Le colosse brisé

par Cyril Pocréaux 12/03/2019 paru dans le Fakir n°(87) Date de parution : Novembre 2018 - Janvier 2019

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Il vit dans un brouillard depuis deux ans, Karim, au péril de sa santé, de sa famille, lâché de tous. Juste parce qu’il a cru utile de dénoncer un scandale environnemental.

« “Connard ! Balance !” Des gens ouvrent la fenêtre de leur voiture, passent à côté de moi dans la rue et me crient ça. “Vermine !” C’est comme ça tout le temps, devant mon fils… “Vendu !” Tout ce qui peut détruire un type devant ses gosses, quoi. »
Il ouvre ses grands yeux fatigués, Karim, vous regarde fixement.
C’est un colosse, qui est là devant moi, il frise bien le mètre quatre-vingt‑dix, les kilos j’imagine même pas, vraiment costaud, mais on le sent fragile, et il tremble, il tremble, il tremble. Il s’excuse en tendant devant lui sa main flageolante, pour montrer. « Je suis désolé, je suis juste sorti y a deux jours. » Sorti ? « De l’hôpital. J’ai fait un burn out du 12 septembre au 30 novembre. Six jours au CHU de Thionville, puis l’hôpital militaire. Psychiatrique. J’aime pas ce terme. Avec ceux qui ont des problèmes d’alcool, ou font des dépressions. En psychiatrie. Même à ma femme, j’en ai pas parlé. C’est tabou. »
On est assis à la table d’un café associatif. Karim est venu à Paris pour essayer de trouver du soutien, plaider sa cause, dans une réunion de lanceurs d’alerte. « ça fait un an que l’affaire est là. Un an que je déguste. »

**Un an en arrière, alors, c’était fin mai 2016.

Tout se présentait plutôt bien. En Lorraine, Karim est chauffeur poids lourd, bosse en intérim. Il vit en couple, a trois enfants, le plus jeune de vingt mois, et deux grands, huit et douze ans. Juste avant les fêtes de fin d’année, on lui propose une mission, chez Arcelor- Mittal, sur le site de Florange. C’est la première fois qu’il a affaire à cette agence mais bon, tranquille, le boulot : transporter de la ferraille vers un centre de recyclage. « Mais dès le premier jour, j’ai vu que c’était pas réglo. On transportait des produits avec le logo “corrosif” dessus, celui avec les poissons qui meurent. Dedans, y avait un liquide noir qui sentait le diluant pour ongles. »
En fait de centre de recyclage, on l’envoie déverser tout ça en pleine nature, sur le crassier à côté, « une montagne de fonte qui date de l’époque des Wendel ». Chut, surtout : ne pas l’ébruiter. « On me dit que je dois pas badger, parce que je suis pas censé sortir avec ça. Je dois dire que je vais chercher du gasoil. » Le camion‑citerne traverse Florange. « On passait à côté d’écoles, devant les maisons… Je savais que s’il y avait un problème, je pourrais pas stabiliser les produits, parce que j’ai pas de formation pour ça. Ils me filaient juste un masque contre la poussière et une combinaison trop petite. »
Pendant trois jours, Karim se tait, observe, ne sait pas à quoi s’en tenir. «  J’ai fait l’Arabe de service. Tous les autres ouvriers venaient de foyers. Alors, j’ai fait l’ignorant. » Pas longtemps : le cinquième jour, il se retrouve seul au volant du camion, pour la première fois. « Et là, c’est venu d’instinct. Je sais pas pourquoi, pour montrer aux copains. » Il tourne une petite vidéo qu’il met vite en ligne. La scène est hallucinante. Un liquide jaune fluo qui coule à flots de la citerne, à l’orée d’un bois, brûle la terre, et que ça fume de partout. Et Karim qui commente en fond, de sa voix de stentor, encore sûre d’elle à cette époque‑là : « Eh voilà, j’ai déversé 28 m3 d’acide, voilà comment on recycle les déchets chez Arcelor : on balance de l’acide en pleine nature pour nos gosses. Et on nous casse les couilles pour rouler pair ou impair… Bonnes fêtes quand même. »
C’est juste ça, à ce moment-là : une indignation spontanée. « Je pensais que ça resterait en interne… » Une de ses anciennes copines d’école, journaliste, voit bien la vidéo. Mais bon… Karim, entre‑temps, fait juste « son devoir de citoyen », estime-t-il. Il prévient un pompier qui bosse dans la boîte, mais le gars court prévenir la direction. Un policier, qui ne donne pas suite. Même Hollande et le ministère de l’écologie. Rien. Il alerte les élus et les maires du coin, on l’« envoie chier ». Bon.
Chez Arcelor, on ne lui confie plus les clés du camion. Deux mois plus tard, il arrête de travailler pour eux. Mais c’est de l’intérim, après tout… Et puis, ça commençait à le gratter, Karim. Il saigne du nez, pleure des larmes de sang, et ça n’avait pas grand-chose de biblique.
« Assèchement rétinien et ulcères aux yeux », diagnostiquent les médecins. Son goût et son odorat ont disparu, aussi.
Mais c’était rien, cette souffrance physique, par rapport à ce qui allait venir.
« L’article est sorti le 28 juin. Et là, ma vie a changé. » Karim aligne précisément les dates, les durées les mois, comme si ça lui permettait de se raccrocher à quelque chose, d’avoir un repère dans son brouillard.

**On commande un deuxième café.

Sa copine journaliste a mené son enquête, le Républicain Lorrain l’a publiée, le 28 juin, donc. La médiatisation de l’affaire allait tout changer, et pas qu’en bien pour lui. « Vous nous avez fait une mauvaise pub, monsieur Ben Ali. Les investisseurs ne veulent plus venir », le tance le nouveau maire de Florange, 22 balais tout juste !
Dans la rue, on l’insulte quand il passe. « écolo de merde ! »
Niveau boulot, on lui tourne le dos. Plus une mission à se mettre sous la dent. « Toute la vallée travaille avec Arcelor-Mittal. Un patron qui m’embaucherait, il perdrait son contrat avec eux. J’ai été blacklisté. Avant, j’avais du boulot à gogo. Quand t’es routier, d’accord tu bosses quinze heures par jour, mais tu ramènes de l’argent. Là, je ne pouvais plus offrir de confort à ma famille. » Il assure difficilement la rentrée scolaire des gamins. Les économies passent dans le loyer. Seul le maire d’Hayange lui propose un logement. Un maire FN.
Arcelor-Mittal l’attaque en diffamation. Il subit. « Moi, à un moment, je voulais piquer un de leurs camions, entrer en force dans leurs bureaux, tout déverser en leur disant que c’était pas grave : c’est pas de l’acide… »

Ce qui frappe le plus, chez Karim, quand on le regarde, quand on l’écoute égrener ses combats, les souffrances qu’il traverse ? Cette force fragile, qui vient d’on ne sait où. Son existence, sa vie, celle de sa famille, qu’il a mis sur la sellette, par inconscience un peu, pour un combat qui n’était pas le sien, une cause qui ne l’a jamais concerné, finalement. Et tout ça en partant de rien. « J’ai jamais été révolté par le système. Je suis pas un anarchiste. Juste un citoyen qui en a marre, parce qu’il a l’impression que le système l’abandonne. »
Et il craque, finalement.
Après cinq jours assis dans sa voiture, tout seul.
« Je restais dehors parce que j’avais peur de faire du mal à la maison. Je me souviens même pas de l’hospitalisation. » Un jour, en se réveillant sur son lit d’hôpital, il voit le député Michel Larive sur le petit écran. Il évoque le cas des lanceurs d’alerte, dont le sien, dans l’Hémicycle, face au gouvernement. « On a prononcé mon nom à l’Assemblée nationale. »
Un silence. « C’est un honneur. » On a du mal, aussi, à mesurer la portée de tout ça, cet attachement aux symboles républicains, même au fond du trou, au fond d’un lit d’hosto, quand toutes les institutions l’ont lâché.
Il est moins tendre avec la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, qui répond d’une langue pleine de mots creux que tout est fait pour les protéger. « Ma vie, je la lui donne, juste pour une semaine. Même mon pire ennemi, je lui souhaite pas de vivre ça. »
En un an, les soutiens informels, mais essentiels, se sont manifestés, d’autres lanceurs d’alerte, une association lyonnaise, I-boycott, « je m’attendais pas à ce qu’il existe encore des jeunes comme ça », quelques dons arrivent qui lui permettent de régler ses dettes. Il est invité à la télé pour raconter son histoire, mais cherche toujours du boulot. Quant à Arcelor‑Mittal, on l’apprenait mi-septembre par le parquet de Thionville, il ne sera pas poursuivi pour pollution. Simplement pour « gestion irrégulière de déchets »

Le chauffeur est loin d’être sorti d’affaire.
« Dans ma tête, c’est le Vietnam. » Son aîné a des cours d’éducation civique, à l’école. Récemment, il a appris ce qu’était le devoir de citoyen. « Pour lui, je suis un héros. »

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