La guerre des poissons (et des lobbies) !

par Cyril Pocréaux 04/04/2019 paru dans le Fakir n°(86) Date de parution : Septembre - octobre 2018

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La Commission européenne a menti.
Pour mieux vider les mers, et promouvoir la pêche électrique, elle n’a pas hésité : elle a bidouillé, sinon bidonné, un rapport scientifique.
Heureusement, Claire Nouvian était là, pasionaria des océans, pour réveiller les eurodéputés à Bruxelles.
Et nous-mêmes à l’Assemblée nationale...
Notre enquête, du port de Calais, au grand air, jusqu’aux sous-sols du Parlement européen.

« Cher Monsieur, je vous contacte à propos de la pêche électrique qui ravage la mer du Nord et met en péril l’activité des pêcheurs artisans. Je suis à l’Assemblée cet après‑midi et vous serais très reconnaissante si vous aviez quelques minutes à accorder à ce problème pressant. Claire Nouvian (association BLOOM). »
On a reçu ce texto.
Et en général, quand on nous alerte, nous, c’est vraiment que la situation est désespérée.
Alors, bien sûr, qu’on avait quelques minutes, mais sur notre pause‑déjeuner...

La pasionaria des océans

Assemblée nationale,5 décembre 2017.

Dès la queue, au self, on a mesuré l’engagement de la dame, parce que pour elle, il n’y aurait ni pause ni déjeuner : « Soyez discrète, cachez votre badge : normalement on n’a pas le droit de faire manger des invités.
— Ah non, de toute façon, moi je mange pas.
— Vous avez déjà mangé ?
— Je prendrai un sandwich après. On n’a pas le temps là, c’est plus facile pour discuter.
— Ouais mais quand même, c’est important de bien manger...
— Je mangerai bien quand la pêche électrique sera interdite ! »

À table, elle déroulait, donc, pas trop interrompue par le rédac’ chef qui se goinfrait de frites : « Les Hollandais mettent des filets avec électrodes au fond de la mer, et ils envoient des décharges dans le sable pour capturer les poissons plats qui y vivent. Mais ça électrocute tout, toute la vie marine, y compris les oeufs, les juvéniles, le plancton. Ça fracture les colonnes vertébrales des poissons. C’est une catastrophe…
Depuis 1998, c’est interdit partout en Europe.
— Mais c’est quoi, le problème, alors ?
— La Commission européenne, sous pression maximale des lobbies hollandais, a donné à partir de 2007 des dérogations sans justification. On a le droit d’équiper la flotte de chaque état membre de chalutiers à perche à hauteur de 5%. Sauf qu’on s’est rendu compte que les Pays‑Bas équipaient 28% de leur flotte. Et tout ça avec des subventions publiques européennes. Un délire complet : des subventions pour une pêche interdite !
— Mais pourquoi tu as besoin d’un député ?
— Ce qu’il nous faudrait, c’est un communiqué du groupe France Insoumise : pourquoi on autorise un truc qui est interdit ? Il faut pousser le ministre. ça ferait monter la pression.
— Mais normalement, ils devraient être à vingt‑sept contre un, au niveau de l’UE…
— ça ne se passe pas du tout comme ça ! Y a un lobbying forcené des gros industriels, à Bruxelles et ici, à l’Assemblée nationale, et zéro représentant de la pêche artisanale. Certains investissent, remplissent leurs filets et leur compte en banque, et après ils iront sur un autre produit financier, sur le bois en Amazonie sans doute.

— Ça me plaît. Moi, je cherche toujours les points de jonction entre le rouge et le vert, entre le social et l’écologie, et là on en a un…
— Oui, les fileyeurs du Nord qu’on a rencontrés, ça nous a fendu le coeur. Chez eux, c’est le désespoir, c’est horrible… Les mecs sont à cran, ils ne pêchent plus rien. Ils commencent à faire faillite. Et en général, ils peuvent pas parler, sinon ils ont des représailles dans leur comité. C’est fou. »

Ça sonnait, pour rejoindre l’Hémicycle.
En se levant, elle nous a quand même glissé une dernière info, Claire.
« On a évité le pire. Ils voulaient que ça parte en discussion à huis‑clos. On a fait un lobbying de malade : on a obtenu que le Parlement se prononce en assemblée plénière. Les lobbies ont obtenu que ça ait lieu très vite, le 16 janvier… On n’aura pas le temps de mobiliser. »

Le tour de passe‑passe

Paris, 7 décembre 2017

« Rendez‑vous avenue de Malakoff, dans le XVIe. »
C’est un pêcheur qui nous a prévenus, la veille.
Il fait froid, ce matin‑là. Mais Stéphane Pinto et ses collègues sont bien chauds, eux. Bouillants, même : ils viennent de se taper quatre heures de car, depuis Dunkerque, pour gueuler contre leur «  Comité national des pêches maritimes ». Pas trop le « leur », en fait. «  Ça fait cinq ans que ça dure. On sort en mer pour rien, on ramène trente kilos de sole ! Ça paie pas le gasoil. Les eaux sont vidées. Au début, on a vu remonter des poissons morts, brûlés. C’était expérimental, soi‑disant. Maintenant, les Hollandais pêchent partout, tout le temps, jour et nuit. On peut pas suivre.
On ramasse les restes. Aujourd’hui, on est obligés d’aller pêcher jusqu’à Dieppe, les collègues normands sont pas contents, mais bon… On a des gars, ils ont deux enfants, ils sont obligés de vendre le bateau pour sauver leur famille. Alors, on vient pour que le Comité se prononce franchement, enfin, contre cette pêche électrique. »
Lui rentre dans la boutique, accompagné d’une cinquantaine de gars

Quand il ressort, deux heures plus tard, Stéphane Pinto a le sourire. à ses côtés Gérard Romiti, le président du Comité, semble chamboulé, lui : « J’ai reçu des gens à bout, qui ont parlé avec leurs tripes, avec leur sang. Je suis moi‑même pêcheur, vous savez… » Du coup, vu l’ambiance, il s’échauffe : « J’ai envoyé un SMS au ministre, il me rappelle demain à midi.
On veut défendre la pêche française. Le ministre Travert, faut qu’il soit ferme avec les autres pays. Qu’il s’occupe du vote au Parlement européen. S’il faut aller faire du lobbying à Bruxelles, on ira le faire. »

Et de conclure, solennel : « Je demande pour les pêcheurs le droit à la dignité, le droit au travail. »

Voilà qui est bien dit.
Mais deux heures plus tard, à peine, le son de cloche a changé. Les pêcheurs sont encore dans le car pour Dunkerque quand tombe le communiqué officiel du Comité. Beaucoup moins lyrique, déjà : quatre lignes et demie sur la pêche électrique, pour dire que le Comité est « contre l’extension de son utilisation au‑delà des conditions expérimentales actuelles ».
Comprendre : que rien ne bouge. Ni plus, ni moins que les 5%. Oubliés, le « sang et les tripes ». On s’en étonne, de ce retournement de veste. On appelle Frédéric le Manach, directeur scientifique chez Bloom, pour comprendre : « Le Comité ? Ils roulent clairement pour les industriels. Depuis quelques années, le fleuron de la pêche française passe sous pavillon hollandais. La Compagnie française de Saint‑Malo, la Compagnie française du thon océanique… C’est eux aussi que le CNPM représente. Les masques tombent. Cette histoire, c’est pas la France contre un autre pays. C’est une histoire de gros industriels contre les petits artisans. »

« Avec une enfant, on ne pouvait plus continuer »

Port de Calais, jeudi 25 janvier 2018.

« J’étais pas parti pour faire de grandes études. Comme mon parrain pêchait, je l’accompagnais en mer, dès cinq ans. J’aimais bien, alors… »
Alors, Benoît s’est fait pêcheur. à 15 ans, le voilà à l’école des mousses. Il rencontre sa femme, Manon, 13 ans à l’époque.
Ensemble, ils s’achètent un bateau, fort bien nommé « Le Vague à l’âme »  : il vient de le vendre, et c’est la tristesse qui l’étreint, Benoît.
En attendant le nouveau proprio, il le brique encore, son bébé, sous le ciel gris, il fait tourner le moteur, mais plus le droit de larguer les amarres. Il a regardé les copains partir en mer. Benoît : Le 25 novembre 2013, j’ai pris le bateau. On roulait pas sur l’or, mais on avait de quoi débuter. Manon, elle a toujours été avec moi, elle vendait le poisson l’après‑midi.
Il battait encore la queue, sur les tables.
Manon  : J’aimais beaucoup ça, moi. On ne se voyait pas beaucoup avec Benoît, parce qu’il m’amenait le poisson, et puis il repartait. Mais ça allait.
Benoît : Y a trois ans, les choses ont commencé à se gâter. Avec ce qu’on remontait, on ne pouvait plus y arriver. J’avais un peu d’argent de côté, je l’ai mis dans l’entreprise pour continuer. Avec les collègues, la famille, on ne parlait plus que de ça, du poisson. C’était le désert, en mer.
Manon  : J’avais pas en tête qu’on puisse vendre le bateau. Benoît, c’était sa passion. Je savais que si je lui en parlais, ça lui arracherait le coeur. Mais vu les comptes, c’était plus possible.
Benoît  : Et puis, la gamine est arrivée.
Grande prématurée, de trois mois.
Manon : Elle est née le 28 février 2016, en pleine saison de la sole ! Signe du poisson ! ça a été dur, mais heureusement qu’elle était là pour nous faire sourire. Mais on a réfléchi : avec une enfant, on ne pouvait plus continuer sans savoir si on allait manger le lendemain. »
Choisissez, moussaillons : la pêche ou les gamins.

Depuis le quai, on appelle.
Johnny et Josse, un petit costaud et un grand gars tout effilé, s’offrent une pause clopes. Ils viennent de rentrer du blocus. Une action coup de poing dans l’eau.
« C’est de la destruction massive. Les Hollandais arrivent à des dizaines de bateaux… Non, nous c’est des bateaux, eux c’est un armement. C’est tellement
performant, ce qu’ils ont inventé… Ils augmentent leurs chiffres, leur flotte, et nous on plonge. »

Eux aussi, comme Benoît, les banquiers les appellent un peu trop souvent...

Recherche Peter désespérément

Bruxelles, Mercredi 10 janvier 2018.

Nous voilà dans l’antre. à Bruxelles. Dans six jours aura lieu le vote au Parlement. Et dans la salle au nom poétique d’« ASP 01G3 », Bloom organise son contre‑lobbying.
Dans les rangs, des députés, des assistants.
Experts et témoins défilent à la tribune.
Paul Lines monte sur l’estrade, un Anglais, pêcheur à la Popeye, le cheveu ras, des tatouages de monstres marins sur des avant‑bras aussi gros que mes cuisses. « Pour nous, cette pêche, c’est une catastrophe. Dans la mer, tout est mort. L’autre jour, j’ai regardé mon fils, et j’ai pas pu m’empêcher de poser la question, à voix haute : “Est‑ce que ces gens‑là ont une famille ?” Ici, au Parlement, en Europe, tout le monde ferme les yeux. »
Ça applaudit à tout rompre. Et on sent que vacillent, un peu, les certitudes.

Ça y est.
Sur mon portable antique s’affiche sa photo : Peter Van Dalen. Député conservateur néerlandais. Une bonne bouille, avec qui on irait volontiers boire une bière devant un match de rugby. «  Le Donald Trump de la pêche », m’avait soufflé un assistant parlementaire. Le héraut de la pêche électrique, la voix des lobbies, de Bruxelles à Strasbourg. J’aimerais bien le trouver… à la pause, un député portugais s’approche, tendance socialiste, un monsieur très assidu : « Faut quand même remercier ceux qui ont travaillé sur tout ça, parce que, franchement, ça fait du bien d’avoir des infos fiables. Mais j’ai un problème. J’ai pas trouvé la version finale du rapport de 2006. Celui qui dit qu’il ne faut pas accorder de dérogations. C’est bizarre… »

Le gros mensonge de la Commission

Nous y voilà.
Le coeur du mystère.
La nouvelle est tombée la veille. La plupart des eurodéputés n’ont même pas eu le temps d’en prendre connaissance : la Commission aurait menti.
Quelques minutes plus tôt, à la tribune, le député Vert Yannick Jadot a d’ailleurs tonné, et sans conditionnel : « Y en a ras‑le‑bol d’avoir une Commission qui s’assoit sur la science au nom des lobbys ! Quand la Commission ment publiquement, et elle a été prise en flagrant délit, ça pose un vrai problème de démocratie. »

On vous rembobine le film : depuis 1998, et jusqu’en 2007, la pêche électrique était complètement interdite.
Et puis, fin 2006, soudainement, la Commission vire de bord. Elle demande au Conseil européen d’accorder des dérogations, qu’on ouvre la porte à cette pratique. C’est que, assure‑t‑elle, les scientifiques y sont favorables : « À la lumière de l’avis du CSTEP, il convient d’autoriser […], sous certaines conditions, la pêche à l’aide de chaluts à perche associée à l’utilisation de courant électrique impulsionnel. » Le CSTEP, c’est le Comité Scientifique, Technique et économique des Pêches, celui qui murmure à l’oreille de la Commission. Des pontes, trente‑cinq pointures, triées sur le volet. Le
Conseil s’exécute, fort de cette caution. La Commission, et le CSTEP, ont ouvert la brèche.
Sauf que…
Sauf que « c’est faux. Tout ça, c’est faux. Dans le rapport du CSTEP de 2006, il est dit qu’aucune dérogation ne doit être accordée avant que les effets sur les dos brisés des cabillauds ne soient vraiment de la technologie ne doive pas être arrêté », « un certain nombre de problèmes doivent être résolus avant que toute dérogation puisse être accordée », préviennent les experts.

Didier Gascuel, chercheur en halieutique et membre du CSTEP, est tout près de nous, justement. « Je ne suis arrivé au CSTEP qu’en 2009, il précise, mais clairement, là, le Comité prévient qu’on ne doit pas lever l’interdiction tant qu’on ne dispose pas de plus d’études. Donc, faut pas l’autoriser. Après, la Commission fait ce qu’elle veut, d’accord… Mais elle ne peut pas s’appuyer sur notre avis en le modifiant ! Tout ça était noyé dans des textes, de la littérature touffue et abondante sur les mesures européennes… Fallait vraiment le trouver. Même moi, je n’avais pas conscience de ce qu’avait fait la Commission. »
Il aura fallu d’autres appuis, d’autres interventions en coulisses, sans doute.
Mais le résultat est là : quand la Commission présente son projet devant le Conseil, un mois après, c’est pour ouvrir les vannes. Onze ans plus tard, les petits pêcheurs, en France, en Belgique ou en Angleterre, sont pris à la gorge.
Quelqu’un passe derrière moi, les bras chargés de dossiers, s’assoit à ma gauche. Je tourne la tête.
C’est lui.
Je le reconnais. La photo. Peter. Peter Van Dalen, le pêcheur électrique.

Le « Donald Trump de la pêche » ne tarde pas à entrer en scène. De son siège, il apostrophe l’assemblée : « Votre symbole, là, un poisson électrocuté… C’est pas la réalité. Vous êtes allés, vous, sur un bateau ? Moi, oui. J’y suis allé. Eh ben quand ça remonte, oui, les poissons ils sont vivants. Vivants ! Pour les cabillauds, les rapports disent qu’il y en a 0,5 % de tués, c’est peu ! »
Il s’énerve, Peter, crie de plus en plus fort, même plus besoin de micro.
J’ai plus vraiment envie de boire une bière avec lui.
« Ici, vous parlez d’études scientifiques, de documents… Moi, je suis monté sur un bateau ! »
Et le voilà, pou
r assurer sa sortie, qui les balance en l’air, les rapports en question, et les feuilles volent devant la tribune.
Je rattrape notre eurodéputé par la manche, alors qu’il traîne encore dans les couloirs...

« Bon, alors, pour ces histoires de pêche électrique... » je l’interpèle.
Il m’interrompt, courtois mais ferme : « Hop hop hop ! Je veux qu’on change de termes. Je veux qu’on parle de pêche ‘‘par impulsion’’. La pêche par impulsion, c’est juste sortir les poissons du sol, doucement. C’est pas électrique. L’électricité, ça brûle, oui, mais pas notre pêche. »
Le combat commence là, j’imagine, pied à pied : par la sémantique.
« Bon, cette pêche, en tout cas, elle est quand même controversée… Vous, votre but, c’est quoi ?
— Les pêcheurs ont parlé, et ils l’ont dit, toutes les études aussi : la Commission européenne peut la libéraliser, cette pêche. C’est pas un problème.
— Vous voudriez aller au‑delà des 5% ?
— Mais bien sûr. On libère totalement, à 100%. Faut arrêter avec ces histoires de 5%... »

On part de loin, quand même, je me dis.
« Mais vous aussi, aux Pays‑Bas, j’imagine, vous avez des pêcheurs artisans, comme ces gens qu’on a vus ici. à eux aussi, finalement, ça leur fait du tort, tout ça…
— Bien sûr qu’on a nous aussi de la pêche artisanale, comme en France. Mais ils ne vont pas en haute mer. Ils prennent un peu de crevettes, comme ça, voilà. Et nos chaluts électriques, ils ne vont qu’en haute mer. Donc, y a pas de compétition entre eux. Et donc pas de problème.
— Mais les pêcheurs français, anglais, disent que les bateaux électriques pillent leurs ressources.
— Mais nous aussi, on a plein de pêcheurs qui ont arrêté, aux Pays‑Bas, c’est comme ça.
— Mais, quand même, tous ces témoignages…
— C’est du bashing, tout ce qui s’est passé aujourd’hui. Juste du bashing. Après, ils ont le droit de faire ça, hein, pas de problème… »

Textes, mensonges et jeu vidéo

Ça tourne en rond.
Un grand gars vient parler avec Peter, en hollandais, j’y comprends rien. à côté, Stéphane me regarde avec des yeux interrogatifs, les sourcils hauts, sur l’air du « alors, qu’est‑ce qu’il te raconte ? ». Je fais un pas de côté. « Il me dit que les bateaux électriques néerlandais ne viennent pas pêcher près des côtes.
— Ah ouais ? Ben regarde… »

Il sort son smartphone, et me montre une appli comme un jeu vidéo, où on voit les navires se balader en direct sur la mer. «  Là, tu vois, c’est au large de Dunkerque, en ce moment. Là, tu as les pavillons. Lui, c’est qui ? Un Hollandais. Ils ont le droit de venir à six milles nautiques de nos côtes, pas plus près. Et il est où ? Ben regarde, à trois milles. Et lui ? Pareil. Et lui, là, aussi, encore plus près. Et regarde, vers la Hollande : leurs bateaux, ils n’y vont pas, sur leurs côtes. Pourquoi ils viennent chez nous, et pas chez eux, avec leurs chaluts électriques ? »
Et je comprends mieux, d’un coup, pourquoi il n’y a pas de concurrence entre grande industrie et petits pêcheurs, en Hollande…
Je reviens vers Peter, qui discute toujours avec le grand gars.
« Bon, quand même, je reprends ce que je disais, on a des preuves…
 Ah, tenez, on parlait de pêche artisanale, me coupe‑t‑il, je vous présente un pêcheur artisanal hollandais. »
Voilà qui m’intéresse. Pim, il s’appelle.
« Alors, vous aussi, vous avez des soucis ?
— Oui, bien sûr. Mais honnêtement, c’est pas à cause de la pêche électrique. On a des bateaux qui viennent du Nord, du Danemark, déjà, qui ont beaucoup pêché. Du coup, les poissons sont partis. Maintenant, ça va mieux. Il y a le changement climatique, aussi…
— Le manque de poissons, les réserves qui s’épuisent, c’est le changement climatique, vous pensez ?
— Oui, bien sûr. Je ne dis pas qu’il n’y a que ça, non, mais c’est une cause parmi d’autres.
— Et la pêche électrique ?
— Franchement, il y a une dizaine de causes, peut‑être. Peut‑être que la pêche par impulsion en fait partie, oui, mais ce n’est qu’un truc parmi d’autres… »
Peter Van Dalen nous interrompt, comme s’ils étaient venus ensemble : «  Bon, il faut qu’on y aille, maintenant. à bientôt, et merci ! » Pim me tend sa carte, par réflexe, et au revoir. « Pim Visser, directeur de VisNed.

Une fois rentré, j’ai fouillé, un peu, sur le Net. VisNed : l’association des organisations de productions de pêche en Hollande. « Nous représentons 80% des intérêts de la pêche aux poissons plats en Hollande, 40 % pour les crevettes grises », s’enorgueillit leur site. Ils traitent à peu près avec tout le monde, les yeux dans les yeux : gouvernements,
Europe, ministères, ONG…
En 2014, Pim prenait aussi la tête de l’AEOP, l’Association européenne des organisations de producteurs à la pêche. Soit trente‑six organisations sur dix pays, 10 000 navires, 3,5 millions de tonnes de poissons débarquées, et 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires.
Une des têtes de pont de la grosse pêche industrielle en Europe, en fait, Pim. Epinglé par le site corporateeurope.org quand il a réussi, quelques mois plus tôt, à utiliser « des accréditations réservées à la presse » pour accéder à des « négociations ministérielles cruciales sur les quotas de pêche » et « pousser l’UE à des quotas de pêche allant nettement au‑delà des limites recommandées par les scientifiques pour protéger les stocks de poissons et l’écosystème marin. »
Je me demande quand il trouve le temps
de pêcher en mode artisanal…
Ainsi semble aller la vie, à Bruxelles : quand un lobbyiste ne peut passer par la fenêtre, il entre par la grande porte, bras dessus bras dessous avec un eurodéputé. C’est quand même plus classe.

« Jusqu’à la dernière seconde »

Paris, Vendredi 30 mars 2018.

Six jours plus tard, Bloom remportait, peut‑être pas la guerre, mais une bataille.
Le Parlement européen votait, par 402 voix contre 232, l’interdiction totale et définitive de la pêche électrique.
Mais « la partie ne fait que commencer », prévenait Claire…
« Comment vous avez fait, pour remporter ce combat ?
— Déjà, les petits producteurs sont avec nous sur la pêche électrique, c’était moins le cas sur notre cause précédente, la pêche en eau profonde. Et on a un autre terrain favorable : les députés européens en ont un peu marre, de la Commission. Alors, ils nous écoutent. Souvent, ils ne savent même pas ce qu’ils votent, ils suivent leurs collègues.
Alors, nous, on doit au moins les alerter.
— Vous les avez tous vus ?
— Le plus possible. On ciblait, aussi, pour faire basculer un groupe. En décembre, j’ai dit à mon équipe : “On va perdre. Ou alors, c’est qu’on est des fous furieux.” Pendant trois semaines, on a dormi deux heures par nuit. C’est les enfants qui nous apportaient à manger quand toute l’équipe bossait à la maison, le week‑end ! On était tous hagards. J’ai mis une pression de fou à mon équipe…
— Et maintenant ? Le dossier est devant le Trilogue, Parlement – Commission – Conseil des ministres, alors que les pêcheurs tirent la langue, que les faillites s’accumulent…
— Tout cela peut durer encore dix ans. Mais la Commission est sous pression, désormais : elle sait qu’elle ne peut plus vraiment se battre sur ce dossier, parce qu’elle ne peut pas gagner sur tous les fronts. Alors, maintenant, on en est là : convaincre les Premiers ministres. Il va falloir repartir en campagne… »

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