Les petits pions de la Poste

par L’équipe de Fakir 11/12/2006 paru dans le Fakir n°(30) Octobre - Novembre 2006

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A La Poste aussi, on a du « dialogue » et de la « concertation » plein la bouche. Mais quand « le Groupe restructure », l’on déplace les employés, leurs horaires, comme des petits pions sur un échiquier. D’où une grève des pourtant « volontaires »
de l’ « unité d’élite », ce jeudi soir à Amiens...

« Eh, vous allez où, vous Madame ? »

Les voitures sont garées tous phares allumés le long du trottoir, ce jeudi soir, rue Colbert. Sandrine interpelle une petite dame au gilet marqué La Poste, qui se faufile vers le bâtiment au fond : « Vous vous en fichez de commencer à 3 h du matin ?

– Oh moi, vous savez... »

Ce sera la seule titulaire à trier les courriers cette nuit : « Barbara, explique une collègue, son mari est à la direction. Alors il lui interdit de faire grève. » Les autres employés, une vingtaine, papotent sur le parking devant l’« UP ». Et au cadre de service qui passe dans les rangs, qui relève les noms, gentiment, tous répondent de même :

– Jacky, tu vas travailler ?

– Non.

– Gréviste, alors ?

– Oui.

– Amandine ?

– Gréviste.

Eux s’étaient portés volontaires, pourtant, en juin dernier, pour rejoindre l’Unité de Préparation (« une étape dans la restructuration en cours du Groupe », comme l’indiquait le journal interne). Volontaires pour classer, en nocturne, les enveloppes par rue, pour apprêter la tournée des facteurs amiénois. Et eux se considéraient « un peu comme l’unité d’élite, oui » : « On était contents de s’impliquer dans un truc nouveau... Ils ont misé sur nous, on ne voulait pas les décevoir... On avait envie que ça marche, on accélérait... »

Mais même en accélérant, ça ne marchait pas. Car les statisticiens de la Poste se sont plantés dans leurs calculs. En bref, les préparateurs démarrent leur service à 21h36 et le terminent à 6h du matin – tandis que « 40% des camions arrivent dans les deux dernières heures ». Donc, le retard s’accumule, 40 000 envois restent parfois en attente, etc.

La Poste a vite trouvé la solution : « Monsieur Baquet, le responsable du projet, est venu nous voir : "À partir de la mi-octobre, vous allez commencer à 3h du matin. Avec ou sans votre accord, c’est comme ça, vous n’aurez pas le choix." » Dans la foulée, les petites mains bosseront cinq nuits par semaine à la place de quatre. Et tout ça pour moins cher : leur prime de nuit, 140 euros par mois, sautera aux deux tiers.

« On se sent trahis,
conclut François, parce qu’on n’avait pas signé pour ça. Avec trois nuits pour récupérer, plus des RTT, le rythme nous convenait. On leur avait proposé de décaler d’une heure ou deux, mais là ils chamboulent carrément tout... »

Communication bidon

Dany pousse de la voix, au milieu du groupe. C’est le délégué syndical :

– Faudra pas en vouloir si un ou deux CDD rentrent ce soir. Parce qu’il joue sa place...

– Bah ouais, approuvent les salariés.

– À Abbeville, poursuit Dany, les CDD se sont mis en grève avec tout le monde, maintenant ils n’ont plus de travail...

– Ouais, confirme un jeune à vélo, moi je viens pas pour me faire enculer ».

Et le CDD s’en va vers l’ « Entrée du Personnel », où un cadre à la barbe blanche tape, dans l’obscurité, des chiffres au digicode.

« Ils nous font des réunions "Espace Temps Communication", note Sarah, mais c’est pour nous parler de l’augmentation du timbre poste ! Nos horaires, en revanche, y a plus personne pour en discuter, on n’a même pas le droit à l’information : ça se murmurait dans les couloirs, depuis août, mais pas un chef d’équipe ne nous l’annonçait franchement... » Faut le transposer à soi pour découvrir, un peu, la violence : je m’imagine, moi, que mon patron me dise, « Bon, maintenant, tu vas démarrer à 3h du matin », je ne serais pas très content non plus. Je crois bien que, sans femme ni enfant, j’irais voir ailleurs si j’y suis...

Sauf qu’Amandine en a, des enfants. Deux, en bas âge. Dont un fils handicapé. Et elle en a pleuré, Amandine, à cause de ce changement : elle s’était organisée avec son mari, « boucher chez Champion », qui démarrait à 6h du matin et la secondait donc pile-poil. Désormais, il va lui falloir « chercher une nourrice, peut-être spécialisée ». Comme si les soucis n’étaient pas assez lourds, déjà, comme ça, à porter.

De quoi s’interroger, pour Amandine, pour ces postiers, mais aussi pour tous les « horaires décalés », téléconseillers dans les centres d’appels, caissières dans les hypermarchés, ouvrières en usine, on bouleverse la vie familiale, conjugale, sociale, et tout ça pour quoi ? Pour quelques « gains de productivité » ? Pour adapter l’homme à l’économie, toujours, plutôt que l’économie à l’homme.

Propagande à millions

« Avant, y encore dix ans, compare Pascal, on faisait deux nuits sur quatre. Maintenant, c’est fini, ils ont tout rogné. Ça leur coûtait trop cher...

À la place, tempère Sandrine, ils dépensent je ne sais pas trop combien de millions dans leur campagne de pub... »

C’est vrai, elle passe à la télé, à la radio, dans les journaux, des dizaines de millions d’euros. Sans doute la publicité la plus insignifiante de l’année. Absolument dépourvue de sens : « Faire grandir la confiance, c’est donner des ailes à chacun »... Tandis que le début du texte affirme : « La Poste contribue chaque jour au développement de chacun » (1). Comme si je demandais, moi, ou n’importe qui, à la Poste de jouer les psychothérapeutes et de me « donner des ailes », de m’apporter de la « confiance », de contribuer à mon « développement ». Comme si ça ne me suffisait pas, à moi, à vous, que La Poste délivre mes factures et mes billets doux en temps voulu, ce qu’elle faisait depuis toujours, modestement, correctement.

On nage vraiment en pleine propagande : des mots vidés de leur sens sont placardés en 4 par 3 sur les murs de nos villes, ils ne signifient plus rien, ne servent à rien d’autre qu’à masquer la réalité. Celle d’Amandine, par exemple. Celle de toutes ces personnes, courageuses, travailleuses, qu’on déplace, sans égard, à 3h du matin – et tout cela pour 1150 euros par mois.

« Vous comptez passer toute la nuit là ? » Les Renseignements Généraux débarquent, avec les talkies-walkies. « Non ? C’est juste un petit sujet de mécontentement ? Ah bah d’accord, vous avez raison de défendre votre bifteck. »

Eux repartent. Et les grévistes ne tardent pas non plus. Jusqu’au prochain préavis, dans une dizaine de jours, un débrayage d’une heure par nuit. « Mais vous nous faites quelque chose sans étiquette, hein, réclame un gros costaud. Où que vous êtes tous ensemble, pas SUD d’un côté, CGT de l’autre, FO à part, parce que ça y en ras le bol... »

(article publié dans Fakir N°30, octobre 2006)

 [1]


[1Notes)
(1) Pour une critique hilarante de cette pub, voir sur le site www.radical-chic.com la chronique sobrement intitulée « Des ailes dans ton cul ».

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