Macron nous a tuer (2/3)

par François Ruffin 09/12/2016 paru dans le Fakir n°(77) septembre-octobre 2016

On a besoin de vous

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C’est juste une entreprise qui fabrique des barquettes en alu, à Saint‑Vincent‑de‑Mercuze (38). Mais ça raconte la France. Son élite en faillite. Son ministre qui parade. Ses contre-réformes. Ses tribunaux de commerce. Son peuple abandonné.

Vous, maintenant.
Que venez-vous faire, vous, votre ex‑ministère, dans cette galère ?
Pourquoi cet article, qui vous cible, qui vous est destiné ? Y a ma soeur, d’abord, toujours, décidément, qui m’avait confié : « De toute façon, maintenant,
c’est Macron ou rien.
 »
Et le président de la République disait pareil que ma soeur. Le Premier ministre aussi : « J’ai transmis votre correspondance à Monsieur Emmanuel Macron…  »
Il y a, ensuite, surtout, des courriers, des rencontres.
Je vais les retracer.

[*Février 2013.*]
(Vous n’êtes pas encore, j’en suis conscient, ministre de l’Économie : « seulement » secrétaire général adjoint de l’Élysée, en charge du pôle économique et financier, d’où vous impulsez le CICE, avec 20 milliards par an pour les entreprises, et le pacte de responsabilité, 10 milliards de plus.)

L’expert-comptable du comité d’entreprise rend son rapport. Via des « prêts », des « honoraires », de l’« affacturage », des « management fees », du « cash pooling », etc., la trésorerie d’Ecopla a été pompée. Plus de six millions d’euros, accaparés à la fois par le groupe NFP, par la banque Barclays, par le fonds Audax.
Tout le monde s’est servi sur la bête.
« Qu’a fait l’État français ? » je demande aux salariés. Ils se regardent, surpris.
Puis : « C’est-à-dire ?
— Je ne sais pas… Une fois ces faits révélés, ils ont
lancé une enquête, éventuellement une procédure ?
— Non, rien du tout.
 »
Ecopla est alors racheté par le « Chinois », alias Jerry Ren, via une cascade de sociétés :

« Bawtry Investment » au sommet, « Pakco Ltd » au milieu, « Watson and Watson », etc.
« Comment s’est positionné l’Etat français ?
— C’est-à-dire ?
— Y avait quand même une centaine d’emplois, peut‑être que le ministère a recherché des informations, qu’il s’est dit “On va regarder qui c’est, ce patron qui débarque” ?
_— Non, c’est nous qui avons tout fait avec nos petites mains ! On a surfé sur Internet…
 »

[*Décembre 2014.*]

(À partir de là, c’est bien vous qui dirigez le ministère de l’économie, de l’Industrie et du Numérique.)

À l’automne 2014, les employés d’Ecopla sont catastrophés. Eux frappent donc à toutes les portes, et bien sûr à celle de leur député, le socialiste François Brottes : « On ne comprend pas ce que fait ce Chinois, lui confient-ils, il n’a pas d’argent.  » Le parlementaire les rassure : afin de le sonder, il va recevoir l’actionnaire sino-australien, en présence d’un membre de votre cabinet. C’est M. Zacharia Alahyane, votre « conseiller en charge de la cellule des restructurations », qui s’y colle.
Qu’en sort-il ?

« François Brottes m’a appelé sur mon portable, raconte Christophe. Il était enthousiaste. Il m’a dit que ce mec-là était génial, que c’était du solide, qu’il allait l’aider à obtenir sa carte de séjour, et même à faire venir sa famille. Pour moi, c’était surréaliste.
— Est-ce que le conseiller du ministère s’est dit :
“Maintenant que j’ai entendu le
patron, je vais rencontrer les salariés” ?
Non, il n’y a rien eu de tout ça. Apparemment, la parole du patron leur suffisait.  »

(Pour mémoire : François Brottes deviendra, quelques mois plus tard, PDG de RTE,
Réseau de transport électricité, pour un revenu annuel de 398 000 €. La prescience
en affaires est récompensée.)

Dans le même temps, le « plan de développement » du patron est validé, les yeux
fermés, par le tribunal de commerce. Son président, son procureur adjoint reçoivent
vaguement les salariés, sans prendre de notes, les écoutant distraitement.

[*Octobre 2015.*]

Des lettres vous sont adressées, à vous personnellement, vous « ministre de
l’Économie, de l’Industrie et du Numérique ». C’est le remplaçant de François Brottes,
d’abord, le député socialiste Pierre Ribeaud qui prend sa plume :
« Je tiens à vous informer de la situation très préoccupante de la Société Ecopla France… J’ai la conviction que les graves et croissantes difficultés économiques de cette société sont plus le résultat d’une stratégie court-termiste que de causes
économiques… Cet actionnaire a bénéficié d’avantages publics tels que le CICE, le Crédit impôt recherche, le dispositif de chômage partiel ou encore le rééchelonnement des dettes sociales… Compte-tenu de vos prérogatives, il me semble nécessaire que vos services instruisent ce dossier en lui accordant toute
l’attention et la réactivité dues à la situation…
 »
En matière de « réactivité », l’élu sera servi : depuis tout ce temps, presque
deux ans, il n’a toujours reçu aucune réponse de votre part.

Trois semaines plus tard, la sénatrice communiste de l’Isère, Annie David,
vous relance à son tour :
« Je souhaite attirer votre attention sur l’entreprise Ecopla France… L’entreprise
est viable si tant est que l’actionnaire décide de la faire vivre ou de la céder sans plus tarder… Chaque mois qui passe réduit bien sûr les possibilités de maintien de l’activité et la confiance des clients… Je viens solliciter votre intervention afin de débloquer une situation qui n’a que trop duré… Dans l’attente des mesures concrètes et rapides que vous ne manquerez pas de prendre, je vous prie d’agréer, etc.
 »
Là encore, rien n’est venu : aucune mesure, ni « concrète » ni « rapide ».
Lorsque la parlementaire vous relance, au Sénat, avec une question orale, vous la rassurez très vaguement : vous allez être « très attentif »,
dites-vous. Mais vous êtes surtout très attentiste :
vous n’avez pas bougé un orteil.

[*Juin 2016.*]

(Je passe sur plein d’épisodes : une « note d’alerte », d’autres interpellations, des
courriers, etc. Vous pourrez consulter le dossier complet, j’imagine, dans les
archives de votre ancien ministère.)
Là, cet été, après le jugement qui livre Ecopla à Cuki, c’est l’avalanche sur votre bureau : le député à nouveau, le président du conseil régional Laurent Wauquiez, une lettre ouverte des salariés, le syndicat patronal France Alu également…
C’est une demande de grâce, quasiment, qui est réclamée.
Sauvez la tête d’Ecopla.
Et c’est la comparaison, d’ailleurs, qui vient à l’esprit de Christophe : « Le président de la République s’est bien mobilisé, là, pour cette femme qu’on voit à la télé, qui a tué son mari, Jacqueline Sauvage…  »
Mais rien ne vient, toujours.
D’ailleurs, le procureur de la République auprès du tribunal de commerce, qui est
le représentant de l’État, un peu votre bras armé, n’a pas fait appel de ce jugement.

***

« Calmement », vous voyez, je m’y suis tenu.
« Objectivement. »
Maintenant, je vais vous dire mon envie de vous coller des baffes façon Obélix.
Depuis deux ans, vous avez trouvé le temps de poser pour L’Express, Le Point, Paris‑Match, de donner des entretiens au Monde, au Figaro, à France 2, de vous produire en shows à Amiens, à Bercy (pas encore le Palais des sports, le ministère), à la

Mutualité, de digresser philosophiquement sur l’« économie de la disruption », la « multimodalité », l’« écosystème d’innovation » et j’en passe, de nous offrir vos saillies sur les jeunes qui devraient rêver de devenir milliardaires, sur le statut privilégié des fonctionnaires, vous avez eu le temps de lancer votre mouvement, En marche !, d’écrire un « livre de réflexions », apparemment, qui doit paraître à la rentrée, de jouer au chat et à la souris avec Valls et Hollande, j’y vais j’y vais pas à la présidentielle, vous avez eu le temps, même, ce matin encore, j’entendais à la radio, de vous balader au Puy-du-Fou avec Philippe de Villiers. Mais vous n’avez pas trouvé le temps, depuis deux ans, de répondre à ces courriers.

De recevoir les salariés.
D’instruire au mieux ce dossier.

Pas vous, forcément, on s’en fout de vous, mais l’un de vos vingt-cinq conseillers (vingt‑cinq, quand même, j’ai compté sur votre site) : M. Franck Lirzin, par exemple, « conseiller en charge des filières industrielles » je vois sur votre site, ou M. Pierre Garrot, « conseiller en charge de l’innovation, de l’entreprenariat et des PME », ou bien sûr M. Zacharia Alahyane, « conseiller en charge de la cellule des restructurations ».
Pour rappel : c’est votre boulot.
Vous êtes payé pour ça.
Près de 10 000 € par mois (9 940, exactement). Je le devine : pour vous, c’est des cacahuètes, mais quand même, vous n’étiez pas au ministère pour le concours du beau gosse.

L’ironie, évidemment, c’est que vous envoyez vos « marcheurs » au porte à porte, pour un sondage géant, « 100 000 conversations avec les Français », un « diagnostic mené avec la société civile ». Mais la vôtre, de porte, reste fermée. Que des salariés y toquent, durant deux années, et ne leur revient que le silence. Pendant ce temps, leur boîte coule, quatre-vingts emplois sont détruits.
J’accuse, oui : vous en êtes responsable.
***
Deux années de silence, donc.
Malgré bien des alertes. Ma soeur ne comprend pas : « C’est ça qui m’intrigue.  »
Une « énigme » également, pour l’expert‑comptable du comité d’entreprise.
Pour moi, ni intrigue ni énigme. Je ne crois pas non plus au « dysfonctionnement ».
À un malheureux hasard.
À une négligence.
Au contraire : ne pas répondre, ici, de votre part, c’est un choix. Un choix qui traduit, ou trahit, votre idéologie. Car, d’après moi, il n’y a pas plus idéologue que vous, vous qui invoquez à tout bout de champ « le réel », vous qui accusez vos adversaires de « décoller du réel ». Que des députés critiquent le travail du dimanche dans les supérettes et voilà qu’ils « perdent le sens du réel ». À leur encontre, vous assénez : « L’idéologie de gauche classique ne permet pas de penser le réel tel qu’il est  », tandis que pour vous, au contraire, « Être de gauche aujourd’hui, c’est partir du réel  ».
Comme c’est brillant, car quel politicien avant vous a déjà affirmé : « Je ne partirai pas du réel  » ? Jusqu’à user du pléonasme : « Le réel tel qu’il est ». A-t-on déjà vu « un réel tel qu’il n’est pas » ? Cette insistance sur « le réel tel qu’il est réellement dans sa réalité réelle » signe en creux, en très creux même !, comme un aveu : votre inquiétude, votre faiblesse, votre propre « déficit de réel », qu’il convient de masquer par une logorrhée, tant après Science-Po et l’Ena, votre passage par une banque d’affaires vous a confronté à ce « réel »…
Enfin bon, en amateur de « réel », vous serez heureux, sans doute, que je vous interpelle ici, non sur un débat général, mais sur un cas bien concret, bien « réel  » : la société Ecopla France sise à Saint-Vincent-de-Mercuze (38).

« Il évoquait à tout bout de champ la “nécessaire réforme des prud’hommes”, se souvient Aquilino Morelle, votre ancien collègue à l’Élysée. Se faisant le fidèle porte-parole des chefs d’entreprise, toutes les occasions étaient bonnes pour proposer cette mesure. Alors je me moquais de lui sur l’air de “Tu vas encore nous fourguer ton machin…” »
Cette conviction vous vient, bien entendu, du « réel  ». Oui, le « réel  » vu par vos amis patrons. « Nous n’avons pas tout essayé contre le chômage, claironnez-vous. Ce qui est compliqué, c’est de convaincre celles et ceux qui sont dans le système que, parfois, simplifier leurs droits permet d’en donner à ceux qui n’en ont pas. »
Vous détenez la solution.
Vous récitez la leçon, qui se confond
avec un air du temps médiatique : «  simplifier », « assouplir  », « flexibiliser  »…
Ainsi ânonnez-vous encore : « L’hyper-rigidification du travail, ça n’est pas aider le travail. »
Jusqu’à un quasi-éloge, sur la BBC, de la plus doctrinaire, de la plus ultra, des dirigeantes européennes, Margaret Thatcher : « Quand on compare la France avec le Royaume-Uni dans les années 1980, la grande différence est que nous n’avons pas assuré les réformes à l’époque. Les Français se rendent compte que les autres ont décidé de changer et que nous sommes les seuls à ne pas réformer notre propre système. »
Rengaine qu’on connaît, rien d’original, sinon qu’elle soit entonnée avec tant d’entrain
dans un gouvernement « de gauche » : le dumping comme recette. ça, plus une pluie de milliards sur le patronat, et l’économie repartira, et le chômage s’effondrera.
Sauf qu’Ecopla ne collait pas avec votre schéma.
Mais alors pas du tout.
En bon idéologue, ce sont les faits qui ont tort.
On les passe donc sous silence.

Ces salariés, d’abord, ça ne va pas.

Christophe est mécano.
Daniel opérateur.
Gaëtan, régleur.
Pascale, secrétaire.
(En fait, en vrai, elle est « opératrice de saisie », ils ont tous des titres plus compliqués, mais bon je triche, moi aussi je « simplifie  ».)
Voilà que eux auditent leur entreprise, démontrent la voracité de leurs actionnaires, dénoncent l’incompétence de leur patron, un homme d’affaires pourtant, international, qui pèse 800 millions de dollars. Avec leur Scop, ils envisagent carrément de le remplacer, de s’en passer !
Mais que pourraient-ils bien y connaître, à leur entreprise ?
Y comprendre, à l’économie ?
On ne les reçoit pas.
On ne les écoute pas.
Vous ne l’avez pas affiché, même pas pensé, pas consciemment, non, je ne prétends pas ça. C’est pire : c’est inconscient.
« Emmanuel est notre relais, notre porte d’entrée auprès du Président », rapporte Stéphane Richard, le PDG d’Orange. Nul secret ni injure : ce sont vos
amis, et depuis l’Elysée jusqu’à Bercy, vous êtes leur porte-voix. On n’a pas oublié votre saillie :
« La vie d’un entrepreneur est souvent plus dure que celle d’un salarié. Il peut tout perdre, lui, il n’a pas de garantie.  »
L’économie, pour vous, c’est aux patrons de la faire. L’entreprise, à eux d’en décider.
Vous n’allez pas causer de ça, pour de bon, avec des salariés ? Avec un mécano, un régleur, une secrétaire, un opérateur ? Cessons de plaisanter : c’est affaire de gens sérieux, de personnes compétentes.

«  À partir du réel tel qu’il est  » (moi aussi je peux !), à partir d’Ecopla, mais aussi des Sapag, de Saintronic, etc., j’observe bien souvent, pas toujours mais bien souvent, l’inverse : «  L’entreprise est une chose trop sérieuse pour être confiée aux patrons. Et surtout aux patrons des patrons, les actionnaires. » Que réclament les actionnaires ? Des dividendes, dont la part a triplé en trente ans, qui dévorent aujourd’hui 80 % des profits, et tant pis si les investissements sont sacrifiés. Dès lors, bien souvent, pas toujours mais bien souvent, les salariés, et leurs syndicats, servent de garde-fou contre le délire de vos amis financiers, contre l’avidité des private equity, contre l’aberration des «  rachats d’actions  », contre la fureur des fusions-acquisitions (qui ont fait votre fortune). J’ai lu les deux biographies qui vous sont consacrées : L’ambigu Monsieur Macron, de Marc Endeweld (Flammarion, 2015), Le Banquier qui voulait être roi, de François-Xavier Bourmaud (L’Archipel, 2016). Je parcours vos discours, vos entretiens, et régulièrement vous pointez les « professions réglementées », les notaires, les taxis, le statut des fonctionnaires, les acquis du Conseil national de la résistance… Vous diagnostiquez : «  La maladie de la France, s’il fallait la nommer, ce serait pour moi celle des blocages, de la défiance, des intérêts particuliers constitués.  »
Soit. Mais nulle part, parmi ces blocages, ces intérêts particuliers, vous ne mentionnez
ces amis financiers, les private equity, les actionnaires surtout, leur gloutonnerie. Bien souvent, pas toujours mais bien souvent, qui sont aujourd’hui les vrais amis de l’entreprise ? Les Christophe, les Pascale, les Daniel, les Gaëtan, les délégués qui, dans leurs boites, luttent tant bien que mal, à mains nues, contre les requins en costume – fossoyeurs des entreprises, et qui avancent pourtant, malignement, sous le masque de l’«  entrepreneur  », mot sésame, hérauts autoproclamés de la Cause. « On ne peut plus présenter la gauche comme l’extension infinie des droits », décrétez-vous.
Eh bien si, je crois qu’on peut.
Je crois qu’on doit.
On doit offrir des droits aux Christophe, aux Pascale, aux Daniel, aux Gaëtan, pour qu’ils ne se battent plus à mains nues, pour qu’ils n’assistent plus impuissants au massacre de leur boîte, de leur outil de travail, de leur emploi, condamnés à espérer un secours extérieur qui ne vient pas.

Voilà une réforme, un océan de réformes qui s’ouvrent à vous : bâtir un contre‑pouvoir
dans l’entreprise.
Pour les salariés.
Pour les habitants du coin.
Pour l’environnement, aussi.
Et à la limite : pour le patron, qu’on le libère de l’emprise des actionnaires.
Ma soeur en est bien d’accord : « Aujourd’hui, la démocratie est inconcevable dans l’entreprise. On estime ça positif d’être des citoyens français, on en est fiers, mais être des citoyens dans l’entreprise, c’est impensable.  »

***

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