Révolte solitaire

par Cyril Pocréaux 30/09/2019 paru dans le Fakir n°(88) Date de parution : Février Mars 2018

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Pas d’augmentation, pas de congés payés, pas de récups, pas de primes, pas même un sourire : ça finit toujours à taper sur le système...

Ça faisait bien quatre ans, je pense, que je n’avais pas revu Yannick, un petit neveu par alliance. Enfin, « petit » : il a 23 ans, maintenant, et une tête de plus que moi. Nous voilà à discuter à l’apéro, pendant une fête de famille. J’avais le souvenir d’un jeune gars un peu glandeur, un peu flambeur.
« Et le boulot, tu en es où ?
- Là, je bosse dans une boîte où j’installe des extincteurs,
il m’explique. C’est bien, je peux gérer mon planning comme je veux, et c’est un CDI. Je suis au Smic et si je dépasse mon quota, je peux avoir de bonnes primes. Ça va.
- Mais t’étais pas dans l’électronique ?
- Tu sais, on fait un peu de tout, tout ce qu’on trouve. Avant ça, j’étais dans la restauration. Franchement, je gagnais bien ma vie, j’étais le roi. J’avais un salaire bas, mais j’avais les pourboires, je pouvais bouffer les plats du resto, je bossais les samedis et les dimanches… Bon, j’ai déconné, parce que j’ai tout claqué, comme je gagnais pas mal de sous. Je sortais un peu avec mes potes, je m’achetais des fringues… Je me suis même acheté un ordinateur. Du coup, j’ai rien économisé, pendant deux ans, et finalement j’ai arrêté.
- Pourquoi ?
- Ben, au bout de plus d’un an, je suis allé voir le patron, en lui montrant les plannings. J’étais celui qui faisait le plus de chiffre, j’étais super sérieux, jamais en retard… Alors, je lui ai demandé si je pouvais pas avoir une petite augmentation. Il a souri et m’a dit
‘‘Oui, viens, suis-moi’’. J’étais content, il allait m’augmenter. Et là, dans son bureau, il me sort une énorme pile de CV. Il me dit : ‘‘Tu vois, ça ? Il y en a plein qui sont prêts à bosser pour le prix que je veux. Donc tu retournes bosser, et tu te tais.’’ J’étais dégoûté, mais j’ai rien dit. Après ça, il m’a mis la misère. Il me payait plus mes heures sup’. Un soir, je servais, et personne ne foutait rien dans la salle. Le patron m’avait donné trois rangs, la moitié du resto, à moi tout seul. C’était impossible à tenir, même les clients s’étonnaient. Et le patron était là, il me regardait, les bras croisés, en souriant. Je lui demande de l’aide, il ne bouge pas. Ça a duré toute la soirée.
- Qu’est-ce que t’as fait ?
- J’ai rien dit, j’ai fini mon service et, à la fin, j’ai mis toutes les assiettes dans le bac de plonge, comme d’hab. Et le bac, je l’ai amené devant le patron, je l’ai regardé dans les yeux, et je l’ai lâché par terre, devant lui. Toutes les assiettes se sont pétées à ses pieds. Et il continuait à me regarder en souriant.
- Ah ouais…
- Je me suis barré, et je suis jamais revenu. Mais après ça, d’autres serveurs m’ont dit merci, que j’avais bien fait. De toute façon, je finissais tous les soirs à minuit, je voyais plus ma copine, plus ma mère, c’était pas une vie.

- Et t’as retrouvé du boulot ?
- Oui, à Go Sport. J’étais à la réception des marchandises. On commençait à cinq heures du matin, mais ça allait. Au début, avec 1200 euros, je me disais que ce serait large, niveau salaire, mais non, y a pas de pourboire dans la logistique. Avec le loyer, 700 euros, plus se nourrir, il restait plus rien. Mais au moins, y avait une bonne ambiance, on était une des équipes qui rentrait le plus de produits. On était en duo, j’étais nouveau et ils m’avaient mis avec un autre collègue, sourd muet. Les patrons parlaient mal sur lui, se foutaient de sa gueule, même en sa présence, j’aimais pas ça. J’ai toujours voulu protéger les plus faibles, c’est comme ça. Un jour, ils veulent nous muter au stock central, à Aubervilliers, pour faire le lien avec notre équipe. Mais ça nous faisait 1h30 de trajet à l’aller, 2h au retour. On a dit que c’était trop loin, alors ils nous on proposé une prime : 30 euros bruts par mois. Trente euros, tu te rends compte ? On a refusé, mais ça les a mis en colère.
- Et là, t’es parti ?
- Non, car j’aimais bien, vraiment. Mais un jour, je devais aller chercher une voiture chez mon père, qui l’avait retapée. J’en avais pas. Alors, j’ai demandé à prendre trois jours pour faire l’aller-retour. Le patron m’a dit que non, que j’avais pas le droit à des congés, avec moins d’un an d’ancienneté. J’ai fait des heures sup’, il m’a accordé les jours, en récup. Ma copine a posé trois jours aussi pour m’amener chez mon père. Et la veille du départ, le patron me dit que je ne peux pas partir, parce qu’il avait neigé et que le stock allait arriver le lendemain. On avait tout prévu, j’avais tout fait comme il voulait, j’avais sa parole. J’étais en colère. Il m’a dit
‘‘Ecoute moi bien, si tu cherches, tu vas avoir la guerre. Je vais te faire la misère, je vais te griller partout, tu peux même pas imaginer. Ici, tu fermes ta gueule et tu m’obéis.’’ Moi, quand je bosse avec quelqu’un, je dois pouvoir lui faire confiance. Le patron, il déclarait cassés des vélos à mille balle qu’il revendait ensuite pour lui, et là, il me la faisait à l’envers… Si la confiance est rompue, je peux plus. Alors, j’ai rien dit, j’ai fini ma journée, je suis rentré le soir et je suis jamais revenu.
- Comme ça ?
- Oui. Un peu après, la veille de mes un an de contrat, ils m’ont envoyé un courrier pour me dire que je bossais plus chez eux, pour
‘‘abandon de poste’’. Ils m’ont pas payé trente jours de congés. Déjà qu’ils payaient pas les heures sup’… Ils font toujours ça juste avant les un an, ils virent les gens pour pas avoir à payer les congés, pour pas que les gars restent trop longtemps.
- Et aujourd’hui, ça va ?
- Oui, ça va. J’aimerais bien acheter un petit studio, parce que là je suis à nouveau chez ma mère, mais c’est vraiment très cher. Faudrait que j’arrive à économiser, et dans quelques années, peut-être. Le problème, c’est que mon nouveau patron, celui des extincteurs, ça fait trois mois qu’il ne me paye plus les primes quand je fais plus que le quota. Je lui dis, mais il me dit qu’il oublie. Je me demande s’il fait pas exprès mais bon, après ce que j’ai vécu, je vois peut-être trop les choses en négatif. »

Elle est rose, pourtant, la vie de l’entreprise...

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