Gloire aux Couillard !

par François Ruffin 23/02/2012 paru dans le Fakir n°(51 ) juin - août 2011

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Dans Contre l’oubli, Henri Calet rend hommage, sans tambour ni trompettes, à Emile Couillard, à Barnabé, à Madame Viboud.
À tous ces héros anonymes qui, à leur tour, devraient trouver une place dans les dictionnaires…

Courage à la petite semaine, grandeur de tous les jours, noblesse d’Andancette… Il faut à ce portrait un cadre des plus simples.

[*Je lisais ça, dans le train qui me menait aux Glières*] et ça tombait bien : Contre l’oubli, de Henri Calet. C’est un romancier « populiste », lui, populiste d’avant que les élites et leurs médias ne défigurent ce mot, de ce « courant littéraire qui – comme le définit le Robert – s’applique à peindre avec réalisme la vie des gens du peuple » (quand nos écrivains du jour ne s’appliquent à peindre que leur propre nombril).

Avec La belle Lurette (qui commence ainsi : « Je suis un produit d’avant-guerre. Je suis né dans un ventre corseté, un ventre 1900. Mauvais début. ») ou Le Bouquet (« On croyait avoir touché le fond, on se trompait. Les casseroles ont un fond, la vie n’en a pas. »), j’avais pris, adolescent, des leçons d’écriture. Voici qu’il revenait pour me délivrer, cette fois, une leçon de journalisme.

C’est qu’Henri Calet a publié, à la Libération, toute une série de papiers, dans Combat notamment, où l’on retrouve son humour sobre, son sourire mélancolique, sa proximité jamais geignarde avec les hommes.
Assez glosé. Recopions des extraits, maintenant.

« Je vous amène Couillard »

[*Le premier article publié le 13 octobre 1944,*] s’intitule « Je vous amène Couillard » :

« Nous avons fait ensemble le long voyage depuis Andancette (Drôme) jusqu’ici, à Paris, pour qu’on l’opère d’urgence. (…) Vous verrez Couillard (Emile), vous verrez sa gueule cassée, déformée, couturée, cicatrisée. Vous verrez ce trou qu’il a dans l’oreille. Vous verrez qu’il est demeuré aussi blagueur qu’avant : dans ce trou, il glisse ou un bout de crayon, ou une cigarette dans le dessein de faire rire son monde. Excellent moral, comme on dit.

Mais, pour nous qui l’avons connu, il est méconnaissable. Il a maigri, ses cheveux ont blanchi. Et puis, on ne le comprend pas bien lorsqu’il parle. Une balle lui a brisé la mâchoire. Il a comme un accent. Une autre balle lui a traversé le cou de part en part, près de la carotide. Une autre balle lui a crevé l’œil droit… Cinq balles en tout dans la tête. Bien visé, milicien !

Non, Couillard ne ressemble plus à l’homme que nous avons connu dans le temps. Quand il allait faire tout seul faire sauter la voie au moyen de petits engins pareils à des porte-plume d’écolier. Tout seul ou en compagnie de son plus grand fils à qui il montrait la façon pratique de s’y prendre. Il était gai alors. (…)

Je vous l’amène. Il faut le sauver. Il a bon espoir, lui ; il dit :
– On me coupe un bout de peau ici (il montre son talon) et on me le fout là (il montre son front derrière quoi se trouve encore l’éclat dangereux).
Nous tous aussi, nous avons bon espoir. Vous allez nous le rendre. Sauvez-le. Ayez bien soin de lui. On l’attend là-bas, à Andancette, près du Rhône, au Creux-de-la-Thine, où il a sa maison et sa femme, et ses quatre petits, et ses nombreux copains. »

« Héros en visite »

[*Un an et une centaine de pages plus loin,*] le 6 octobre 1945, ce « héros en visite » revient :

« On a sonné : c’était Couillard. De temps à autre, Couillard vient me dire un petit bonjour. Il m’est agréable qu’il ne m’oublie pas. (…)
Hier, il m’a amené un copain : Barnabé. C’est également une gueule cassée, mais dans le genre discret : il a une énorme tête blanche en gaze, avec les deux yeux bleus, et sur le dessus, un calot qui paraît trop petit. (…)

Barnabé a l’accent du Nord. Il était métayer dans les environs de Maubeuge. En septembre, il a pris son fusil, mais les Allemands disposaient de mitrailleuses. Il est âgé de quarante-neuf ans ; il a sept enfants ; il aurait pu demeurer chez lui. À peu près la même histoire que Couillard, qui était maçon dans la Drôme et qui a quitté sa femme et ses quatre gosses le 6 juin au matin, en compagnie de vingt-cinq autres ouvriers d’une petite usine de campagne que je connais bien. Ce sont des miliciens qui l’ont abattu.
Même histoire. Ils sont partis simplement tous les deux, volontairement. Ils se ressemblent. Pas jolis, mal habillés, presque vieux, défigurés, déguisés l’un en bébé qui a les oreillons, l’autre…

Ils s’en sont allés car l’heure de la soupe approchait ; ils m’ont promis de revenir bientôt. »

« Madame Viboud »

[*J’aime bien cette voix tranquille, *] qui rend hommage, sans grandiloquence, sans roulement de tambour, à ces « soutiers de la gloire ». Cette voix qui œuvre, humblement, pour qu’on les oublie pas, pas tout de suite, ni eux ni leurs femmes. Ainsi de « Madame Viboud », le 2 avril 1946 :

« C’était une femme ordinaire, encore jeune. Je me rappelle qu’elle avait les cheveux blonds. C’est tout ce que je puis dire vraiment. Pas jolie peut-être. Maintenant, elle me paraît belle, de loin.

C’était en 1944, en juillet. Je remplissais alors les fonctions de directeur d’usine. Il a fallu faire de curieux métiers durant ces dernières années. Cela se passait dans un village de la vallée du Rhône : Andancette. J’étais assez ennuyé avec cette usine sur les bras. Madame Viboud venait me voir tous les quinze jours et je lui remettais une enveloppe contenant la paie de son mari qui avait pris le maquis, en juin, avec vingt-cinq ouvriers de ‘mon’ usine.
Son mari a été tué un soir sur la route nationale par des miliciens. Il y avait trois blessés et un autre cadavre. Le lendemain matin, elle est venue me voir. Elle avait veillé dans une grange où l’on avait déposé les corps ; elle avait aussi soigné les blessés. (…)

Quelques jours plus tard, Madame Viboud quittait le village et de menus bagages. Auparavant, elle a voulu nous dire au revoir ; elle tenait à nous faire un cadeau ; elle a donné à ma femme un morceau de soie blanche de parachute. De quoi confectionner un corsage ou du linge. Ma femme s’en est faite une chemise de nuit.

Madame Viboud se rendait à Romans pour y suivre des cours d’infirmière. Elle avait des dispositions pour cela, de même que d’autres pour entrer en religion. Mais elle devait surtout gagner sa vie et celle de son garçon. À présent, elle travaille à l’hôpital de la ville. Elle va bien, m’a-t-on dit.
Courage à la petite semaine, grandeur de tous les jours, noblesse d’Andancette… Il faut à ce portrait un cadre des plus simples. »

« Je ne suis pas une vedette »

[*Tandis que le TER cheminait de Chambéry à Annecy,*] tandis que la voiture grimpait vers Thorens-Glières, je réfléchissais à ça. Que Ambroise Croizat, Marcel Paul, Maurice-Kriegel Valrimont, etc. devraient, certes, figurer dans le dictionnaire. Mais que les généraux, les musiciens, les princes et les comtesses pourraient se serrer, aussi, pour accueillir les Couillard, les Barnabé, les Madame Viboud, etc.

Ça va être dur, pour tous ceux-là, et pour des millions d’autres, de se faire une place dans le Petit Robert. Heureusement que la littérature est là, parfois, dans le meilleur des cas, le journalisme même, ça arrive, pour leur restituer un nom, un visage, une histoire – derrière l’Histoire officielle, l’Actualité fabriquée avec les lauriers et les frasques des puissants :
« La grandeur dont on parle tant, elle est cachée dans les banlieues, au fond des cours dans des taudis. »

Contre l’oubli, Henri Calet, 2010, Ed. Les cahiers rouges, Grasset.

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