient-elle : on lui disait que les traitements coûteraient au minimum 40 000 dollars, et sa famille n’avait plus d’argent. Elle a bien essayé de vendre une parcelle de terrain, mais il n’y avait pas d’acheteurs. Son cancer s’est aggravé et elle n’a pas réussi à trouver de traitement avant d’entendre parler, il y a quelques mois, par le bouche-à-oreille, de la clinique parallèle du Dr Vichas. « S’il n’y avait pas eu ce réseau, je ne me soignerais pas, témoigne- t-elle. En Grèce, aujourd’hui, il faudrait pouvoir signer un contrat avec son corps lui interdisant de tomber gravement malade. »

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