Un monde est mort, il court encore... La preuve par le poulet (4)

par François Ruffin 22/01/2013 paru dans le Fakir n°(57 ) septembre - novembre 2012

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L’élevage de poulets était détruit, au Cameroun. Mais un homme est arrivé : Bernard Njonga. Après une âpre campagne, son association l’a emporté sur la mondialisation. Interdit, désormais, d’importer des poulets congelés…

[*La voie camerounaise*]

En 1994 sont signés les accords de Marrakech. Un peu plus au sud, au Cameroun, l’effet ne se fait pas attendre : les importations de poulets congelés sont multipliées par huit en 1995. A nouveau par deux, en 1996. Encore par quatre en 1997. Toujours par deux en 1998. Puis par trois durant les cinq années qui suivent. Les chiffres sont vertigineux : en moins d’une décennie, ces importations sont multipliées par 370 ! C’est dire si la production locale n’est pas décimée, mais liquidée.
«  J’ai commencé l’élevage en 1993 », témoigne Jean Wakap dans la documentation réunie par Bernard Njonga. L’entretien se déroule dans sa ferme vidée, à Bangoua. « La viande de poulet était incontournable dans les cérémonies autour de moi, et la demande en poulets sur le marché était grande. Avec mes petits moyens, j’ai démarré par une centaine de poussins que j’élevais dans une chambre de ma maison. Après, je suis passé à deux cents, puis à trois cents. Comme l’affaire rapportait, j’ai construit ce bâtiment que vous voyez en 1996, avec certes des bambous raphia, mais une ferme assez solide quand même. J’y élevais mes 300, 400 et parfois 500 poussins. Quand les poulets étaient à maturité, les clients, pour la plupart des gens qui organisaient des funérailles au village, venaient les chercher sur place et j’écoulais les restes sans peine au marché. Bref, je m’en sortais. Début 1999, j’ai constaté qu’à l’approche des grandes cérémonies, les organisateurs ne nous sollicitaient plus trop pour les ravitailler en poulets. C’est là que j’ai vraiment découvert les poulets importés. En quelque temps, c’est devenu une invasion au village. Les femmes les apportaient dans les cartons de Douala ou de Yaoundé pour les faire frire et les servir aux invités. J’ai assisté impuissant à la mort de l’élevage dans mon village. Je n’ai rien pu faire. »
Des milliers de paysans ont subi ce calvaire : la fin du « poulet bicyclette », apporté au marché sur des vélos.

[*Jusqu’à l’OMC*]

Que restait-il à espérer, sur ce champ de ruines ? Rien.
Sauf qu’un homme était là : Bernard Njonga. Et que cet homme n’est pas seul.
Ingénieur agronome, ayant étudié puis exercé en France, en Californie, il était revenu dans son pays. «  Mais je ne souhaitais pas m’enfermer dans un laboratoire. Je me sentais plus à l’aise aux côtés des paysans, sur le terrain.  » Il lance alors, dans les années 1980, un service d’appui aux initiatives locales : « Il n’existait pas d’organisation agricole. Alors, pour mieux les accompagner, j’ai aussi édité le journal La Voix des paysans. Nous les aidions notamment pour faire du petit élevage, ce qui marchait très bien.  » C’est en première ligne qu’à partir de 1999, il assiste à l’envahissement des poulets congelés – bretons, allemands, brésiliens. «  Pendant trois ans, jusque 2002, nous avons essayé de parler, mais les politiques ne nous comprenaient pas. » S’appuyant sur une nouvelle structure, l’Association citoyenne de défense d’intérêts collectifs (Acdic), il se lance alors dans la bataille.

Avec une enquête, d’abord. Avec une équipe, il interroge Jean Wakap et plus de mille autres éleveurs ! Il questionne les douanes et les ministères, ainsi que les importateurs. Estime, avec des économistes, les pertes en devises et en emplois. Il prélève même, sur les marchés, deux cents échantillons de poulets congelés – qu’il envoie au centre Pasteur en France, contre 9 millions de francs CFA, pour démontrer la présence d’agents pathogènes. Et pour finir, il consulte les registres des dispensaires de Douala et Yaoundé, pour lier la fréquence des maladies aux microbes sur le poulet ! De cette investigation, il tire un rapport d’étude de 300 pages qui devient la base, au Cameroun, pour comprendre la filière avicole.
Il renforce ensuite son organisation. L’Acdic compte alors 11 900 membres, des paysans bien sûr, mais aussi des consommateurs dans les villes, des fonctionnaires. Mieux : se modernisant, il lance « Acdic-infos », un service d’information par SMS, avec des messages de 160 signes maximum. Avec 190 000 abonnés, c’est le service de ce genre le plus lu au Cameroun.
Ainsi armé, vient la campagne elle-même : « On a reçu un soutien international, avec la présence de José Bové. Il est extrêmement populaire, ici. La première fois, ça a donné une manifestation formidable. Du coup, la deuxième fois, le gouvernement lui a interdit l’accès, il est resté bloqué à l’aéroport. Mais l’effet a été encore pire pour eux. » Sur le plan diplomatique, Bernard Njonga se rend alors à Genève, au siège de l’Organisation mondiale du commerce. Il y rencontre son président, Pascal Lamy. Il intervient par trois fois en assemblée générale. Et il convainc les libre-échangistes eux-mêmes que le poulet, au Cameroun, réclame sans doute une exception.

[*Virage protectionniste*]

Voilà qui paye : l’État camerounais prend des mesures. Il impose des quotas. Élève les droits de douanes de 23 à 43%. Le tout s’accompagne, côté citoyens, d’une propagande efficace : d’après un sondage réalisé en juillet 2005 par l’Acdic elle-même, « 66,5% des consommateurs des villes de Douala, Yaoundé, Bafoussam sont au courant de la campagne », et « 86,2% préfèrent le poulet local au poulet congelé ».
Dès le virage protectionniste, les résultats sont spectaculaires : « L’aviculture camerounaise connaît une progression de production et de vente de 30 % par an  », «  le nombre de petits aviculteurs locaux augmente de 20% par an », « au moins deux unités d’abattage et deux chaînes de froid sont installées au Cameroun  ». Et désormais, «  la production nationale couvre les besoins du pays  ».
Jusqu’à cette victoire finale : «  En 2006, nous avons obtenu l’interdiction des importations de poulets congelés. Qui sont revenues, aujourd’hui, à peu près à leur niveau d’avant Marrakech. C’est-à-dire juste de quoi servir les expatriés.  »
Qui ne sauraient survivre, en Afrique, sans poulet breton !
Dans le dossier du poulet, le Cameroun est donc revenu du néant. Contre les forces unies de la mondialisation, la « solution citoyenne  » s’est imposée. Mais pas par hasard, ou par la seule vertu d’idées généreuses. Non, via une méthode, classique à vrai dire :
L’enquête, pour avoir des idées justes.
La propagande, pour conquérir les esprits.
Le rapport de forces, pour imposer nos mesures.

Que d’illusions l’on nourrit si l’on espère, par la grâce d’un blog, ou d’un communiqué, convertir une filière, voire changer la société, sans en passer par ce long chemin…

[(

**[*La bataille du poulet n’a pas eu lieu...*]

À l’inverse du Cameroun, il suffisait chez nous de savoir ça. Qu’aucun de nos appels dans la gauche bretonne ne nous mènerait à un aviculteur de chez Doux, et la suite de l’histoire était écrite. Autour de cette affaire, il n’y a même pas eu de bataille, seulement des coups de colère balancés dans la presse, ou sur des blogs. Nul bras de fer, entre les productivistes et les autres, les gentils. Les uns étaient organisés, avec un plan pour «  la filière avicole à l’horizon 2025 », les autres, marginalisés, avec de jolies déclarations de principe en bandoulière. C’était plié d’avance.
On peut bien dénoncer la puissance de la FNSEA, mais il faut surtout s’en prendre à notre propre faiblesse. A notre maigre implantation dans ce secteur, et ailleurs. A notre cercle trop fermé, voire un peu consanguin, sphère militante qui se vit comme assiégée, perdante d’avance – et le « nous », ici, n’est pas une figure de style : c’est d’une autocritique qu’il s’agit. D’entrevoir nos propres limites pour les dépasser. Pour qu’à la prochaine affaire Doux, pour qu’aux futurs soubresauts de la zone euro, la bataille idéologique, sociale, politique ait lieu. Et qu’on remporte la victoire, en suivant le « modèle camerounais »…)]

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  • comme quoi le protectionnisme a du bon. je suis contente de lire votre article car j’avais vu un reportage sur le poulet congelé qui inondait le marché africain et c’était déprimant.

  • bonjour BERNARD je suis étudiante à l’IPR/IFRA de Bamako je finis mon cycle de TS sur le thème suivant : impact de l’importation des poulets congelés sur la viande locale cas de Niamey où l’on retrouve ce produit dans toutes les rues et ruelles . Il est soit étalé frais ou rôti sans aucune protection du vent ou autre il sort parfois des chambres froides à _18°c puis conditionner dans des frigos qui ne marchent pas et pour tenir la conservation on met des glaçons. MERCI

  • C’est vraiment génial, cette histoire. Merci de cette publication...On aimerait plus souvent entendre ce genre d’infos ...aux infos radiophoniques, par exemple.