Sortir de la Macronarchie !

par François Ruffin 29/01/2019 paru dans le Fakir n°(85) Date de parution :juillet août

On a besoin de vous

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« Mais vous êtes l’homme de la séparation des pouvoirs, bon sang ! Et ils vous mettent ici, les enfoirés ! » On a fait une drôle de rencontre, dans les jardins de l’Assemblée. Et on est revenus causer démocratie et Constitution, dérive monarchique de Macron...

« Alors, on la rentre, cette chemise dans le pantalon ?
— Ah non ! Pas vous ! Pas vous aussi !
— Hi ! hi ! hi ! »

Ça lui secoue sa perruque, à Montesquieu, ce rire contenu.
Il est taquin.
Très taquin.
C’était l’été dernier. Entre deux séances, je me reposais dans ce coin de jardin du Palais Bourbon. C’est moins bondé que la buvette. Entre l’hôtel de Lassay et l’entrée de l’Hémicycle, tout est taillé au poil, pas un brin d’herbe qui dépasse, et je lisais à l’ombre des taillis, sous le regard d’une statue.
C’est qui, ce mec‑là ? je m’étais demandé. Un aristo, c’est sûr, vu les fringues, la moumoute, et puis il se la pète un peu, le doigt sur la tempe, genre grand penseur, une pile de bouquins sous le coude, les jambes croisées. Je me suis approché, un nom serait peut‑être inscrit sur le piédestal. Non, rien, aucun blase d’indiqué. Bon, qu’importe, sapé comme ça, ça devait être un lèche‑bottes quelconque à Louis XIV...
« Montesquieu. »
Hein ?
« Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu. »
« Putain de bordel de merde ! », j’ai bondi, et mon coeur pareil. C’était... c’était la statue qui me causait !
La voix, déjà caverneuse, m’a grondé : « Si vous souhaitez que nous entretenions une conversation, cher ami, il va vous falloir châtier votre langage. Et ne plus me traiter de ‘‘lèche‑bottes quelconque’’. »

Je l’avais vexé.
C’est à cause de ça, peut‑être, qu’il était sorti de son
silence.
« Ah non, pardon, vous, je vous respecte... » Je me suis assis dans le fauteuil en bois, pour me remettre. Puis j’ai éclaté de rire : « Ah l’ironie ! Ah ils sont forts, les salopiots ! »
Mon fou rire ne s’arrêtait plus.
J’étais secoué de spasmes.

**Taylorisme parlementaire

« Qu’est‑ce qui vous prend, mon garçon ?
— Mais vous êtes l’homme de la séparation des pouvoirs, bon sang ! Et ils vous mettent ici, les enfoirés !
— Je vous ai déjà prévenu ! Votre langage !
— Les gredins, si vous préférez ! Les brigands ! Tous les jours, cette Assemblée, ils la violent, ils la piétinent, ils la rabaissent, ils la vident ! Tous les jours, ils la détruisent ! Tous les jours, ils l’asservissent au monarque ! Et sous vos yeux, donc, tout ça ! Comme une caution ! “Séparation des pouvoirs”, mon oeil ! Vous ne trouvez pas qu’ils se fichent de vous ?

— Je ne sais pas, je prends ça avec philosophie. Et puis, on ne me tient guère au courant. Je vois passer les ministres, je tends l’oreille pour capter un propos, j’accroche un titre à la une des gazettes, mais de loin... Racontez‑moi un peu, mon âme se prend à tout.
— Par où commencer ?
— Par le commencement. À votre entrée au Parlement, quelle fut votre surprise ?
— Je dirais... le taylorisme.
— Le quoi ?
— Nous votons à la chaîne. C’est un peu comme une usine à lois. On a siégé jusqu’à une heure du matin, on va recommencer pareil ce soir, et idem demain. C’est un marathon législatif, avec le président de Rugy pour surveiller la cadence : “Nous avançons au rythme de quinze amendements par heure. Nous en avons passé cinquante en revue, il nous en reste 292.” Et pour garder ce rythme, lui ne chipote pas : “Qui est pour qui est contre l’amendement est rejeté.” J’ai ôté la ponctuation, je pourrais enlever les espaces aussi, tant les trois phrases sont prononcées en un seul souffle : “Quiestpourquiestcontrel’amendementestrejeté.” Le président, d’ailleurs, ne relève pas la tête, ne compte pas les bras levés, énonce le rejet en automate.
Et nous passons à l’amendement suivant.
Parfois, un “scrutin public’’ est réclamé : ‘‘Le scrutin est ouvert le scrutin est fermé’’ lance le président, avec aucune pause au milieu, même pas une respiration, peut‑être une demi‑croche. Et c’est dans cet intervalle qu’il faut se précipiter sur le boîtier devant nous, ‘‘Pour’’, ‘‘Contre’’, ‘‘Abstention’’, et presser le bon bouton. C’est notre PlayStation à nous, façon de tester nos réflexes nocturnes... Et nous passons à l’amendement suivant. Sauf exception, la ministre, elle, ne répond pas...
— Mais il n’y a pas de débat ?
— Fort peu. À titre d’exception.
— Comment vous expliquez ça ?
— Le président de la République dispose d’une majorité automatique et pléthorique. Pourquoi s’embêteraient‑ils à convaincre ? Tiens, je viens d’ailleurs de présenter un amendement qui, je crois, vous aurait plu.
— Ah oui, lequel ?
— Pour que élections présidentielle et
législatives se déroulent à un an d’intervalle.
— Et alors ?
— ‘‘Quiestpourquiestcontrel’amendementestrejeté.’’
Du coup, j’en ai défendu un second, pour que les deux élections se déroulent le même jour. Même triomphe...
— Pardonnez‑moi, mais j’en mesure mal le dessein.
— C’est le vice originel, d’après moi : comment sont élus les députés ? Dans la foulée de l’élection présidentielle, comme une confirmation, un prolongement, une amplification de ce scrutin. S’ils sont candidats, c’est que le Président les a retenus, leur a accordé une circonscription comme une faveur. S’ils remportent l’élection, c’est avec cet argument majeur : à côté de leur trombine, sur les affiches, ils ont mis la tête du Président, et ils ont indiqué en dessous, en grand, ‘‘soutenu par le Président’’. Un âne serait élu, bien souvent. Ils lui doivent tout. Leur légitimité propre, au fond, est nulle, et parfois ils l’avouent  : ‘‘Je ne me sens pas encore légitime.’’ Du coup, leur fidélité est totale, presque aveugle. Et ils font du Parlement une chambre d’enregistrement des désirs du Président.
— Hum hum, c’est embarrassant. ‘‘Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir.’’
— Ici, rien ne l’arrête. Pouvoirs exécutif et législatif sont confondus, et à vrai dire concentrés en une seule personne. Je le devinais, auparavant, mais de siéger ici, ça me rend plus aiguisé là‑dessus : nous sommes dans une monarchie absolue renouvelable tous les cinq ans...
— Vous êtes bien péremptoire, jeune homme. »

**Ventriloque du président

« Alors, cher baron de la Brède...
— Ne vous moquez pas de moi !
— Citoyen Montesquieu, si vous préférez : avez‑vous lu, sur Internet, l’entretien qu’à donné Emmanuel Macron au magazine américain Forbes  ?
— Eh non, je ne suis toujours pas connecté.
— Ça pourrait nourrir vos réflexions. Il déclare ceci, simplement : ‘‘Je vais supprimer l’exit tax l’an prochain.’’ Inutile de revenir sur le fond, sur le cadeau aux très riches, etc., mais c’est la forme qui peut vous intéresser : l’idée lui en est venue pendant la nuit, il l’annonce à ses amis milliardaires, et pour lui, c’est comme si c’était fait, comme si les députés l’avaient déjà voté. C’est juste une formalité à accomplir. Et il a bien raison, ça marche comme ça.
— Et personne ne s’est soulevé contre ce dysfonctionnement ?
— Mieux : personne ne l’a même noté ! Ça appartient au paysage. On ne le remarque même plus, tellement ce fonctionnement est permanent.
Un autre truc qui me choque, moi, dans le même registre : la proposition de loi sur les fake news. Je vous récapitule : monsieur Macron est un garçon un peu soupe au lait, susceptible. Durant la campagne, il ne supportait pas les attaques envers lui : les Macronleaks, les rumeurs de compte offshore, les bruits d’homosexualité.
Il mandate alors Jean Ennochi, un spécialiste du droit de la presse, pour rechercher insultes et insinuations, pour attaquer en justice : ‘‘Il souhaitait systématiquement riposter à toutes les attaques, témoigne l’universitaire. Il ne supportait pas les mises en cause personnelles !
Il fallait lui expliquer que l’on ne pouvait pas toujours poursuivre.’’ Et voilà que, lors de ses voeux à la presse, le 3 janvier, il dévoile son caprice : un texte de loi sur les fake news, soi‑disant pour contrer la propagande russe.
— C’est le fait du prince ?
— On pourrait dire ça. Mais le plus drôle arrive : normalement, ça devrait être un projet de loi, puisque c’est voulu par l’Élysée, puisque c’est préparé par le ministère de la Culture. Mais non, c’est transformé en une proposition de loi. On fait comme si c’était un député, un Marcheur, à qui était venue cette idée, qu’il avait courageusement rédigé ça dans son coin, et qu’il allait le défendre avec force et conviction à la tribune.
C’est un numéro de ventriloquie. Le Parlement n’est que le pantin du Président. Et pourquoi procéder par ce biais ? Parce qu’un projet de loi réclame une “étude d’impact”, pour évaluer les conséquences de la mesure, et que ça prend plusieurs mois. Tandis qu’avec une proposition de loi, on peut s’en passer. Or, Macron...
— Monsieur Macron. Je tiens aux formes.
— Si vous voulez. Monsieur Macron veut que son machin sur les fake news s’applique dès les européennes, et comme on ne peut pas modifier le code électoral l’année précédant une élection, il faut qu’on se dépêche... Du coup, ils ont choisi un parlementaire, Bruno Studer, comme marionnette, et cet inconnu au bataillon se verra offrir une minute de gloire.
—  “Quand, dans un royaume, il y a plus d’avantages à faire sa cour qu’à faire son devoir, tout est perdu...” Votre description est fort inquiétante, en effet, pour le pouvoir législatif.
— Deux mots, deux mensonges.
— Pardon ?
— On disait de l’Union des républiques socialistes soviétiques : quatre mots, quatre mensonges. Eh bien, pouvoir législatif, c’est pareil : deux mots, deux mensonges. Nous ne faisons pas la loi ici, à la rigueur nous la modifions à la marge. Et de pouvoir, nous n’en avons pas...
— En fut‑il toujours ainsi, d’après vous ?
— Je l’ai cru. Je pensais ‘‘C’est la Ve République’’, ‘‘C’est le régime présidentiel’’. Et pour l’essentiel, c’est bien vrai. D’ailleurs, Johanna, mon attachée, m’a remis une interview d’un prof de droit, ancien membre du Conseil constitutionnel, Jean‑Claude Colliard, parue en 2007 dans Les Échos :

‘‘Il est devenu faux de dire que le Parlement ‘fait la loi’. Aujourd’hui, beaucoup de textes sont imposés par la réglementation européenne. Pour le reste, les cabinets préparent les projets. Il serait donc plus juste d’affirmer que, désormais, le Parlement ‘vote’ la loi.
En d’autres termes, il donne une sanction politique à un projet technique.’’

Et plus loin :

‘‘Depuis 1962, le fameux ‘fait majoritaire’ s’est installé dans la vie politique française, l’habitude a donc été prise qu’une majorité parlementaire soit totalement fidèle au président de la République et soutienne son action.’’

Le malaise date donc, au moins, de 1962.
Et pourtant, chaque fois que, le matin, au petit‑déjeuner, je déjeune avec des députés plus anciens, avec des rescapés de l’‘‘ancien monde’’, eux perçoivent, sous Macron, une dégradation. Avant, semble‑t‑il, le Parlement était un peu moins bafoué. Le gouvernement y mettait les formes. Aujourd’hui, il veut inscrire notre rôle de paillasson dans la Constitution... »

**« Je ne veux pas être efficace. »

« Aaaaaaaah !
— Qu’est‑ce qui vous prend, sieur Ruffin ?
— Je sors d’un entretien, dans la bibliothèque, avec François de Rugy et il m’énerve ! Il m’énerve ! Je me suis contenu devant lui, devant les journalistes de Marianne, mais excusez‑moi...
— Faites, faites.
— Aaaaaaaaah !
— Ne hurlez pas si fort, on croirait Tarzan ! Qu’est‑ce qui vous agace tant ?
— Y a un truc physique, j’avoue, j’y peux rien. Quand il me cause, avec sa voix suffisante, ses grands airs, je respire l’aristo... Oh, pardon, marquis !
— Je vous en prie.
— Enfin bon, avec son arrogance, je me sens paysan face au seigneur, et ça me fait bouillir de la jacquerie dans le ventre. Mais c’est son hypocrisie, surtout, qui m’insupporte...
— À quel sujet ?
— Il est le président de l’Assemblée nationale, il devrait donc défendre l’Assemblée nationale. Or il se fait le complice quotidien de l’Élysée. À faire passer le glyphosate à deux heures du matin. À nous faire siéger, du lundi au dimanche, sept jours sur sept, et des sessions extraordinaires l’été, pour que le gouvernement nous gave de lois. Et maintenant, la réforme du Parlement.
Une seule question devrait, pour moi, se poser : comment couper le cordon entre l’Assemblée et l’Élysée ? Mais c’est tout l’inverse, là : le but est de le renforcer ! De raccourcir la longueur de la laisse !
La genèse de cette réforme, déjà, à mon sens, illustre la confusion des pouvoirs, leur concentration : c’est l’Élysée qui l’a ordonnée, au nom de l’“efficacité”. C’est le chef de l’État qui réclame l’accélération de la procédure parlementaire. C’est lui qui souhaite davantage contrôler notre ordre du jour. Bref, c’est une mainmise, flagrante, de l’exécutif sur le législatif. L’Opinion titre d’ailleurs ‘‘Comment le Parlement va être bridé’’... comme s’il ne l’était pas suffisamment jusqu’ici ! Le Monde estime que ça va ‘‘réduire les pouvoirs du Parlement’’... comme s’ils étaient considérables !

Face à ce putsch, comment réagit le président de l’Assemblée nationale ? Le combat‑il ? Non, il accepte, il consent, il obéit, à la rigueur il chipote sur une virgule. De quoi François de Rugy vient‑il de se vanter, devant moi, tout à l’heure ? “Si je devais être un champion, ce serait celui d’un Parlement efficace.” J’ai l’impression d’entendre un écho de Macron...
La vérité, c’est que le président de l’Assemblée n’est que le valet de l’Élysée. Son factotum. Son subordonné. Il lui doit tout, lui aussi. Comment François de Rugy a‑t‑il été choisi pour accéder au perchoir ? Pour sa droiture ? Pour sa sagacité ? Non, c’est Emmanuel Macron qui l’a sélectionné, prime au plus opportuniste, au rallié de la 25e heure, au plus fragile donc. La docilité, c’est sa garantie de survie, à de Rugy. Va‑t‑il même s’opposer au plan social ?
— Quel plan social ?
— Le passage de 577 à 400 députés, décidé là aussi depuis l’Elysée.
— Dans quel but ?
— Je l’ignore. C’est une logique de PDG. Macron a raisonné comme ça, j’imagine : ‘‘Je veux de l’efficacité. Il y a trop de personnel. Donc je vais couper là‑dedans.’’ Au début, ils le justifiaient par une logique d’économies. Il y avait quelques millions à gratter, et je les admonestais : si ça coûte trop cher, eh bien, allons‑y carrément ! Supprimons‑le, ce Parlement ! Mais là, dans mon échange avec de Rugy, il n’ose même plus se réfugier derrière cette minable comptabilité. Maintenant, c’est : ‘‘Les 60 à 80 millions qui seront épargnés, cela permettra aux députés d’avoir plus de moyens et d’embaucher.’’ Mais est‑ce que je rêve d’embaucher, moi ? Est‑ce que j’aspire à faire tourner une PME parlementaire ? Avec une tripotée d’assistants pour écrire mes discours ?
Nan, député, moi je vois ça comme un artisanat.
Mais c’est un prétexte, de toute façon.
C’est un faux‑jeton complet, de Rugy : Macron a délivré ses ordres, et maintenant, lui vient l’habiller avec des raisons et des justifications. Il devrait résister à l’Élysée, c’est sa mission, et à l’inverse il en est... ah, je me retiens de prononcer ce mot...
— Le collabo ?
— Ah, c’est vous qui l’avez dit ! Vous, Montesquieu, le modéré...
— Vous redoutez pour votre siège, n’est‑ il pas ? Vous songez : ‘‘La bataille sera rude pour conserver ma place en 2022’’ ?
— Non, non, non. Je suis inquiet pour moi, c’est vrai. Mais moins pour ma place que pour mon âme...
— Fichtre ! Deux siècles après nos Lumières, cette chose existe donc encore ?
— Vous savez, depuis le début de mon mandat, à travers toutes les lois, j’aperçois la montée du — je nomme ça ainsi ‑ du « fonctionnalisme ». Un économisme prend le pas, toujours davantage, sur l’humain. Avec la loi Travail, c’est le salarié qui doit s’adapter, toujours plus, aux besoins de son entreprise, plongé dans un bain de concurrence. Avec les universités, c’est la concurrence instaurée dès le bac, concurrence entre les jeunes, concurrence entre les facs, avec des lettres de motivation à rédiger, qui ne seront pas lues, mais il faut se préparer à toute une carrière d’humiliations. Et dans tous les textes, le nouveau pacte ferroviaire, ou le secret des affaires, ou le logement, la concurrence, concurrence, concurrence, règne à tous les alinéas. C’est la vertu cardinale, cette Concurrence. Les femmes et les hommes sont réduits à des agents, des agents économiques.
C’est au tour, maintenant, de leurs représentants.
C’est à notre tour de devenir des machines.
Qu’est‑ce que j’ai à apporter, moi, au monde, aux autres, à la démocratie ? De l’humour et de la colère, de la fantaisie et des espérances, de la mélancolie et du tumulte. Mais de tout ça, ils n’en veulent plus. Il leur faut des efficaces. Ils veulent des technocrates, le nez collé sur les projets de loi, alinéa après alinéa, des professionnels de l’amendement. Ils veulent faire de l’Assemblée nationale, de ce lieu où, en théorie, très en théorie, se décide notre destin commun, ils veulent en faire un petit conclave de juristes. Ils veulent nous étouffer !

— Parano ! Vous me rappelez Rousseau !
— Il n’y aurait que de Rugy... Il n’y aurait que Macron... Au nom du Peuple, je leur ferais un bras d’honneur. Mais justement, le Peuple... Je sens la pression d’en bas, comme pris en tenaille, par les électeurs, leurs vannes au bistro, leurs commentaires sur facebook, qui dénoncent les bancs vides dans l’Hémicycle, comme quoi on est payés (et bien payés, même) pour voter, à la limite sept jours sur sept, vingt‑quatre heures sur vingt‑quatre. Eux aussi, ils nous enfermeraient volontiers dans cette prison dorée, ils nous transformeraient en robots‑techno, bons à presser des boutons, à empiler les amendements...
— C’est une grave maladie, à vous entendre, la députite...
— C’est que je porte un autre idéal, qui ne coupe pas la Loi de la Vie. Qui veut mêler l’Assemblée et la société. Comment peut‑on “représenter” des hommes qu’on ne croise plus ? qu’on n’écoute plus ? Ou alors, dans les cérémonies officielles... On fait de la politique pour le bien commun, certes, mais aussi pour des raisons personnelles. Et je les avais détaillées, moi, en me présentant : la quête d’un ‘‘Nous’’. Qui ne l’éprouve pas, la solitude ? Depuis la jeunesse, je me sens comme séparé du monde, et au fond je lutte pour le rejoindre. J’envie Maurice Kriegel‑Valrimont, je perçois sa joie nostalgique, lorsque, député communiste, il logeait chez le militant : ‘‘J’étais l’élu des mineurs et des sidérurgistes de Lorraine. Je me suis battu avec eux contre le Comité des forges.
C’était une satisfaction permanente. Je mangeais chez eux, je dormais chez eux quelquefois. Nous étions une force motrice de la réalité quotidienne, et c’était beau.’’

Si j’ai candidaté comme député, c’est pour cette fusion avec le peuple, aussi. Et me voilà, au contraire, détaché de lui ! Envoyé comme en exil du lundi au vendredi !
Plus le temps de vivre à ses côtés...
Et même, les livres... Comment peut‑ on, également, ramener des idées neuves, fraîches, pertinentes, si l’on cesse de lire et d’écrire ? J’ai besoin de respirer, oui, et mon sentiment, mon inquiétude, c’est qu’ils veulent nous asphyxier l’âme, nous l’assécher, nous la racornir. Ici, je me sens rétrécir...
— Calmez‑ vous, mon cher ! Il fait doux, le soleil brille, asseyez‑vous et humez le parfum des roses. À vous entendre, je me dis : “Il faudrait convaincre les hommes du bonheur qu’ils ignorent, lors même qu’ils en jouissent.”
— Je voudrais les convaincre, moi, les hommes, de ne pas céder les pleins pouvoirs à un seul... »

**Vive la monarchie !

« Je prenais un café, ce matin, au Bourbon, le bistro à côté, avec des ex‑Marcheurs. Des déçus du macronisme. J’ignore pourquoi, mais ils viennent s’épancher auprès de moi. Quand je les écoute, s’ils sont amers, c’est parce que, durant la campagne, on leur causait de ‘‘community’’, d’‘‘horizontalité’’, de ‘‘co‑working’’, d’intelligence collective. Et ce baratin tranche, en effet, avec son exercice solitaire, vertical, du pouvoir. D’ailleurs, vous avez lu l’entretien de Macron à la NRF ?
— Je n’ai pas ce loisir.
— Il a cette phrase, dedans : ‘‘J’assume totalement la verticalité du pouvoir.’’ Dans la foulée, il dit ‘‘haïr l’exercice consistant à expliquer les leviers d’une décision’’. Il s’agace un peu devant le temps consacré à la ‘‘délibération’’, c’est‑à‑dire au débat démocratique  : ‘‘Il faut faire attention qu’il ne devienne pas de l’indéterminé. Le délibératif est une phase transitoire.’’ Même le libéral L’Opinion commente : ‘‘Cet entretien s’inscrit dans la vision monarchique...”
— Monarchique !
— Eh oui, ça vous parle ?

‘‘Cet entretien s’inscrit dans la vision monarchique, et assumée comme telle, qu’Emmanuel Macron avait développée avant son élection. Dans un entretien à l’hebdomadaire Le 1, dans le numéro de juillet 2015, il expliquait déjà ‘qu’il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du Roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort.’ N’avouait‑il pas non plus, dans un entretien à Paris‑Match à la veille de la Présidentielle que ‘le moment que nous vivons à quelque chose de napoléonien’  ?’’


—  “La raison pourquoi la plupart des gouvernements de la Terre sont despotiques, c’est que cela se fait tout seul...”
— Eh oui, Macron se voit, manifestement, comme un homme‑providentiel : ‘‘Je ne suis que l’émanation du peuple français pour le romanesque’’, confie‑t‑il toujours à la NRF. Avec une mission grandiose : nous faire ‘‘sortir de l’insignifiance’’, nous faire ‘‘renouer avec un souffle plus profond’’, nous faire entrer ‘‘dans une nouvelle aventure où le tragique s’invite’’ ! Quand on est ‘‘en marche’’, il faut toujours un guide, un duce... Nous l’avons trouvé.
— Vous appréciez peu monsieur Macron ?
— Vous êtes clairvoyant.
— Au risque que cette animosité obscurcisse votre jugement ?
— C’est possible.
— Aussi, d’après vous, si vous délaissez votre ressentiment : cette monarchisation, n’est‑ce que le penchant personnel de monsieur Macron ? Ou cela reflète‑t‑il, plus largement, une époque ?
— ‘‘De quoi Macron est‑il le nom ?’’ C’est ça, votre question ? Allons‑y, Alonzo.
Vous savez, c’est devenu un tic, chez les élites, médiatiques ou politiques, de dénoncer le ‘‘populisme’’. Depuis une dizaine d’années, au moins. Je me souviens de l’éditorial de Serge July, dans Libération, le 29 mai 2005, après la victoire du ‘‘Non’’ au Traité constitutionnel européen : ‘‘une épidémie de populisme’’. Après ce jour, après ces 55 %, c’est ancré, c’est marqué : leur projet, ‘‘la concurrence libre et non faussée’’, les peuples, le nôtre en tout cas, n’en veulent pas. Leur projet est démocratiquement mort.
Cela ne signifie pas qu’il est mort tout court : il suffit de contourner la démocratie.
Je cite souvent un rapport, publié en 1975, de la Commission trilatérale – qui rassemble les élites japonaise, américaine, européenne.

Ce texte était intitulé Crisis of Democracy, Crise de la démocratie. Ou plutôt, ‘‘Crise de démocratie’’. Parce que le problème, là, d’après ces experts, c’est qu’on avait trop de démocratie. Il fallait, bon, peut‑être pas s’en débarrasser, mais calmer tout ça. Samuel Huntington, l’inventeur du ‘‘choc des civilisations’’, énonçait ainsi :

‘‘Ce qui est nécessaire est un degré plus grand de modération dans la démocratie. (…) Le bon fonctionnement d’un système politique démocratique requiert habituellement une certaine mesure d’apathie et de non‑engagement d’une partie des individus et des groupes.’

Les élites, aujourd’hui, poussent le bouchon plus loin que cette seule ‘‘apathie politique’’. Dans son livre, L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie !, le journaliste Hervé Kempf a collecté un paquet de citations, éclairantes, sur cette ‘‘démocratie formelle’’ qui vire à la ‘‘dictature informelle’’ :
Christophe Barbier, rédacteur en chef de L’Express, recommande un nouveau traité européen, mais puisque ‘‘les peuples ne valideront jamais un tel traité (…), un putsch légitime est nécessaire’’.
James Lovelock, scientifique influent : ‘‘Face à la crise écologique, il peut être nécessaire de mettre la démocratie de côté pour un moment.’’
Georges Steiner, essayiste :

‘‘Il est concevable que la solution dans les grandes crises économiques soit une solution à la chinoise, technocratique. Que nous évoluions vers un despotisme libéral. Ce n’est pas un oxymore. Il reviendra peut‑être à des despotismes technologiques d’affronter les grandes crises qui dépassent les systèmes libéraux traditionnels.’’


— Monsieur Macron illustrerait ce ‘‘despotisme libéral’’  ?
— Il le sent bien que la base sociale, pour son projet, est étroite, fragile. Et je vais tenter, c’est pas mon fort, de reprendre de la hauteur.
J’ai reçu un courriel, passionnant, d’un ami philosophe, helléniste, latiniste, qui s’intéresse aux premiers temps de la démocratie. D’après lui, avec Macron, on a une alliance entre deux traditions : d’abord, une tradition aristocratique, qui méprisait le parlement, qui n’y voyait que du blabla, qui dénonçait la bourgeoisie comme une ‘‘classe discutante’’. C’est la tentation monarchique, antiparlementaire, déjà évoquée plus haut.
Ensuite, une tradition technocratique, qui confie le pouvoir aux sachants (les experts, les administrateurs, les intellectuels officiels...). Les institutions européennes sont nées ainsi, c’est dans leur ADN, et il est naturel que le Parlement n’y ait qu’un mini‑pouvoir, ou qu’elles s’assoient sur les consultations populaires.

L’on assisterait, en France, avec M. Macron, au même putsch contre le politique. Il m’a joint l’extrait d’un entretien avec l’historien Patrick Weil, paru dans la Revue des droits de l’homme :

Les Français se retrouvent avec, à la tête du pays, un homme qui représente le coeur de la haute administration. Cette haute administration nous a dirigés depuis très longtemps, mais toujours par l’intermédiation politique. Désormais elle a conquis le pouvoir direct. Comme les animaux de La ferme des animaux de George Orwell, certains de ces fonctionnaires formés et recrutés pour servir en ont eu marre de servir ou de prendre le temps de se former au métier politique et aux processus démocratiques. Ils ont décidé de renverser leurs patrons politiques, de gauche, de droite, puis du centre, tous perçus et construits comme vieux et hors d’usage. Pour accéder au pouvoir, ils avaient dû les rallier en se séparant, les uns allant vers la gauche, les autres vers la droite ou le centre. Grâce à Macron, dans l’extase de l’‘‘En même temps’’, formule clef de leur formation commune, celle de Sciences Po Paris, ils peuvent enfin tous se retrouver. Les voilà donc au pouvoir. Et leur idéal, maintenant, on dirait, c’est de nous transformer à notre tour, nous, les députés, en technocrates... »

**Habillage démocratique

« Alors, cette chemise ? Hi hi hi.
— Oh non !
— Même votre maman, même Stéphane Bern vous le disent...
— Ça me stupéfiait toujours, cette hystérie. Et puis, j’ai réfléchi. Vous connaissez le conte d’Andersen, Les habits neufs de l’Empereur ? Avec l’enfant qui vient crier ‘‘Le roi est nu, le roi est nu’’  ? Eh bien, au début, je croyais que c’était ça, mon rôle, venir crier ‘‘L’Assemblée est nue ! L’Assemblée est nue !’’, que la loi ne se fait pas là, que la séparation des pouvoirs n’est qu’une fiction, le Parlement une chambre d’enregistrement...
— Vous m’avez déjà récité vos formules.
— Eh bien, après le non‑port de cravate, après la chemise hors du pantalon, après le maillot d’Eaucourt‑sur‑Somme, j’ai compris. Pourquoi ce délire ? Parce que nous n’avons plus que ça, que ce cinéma. Notre histoire s’est offert des crises parlementaires : il ne nous reste que des crises vestimentaires !
Avec mon cri, ‘‘L’Assemblée est nue ! L’Assemblée est nue !’’, je me trompais, sans doute. C’est presque l’inverse qu’il faudrait dire : l’Assemblée n’est qu’habit. De pouvoir, elle n’en a pas, elle n’en a que l’apparat.
Comme beaucoup de nouveaux élus, j’ai fait visiter le Palais Bourbon à ma famille.
Dans le salon Delacroix, mon fils Joseph, âgé de neuf ans, s’est planté le nez vers le plafond : ‘‘Tu as vu le beau lustre, papa ?’’ Et j’ai songé, ‘‘tu as raison, mon fils, c’est juste du lustre’’. Mais derrière ce lustre, derrière les dorures, derrière les apparences, le vide.
Et quand les journalistes de Marianne, de même, se sont rendus à la bibliothèque, durant dix minutes ils se sont exclamés sur les meubles anciens, sur les ouvrages reliés en cuir, sur le décorum, qui nourrit une illusion.
Derrière, l’insignifiance de notre pouvoir. Derrière, l’inutilité de notre fonction.
D’où la panique, en fait, lorsqu’on touche à l’habit, qui fait le parlementaire. C’est un député de l’UDI, Thierry Benoit, qui a le mieux résumé ça. Dans l’Hémicycle, durant mon intervention sur le foot, il s’égosillait : ‘‘Charlot en maillot !’’ Je l’ai retrouvé, ensuite, à la Commission des affaires économiques, et j’ai éclaté de rire : ‘‘Bah alors ? Qu’est‑ce qui t’a pris ? T’as pété un câble ?’’, je l’ai taquiné. Et lui de me répondre : ‘‘Je t’aime bien tu sais, mais là, si on vient en maillot, quand est‑ce qu’ils vont nous retirer la garde républicaine ? Quand est‑ce qu’ils vont nous ôter les huissiers avec leurs chaînes ? Qu’est‑ce qu’il va nous rester ?’’ Qu’est‑ce qu’il va nous rester, en effet, si on nous enlève les apparences ?
Mais je pousserais ma métaphore textile un cran plus loin. Ce dimanche midi, en rentrant du foot, j’entendais Stéphane Travert sur France Inter :

‘‘Sur le glyphosate, moi, je vais vous dire, je ne suis pas pour préempter le débat parlementaire. Nous aurons le débat, en séance publique, parce que ce sont les parlementaires qui, aujourd’hui, font la loi.
— Vous laissez l’Assemblée décider ? le relance la journaliste.
— C’est évidemment l’Assemblée qui décide, c’est aussi le respect que nous devons aux parlementaires.’

Quel mytho !, je tempêtais au volant. Ils ont verrouillé la majorité, et derrière lui assène  : ‘‘C’est l’Assemblée qui décidera.’’ Je me suis arrêté, pour acheter du pain, et là, dans la queue, ça m’a sauté au cerveau comme une évidence.
L’Assemblée, c’est un habillage.
Un habillage démocratique.
Le Président, et son gouvernement, pondent des mesures, mais elles risquent d’apparaître pour ce qu’elles sont : technocratiques, verticales, autoritaires. Aussi faut‑il ce sas de discussions et d’altercations, au Parlement, qui offrent comme une couverture... ‘‘En d’autres termes, il donne une sanction politique à un projet technique.’’ Dixit le juriste Jean‑Claude Colliard, que je vous ai déjà cité je crois.

Bref.
Bref...
J’ai l’impression d’être, comme l’Empereur du conte, une imposture. De la dénoncer, mais d’y participer. De bosser énormément, mais dans le vent. De faire comme si, comme si, de jouer le jeu. D’être un ornement dans leur démocratie cache‑misère. Ils l’évident de sa ‘‘souveraineté populaire’’, notre République, ils en font une technocratie, une aristocratie de diplômés, la monarchie d’un affairiste, et j’assiste à ce spectacle au premier rang, impuissant...
— J’ai longuement, patiemment, écouté vos complaintes, et il m’est venu comme une réflexion. Dans le ciel, je vois souvent passer de vos oiseaux d’acier, ces géants qui franchissent les océans. À mes pieds, souvent, à travers un boîtier, des députées parlent à leur amant à l’autre bout de la ville, du pays, ou peut‑être de la Terre. Que de progrès ! Que de progrès technologiques ! J’en suis ébahi. Mais pour la politique, cher ami, depuis deux siècles et demi, avez‑vous progressé ? J’en doute. Je doute que vous valiez mieux, ou à peine, que les Anglais que j’avais visités. On dirait que mes maximes les plus élémentaires vous sont inconnues :

“Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté... C’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites...”

Répétez‑leur, à vos collègues.
— Ils s’en fichent de moi ! Je suis leur guignol ! Ah, si pouviez marcher jusqu’à l’Hémicycle, si vous pouviez le crier vous‑même, quelle portée ça aurait !
— Chiche ? Pourquoi pas se dégourdir les jambes... »

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