“Control+F” dans le Gérard

par François Ruffin 14/01/2020 paru dans le Fakir n°(90) Date de parution :

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Heureusement, j’ai derrière moi vingt années de Fakir, vingt années d’écriture, vingt années de lectures, vingt années de rencontres. Sinon, qu’aurais-je à dire de personnel ?

« Ce traité est né d’un lobbyiste.
Je peux le nommer.
Jason Langrish, avocat d’affaires, qui préside à Toronto "la table ronde de l’Energie", c’est-à-dire le lobby du pétrole.
Et derrière lui, il a rassemblé dix-sept lobbies.
Je peux les nommer, aussi.
Ce sont les Canadian Manufacturers, la Fédération européenne des industries pharmaceutiques, l’Association canadienne de l’industrie chimique, Business Europe.
Et derrière ces lobbies, Arcelor, Monsanto, Alcan, Total, Lafarge, Rio Tinto, les pires firmes.
Les clients de M. Jason Langrish, les pétroliers, peuvent d’ores et déjà se frotter les mains. Depuis l’automne 2017, depuis deux ans à peine que le Ceta est "expérimenté", les exportations de pétrole canadien vers l’Europe ont bondi : + 63 % ! Du pétrole issu, pour beaucoup, des sables bitumineux qui ravagent l’Alberta, mais qu’importe. Et qu’importe, également, que ce pétrole émette moitié plus de gaz à effet de serre que le conventionnel.
Consciemment ou inconsciemment, voilà quels intérêts vous privilégiez. »

Ce discours, je le prononçais en juillet dernier à la tribune de l’Assemblée nationale. Comme souvent, comme presque toujours, il avait commencé par un « Control + F  » dans le « Gérard ». « Gérard », c’est le surnom que nous avons donné au disque dur externe qui centralise toutes nos données, les vingt années d’archives de Fakir. Dès que, comme député, un sujet me tombe dessus, ça débute par là : qu’avons-nous publié là-dessus ?
Avec une joie, évidemment : qu’un machin underground, que des enquêtes au vitriol, que des propos décapants se retrouvent à la tribune de l’Hémicycle, sous les ors de la République, devant la bourgeoisie prout-prout, avec le cachet du truc officiel. Il y a du canular, là-dedans, une subversion de l’institution.
Avec, aussi, une interrogation : heureusement, j’ai derrière moi vingt années de Fakir, vingt années d’écriture, vingt années de lectures, vingt années de rencontres, avec des auxiliaires de vie sociale, des ouvriers du bâtiment, des micro-entrepreneurs, des agriculteurs, sinon qu’aurais-je à dire ? Qu’aurais-je à dire de personnel ?

Dans les propos de mes collègues, marcheurs notamment, mais pas seulement, la chose qui m’ennuie, ce ne sont pas les désaccords, qu’ils soient libéraux, pour la mondialisation ou la croissance. Au contraire, j’adore le débat de bonne foi, ça m’amuse, la bataille idéologique. Ce qui m’ennuie, c’est le vide. D’avoir à affronter une espèce de mécanique, des discours pondus en série par les collaborateurs, avec les éléments de langage du parti. Une langue sans âme, qui n’est pas habitée.
On dit « langue de bois », mais ça ne me convient pas : on peut se heurter à du bois, c’est solide, on s’y frotte et s’y confronte. Là, c’est une langue chamallow, une langue de coton, une langue creuse et molle. On s’avachit dedans comme dans un canapé, elle nous chloroforme. C’est leur arme, ces mots, c’est ma torture ordinaire. Quelle douleur monotone ! Parce que, comment je suis arrivé là, moi ? Par les mots. Par l’amour des mots. Par la jouissance des mots. Par la littérature, par la linguistique, par le goût du verbe... Et mon boulot, maintenant, c’est quoi ? D’être gavé de leurs mots insipides, d’avaler des kilos de « réformes nécessaires », des chapelets de « libérer les énergies ». Cruel châtiment ! Je fais mon temps de purgatoire...

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