Dix commandements pour boboïser une ville (1)

par L’équipe de Fakir 03/04/2007 paru dans le Fakir n°(31) Décembre - Janvier 2007

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Les grenouilles de la mairie se prennent encore pour des boeufs. La dernière fois, en 1994, ils nous confondaient avec Amsterdam, Barcelone, Montpellier, ils allaient faire de nous « la Silisomme Valley » et « Bill Gates serait fier de nous ». Aujourd’hui, aidés d’une boîte de com’, ils fantasment un Amiens qui ne serait plus Amiens, une super-méga-métropole géante, plus high-tech que Los Angeles, avec des plus grands shows qu’à Las Vegas. Leur mégalomanie ne s’arrange pas.

Plutôt que de transformer le réel, modestement, à leur mesure, plutôt que d’apporter santé éducation logement culture à tous les habitants, les élus s’évadent dans une pure fiction (voir nos contre-pubs par Colloghan). Ils communiquent sur une ville qui n’est pas la nôtre, qui n’en porte aucun trait, pas même les hortillonnages ou la cathédrale. Le concepteur pourra d’ailleurs refourguer, à peu de frais, les mêmes visuels, les mêmes slogans, à toutes les communes de France : « Lille, Albert, Reims, Chalons, etc., la métropole qui vit ses rêves », et voilà le boulot.

C’est que la municipalité, et c’est original, a elle-même théorisé notre absence d’originalité : « Amiens a toujours un vrai problème d’identité, explique Lionel Bokobza, directeur général de l’agence Venise dans le JDA. En même temps, ce qui peut apparaître comme un handicap pour la ville – pas de spécificité régionale, de réelle aspérité sur laquelle communiquer, pas d’image marquée, en positif comme en négatif – peut constituer finalement un atout. » Hier, on nous l’ordonnait par autocollants interposés : « Fiers d’être amiénois », et désormais voilà notre ville, point stratégique dès les Romains, cité florissante du Moyen-âge, capitale du velours, voilà notre ville et ses 25 siècles d’histoire sans « spécificité » ni « aspérité ».

Une « identité » existe pourtant, aurait pu exister, mais trop peuple, trop prolo, trop plouc, elle déplaisait à nos notables : nous sommes les héritiers, et c’est toujours visible dans nos moeurs, dans nos goûts, dans nos loisirs, d’une tradition à la fois ouvrière et rurale. Mais c’est has been, ça, le bleu de travail et la boue qui colle aux bottes, pas assez moderne pour nos décideurs, pour notre époque qui conjugue agriculture et industrie au passé. Mieux vaut se bâtir au présent, et au futur, comme une « métropole » standard, avec les mêmes magasins, les mêmes bâtiments, les mêmes aspirations, les mêmes publicités que toutes les autres « métropoles », et interchangeable avec elles.

C’est qu’à l’aube du troisième millénaire, du sommet de la Tour Perret, le petit Père des Cadres a remis à Gilles de Robien les nouvelles tables de la loi : les dix commandements pour boboïser Amiens. Des consignes que notre Président de métropole suit depuis religieusement.

Commandement I :

Des appartements de standing tu bâtiras

Entends la complainte des cadres, Gilles, eux souffrent de « leurs difficultés pour trouver un toit dans la capitale picarde » (Courrier picard, 14/10/06). Alors, ceux-là d’abord tu logeras : de la ZAC Paul Claudel à la Hotoie, jusqu’à la Fosse au lait ou Saint-Maurice, hier pollués par les teintureries et leurs OS, appose des panneaux sur les immeubles qui signalent « un programme résidentiel de standing », des appartements avec « vidéophone, ascenseur, terrasses-loggias, TV par satellite », et « avec les avantages fiscaux loi Besson ». Offre luxe, calme et volupté aux quelques « 600 cadres qui arrivent à Amiens chaque année ».

Tu ne te soucieras pas que, dans le même temps, la construction de logements sociaux stagne malgré 6 000 demandes en attente, que l’office HLM conseille aux couples avec enfants, pour être hébergés avant un an, de se tourner vers les foyers d’urgence (lire Fakir n°28). Et tant mieux si l’immobilier grimpe de 14% en 2005 : la bonne santé du marché éloignera les familles trop modestes de ta commune.

Voilà pour qui tu construiras la ville, et pour qui tu ne la construiras pas.

Commandement II :

Les enseignes haut de gamme tu convieras

Pour la balade du samedi, à quoi ressemblerait ta métropole sans Nature et Découvertes, sans Zara, sans H&M, sans la FNAC, sans les Galeries Lafayette ? À un trou de ploucs ! Que les enseignes nationales monopolisent donc tes rues piétonnes : « C’est une évolution normale, estime mon archange Natalie Rouillier, de la Chambre de Commerce et d’Industrie. Les commerces indépendants ont leur place dans les rues adjacentes à celle des Trois-Cailloux ». De quoi s’enthousiasmer : « Avec des boutiques comme Côté filles ou le Comptoir des cotonniers, la ville monte en gamme. » Un bon signe, donc, si les prix pratiqués montent en flèche. La journaliste du Point en virée s’en réjouit, d’ailleurs : « Petit à petit, les Amiénois se révèlent, pour une fraction d’entre eux, plus riches qu’ils n’en ont l’air. »
À cette « fraction d’entre eux » le centre-ville tu destineras.

Commandement III :

La porte d’entrée tu relifteras

Qu’elle fait grise mine, Gilles, ton agglo, quand on y pénètre en train : rends-la d’urgence plus coolorée.

Lis l’Express entre les lignes : d’avance, l’hebdomadaire applaudit ce « lifting pour le quartier de la gare », de quoi embellir la « vitrine d’une cité en mouvement ». « Lifting » et « vitrine », tu miseras, avant tout, sur les apparences. « Vitrine » encore, car même pour une ville, « il faut savoir se vendre »...

Inspire-toi de Béatrice de Villeneuve, qui anime « la cellule d’accueil des cadres » à la CCI : « Moi qui accueille les nouveaux arrivants, je sais à quel point la première impression s’avère primordiale. L’aménagement de la place de la gare est donc une évidence. » N’hésite pas une seconde, donc, à dépenser 27,5 millions d’euros dans une verrière aux « 7 000 panneaux » : c’est le prix à payer pour faire une bonne « première impression »...

Quant aux bars jambon-beurre et ballon de rouge autour de la place, ils ferment déjà à cause des travaux. Arrange-toi pour que les nouveaux relèvent d’un autre standing.

(article publié dans Fakir N°31, décembre 2007)

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