Les âmes sèches

par François Ruffin 22/06/2016 paru dans le Fakir n°(70) mai-juin 2015

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Dans Parquet flottant, Samuel Corto, magistrat, dresse un réquisitoire contre son métier, un pamphlet contre ses collègues. La justice mise à nu…

[**« Il y a une âme damnée dans ce dossier, et c’est ce Monsieur Ruffin,*] qui empoisonne cette affaire avec des meetings, des manifestations, des écrits, même un ouvrage… »
Lors du procès de la Citadelle d’Amiens, j’étais appelé à la barre comme témoin. Et l’avocat de Gilles de Robien, maître Hubert Delarue, par ailleurs adjoint à la mairie, se trompait un peu de procès, en profitait pour refaire le mien, brandissait Hector est mort comme une œuvre du diable :
« Cet opuscule a hanté mes nuits ! Monsieur Ruffin doit être satisfait, car c’est un provocateur. Mais écoutez donc cela, écoutez ce qu’il dit de vous, mesdames les juges, monsieur le président.
«  ‘Je n’ai aucune confiance dans la justice de ma ville’, écrit-il, là, page 14, noir sur blanc. ‘C’est que je m’y étais déjà frotté, aux tribunaux amiénois, où la déférence pour les notables sert de loi, où l’ordre social importe davantage que le Code pénal, où le respect échine courbée devant les puissants tient lieu de jurisprudence aux magistrats…’ Dans ce vil ouvrage que je vilipendais, vous verrez la machination sordide des notables amiénois, il...
- Le tribunal a lu cet ouvrage, maître,
sourit le président.
- Eh bien, Monsieur Ruffin, ce thuriféraire qui passe son temps à se répandre en injures, j’espère que vous allez le poursuivre, Monsieur le procureur, compte tenu de ses propos sur la justice. »
Son numéro m’amusait : c’est toujours flatteur d’être haï.
Mais surtout, je songeais, que dirait-il, ce malheureux plaideur, s’il avait devant lui Samuel Corto ? Il frôlerait l’attaque, en plein tribunal, l’occasion de vérifier si l’huissier est entraîné au bouche-à-bouche. Parce que mon Hector est mort, c’était de la gnognotte, comparé à Parquet flottant.

[**Samuel Corto est substitut du procureur.*]
Ou plutôt, l’a été.
Il écrit sous pseudo.
Son livre se présente comme un « roman », mais l’intrigue en est assez faiblarde. C’est plutôt une galerie de portraits à la plume alerte et au vitriol, une peinture de ses collègues, hors de la vie et qui en tirent fierté.

- Monsieur, il vous est reproché d’avoir, dans cette ville, le 21 juillet de l’an dernier, par imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité prévue par la loi ou le règlement, involontairement causé la mort de Théo V.
Le président se racla la gorge à la fin de son texte devant son absurdité.
- Bon, en fait, il vous est reproché, monsieur, d’être à l’origine du décès de votre fils, âgé de trois ans, qui s’est noyé dans une piscine non protégée. C’est ça ?
L’homme baissa la tête et approuva par deux hochements. Quand il leva le nez, ses yeux étaient embués.
- Oui, c’est ça, monsieur le président.
- Bien, alors les faits sont relativement simples. Monsieur, vous avez dans notre région une maison de famille que vous avez occupée pendant la seconde quinzaine de juillet de l’an dernier. Le 21 juillet, vers 14 heures, votre fils Théo est tombé à l’eau en l’absence apparemment de tout membre de la famille alentour et, le temps que vous vous aperceviez de sa disparition et que vous plongiez pour le repêcher, il s’était noyé et vous n’avez pu que constater le décès… Alors, monsieur, vous avez été entendu dans le cadre de l’enquête et vous avez déclaré qu’au moment des faits vous vous trouviez dans le cabanon jouxtant la piscine pour vérifier le bon fonctionnement du système de filtration. Vous pensiez que votre fils était surveillé par sa mère, votre femme. Celle-ci a également été entendue et a déclaré qu’elle s’était absentée quelques minutes dans la maison, pensant que Théo était avec vous…
Le président leva le nez de son dossier et, par-dessus ses demi-lunes, jeta sur le prévenu un regard rempli de perspicacité :
- Si je comprends bien, chacun pensait que l’autre surveillait Théo mais sans le vérifier, c’est ça ?
L’homme opinait du chef. Il pleurait en silence. Que répondre à cette question ? Quand j’avais préparé l’audience le matin même, j’étais tombé de ma chaise à la lecture de ce dossier. J’avais débarqué dans le bureau d’Hervé Rident, qui était à l’origine des poursuites :
- Dis-moi, Hervé, dans l’affaire du gamin noyé dans la piscine, pourquoi as-tu poursuivi le père ? Tu ne crois pas que perdre accidentellement un gamin peut se suffire, sans devoir rajouter une condamnation ?
Il avait pris aussitôt un air papal :
- Parce que ce type d’homicide doit être jugé pour ne plus se reproduire.
- Et pourquoi ne pas avoir poursuivi la mère, tant que tu y étais ?
Ses yeux prirent une ombre mauvaise.
- Elle n’a pas eu le même rôle, le dossier l’indique si tu l’avais bien lu. Et puis, ce n’est pas un accident comme tu dis, c’est une négligence. Le procureur a partagé mon point de vue.
J’avais observé en silence cet étrange interlocuteur : il n’y avait aucun doute, en face de moi j’avais Dieu, en personne. Dieu disgracié et en tenue de pénitence, qui habitait ici et avait décidé, avec son crayon de bois, que la perte d’un enfant devait se payer en public ; que, de même, au regard d’éléments de pensée magique, un parent devait en répondre plus que l’autre, histoire de bien morceler le drame familial ; et qu’en toute hypothèse le hasard finalement n’existait pas : il n’y avait que des fautes, souvent grossières, d’humains imparfaits à l’expiation nécessairement coupable.

[**A l’audience, le narrateur va,*] à mots couverts, requérir la relaxe.
Grave erreur :

Pour des types comme le procureur, la relaxe d’un prévenu était un échec insupportable, une humiliation, presque une faute professionnelle. Se réjouirait-il qu’un homme puisse démontrer son innocence ou que son avocat sache convaincre le tribunal des erreurs du dossier ? Jamais : c’était une tache dans les statistiques.

[**L’humanité a disparu de la justice,*] mécanique, servile, dépersonnalisée :

N’importe qui venant un jour sur convocation devant un juge d’instruction ou un tribunal correctionnel, à quelque titre que ce soit, victime, témoin, auteur présumé, peut identifier la marque de fabrique du biotope judiciaire : l’indifférence méprisante du magistrat. Une indifférence élevée au rang de bonne pratique professionnelle, faite d’un repli dans l’idée confortable de sa condition, teintée souvent d’humeur hautaine.
Bien sûr, il est possible de dire que cette biologie professionnelle tient au sous-dimensionnement moral des acteurs, ces êtres de dossiers, format A4 21x29,7 en 80 grammes, précieusement retirés de toute proximité pouvant contaminer leur perfection génétique, statufiés dans des palais opaques et inhospitaliers.
Mais cette vision pourrait ne pas être totalement juste : en réalité, la marque judiciaire tient à sa propre mécanique. Quiconque s’est confronté un jour à la rhétorique juridique aura pu faire ce constat étrange : la vision de l’homme qu’elle soutient consiste précisément en ce que l’homme en est… absent. Le droit est un théâtre d’ombres mettant en opposition des masques purement utilitaires : locataire/bailleur, salarié/employeur, débiteur/créancier, victime/auteur… Seul compte le rapport juridique qui s’incarne dans ces personnages dépourvus d’âme, de chair, sans une once quelconque d’humanité qui brouillerait l’unité symbolique de leurs rôles.
On pourrait croire que l’objet de juger d’autres humains s’entourerait d’élargissements vers la psychologie, les sciences sociales, l’héritage culturel au sens large. Il n’en est rien. La loi, non questionnée, reste l’unique source d’inspiration.

Pour qui s’est heurté à la justice, c’est un livre vengeur, presque thérapeutique.
Qui aide à saisir cet univers de l’intérieur.
De l’intérieur, aussi, des âmes asséchées.

[(Merci à Vincent Guillier.
Parquet flottant, Denoël (2009), 190 pages, 16 €.)]

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