Congés payés : les gantiers seront les premiers !

par Grégoire Souchay 29/06/2012 paru dans le Fakir n°(54 ) mars-avril 2012

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D’où viennent les congés payés ? De Millau !
C’est ce que nous révèle Grégoire, un lecteur du coin. Notamment grâce aux « coupeurs », « mégissiers », « teinturiers », « palissonneurs », « corroyeurs », à tous les travailleurs de la ganterie - cette « corporation » dont les conquêtes se sont étendues à la France entière.

Dans le numéro 49 de Fakir, on se posait déjà la question : d’où viennent les congés payés ? Puisque ça ne figurait pas dans le programme du Front populaire, comment les grévistes de 36 l’ont revendiqué ?
Dans nos recherches, on était tombés sur une motion syndicale, en 1926, qui mentionnait une convention signée à Millau, dans l’Aveyron, « entre le syndicat CGT des Cuirs et peaux et l’union patronale de la Ganterie millavoise ». Et on en appelait à nos abonnés :
« Évidemment, on serait friands d’informations sur cette Ganterie millavoise : qui sont ses patrons ? qui sont ses syndicalistes ? qui sont ses travailleurs ? Lecteur ou lectrice aveyronnais, il suffirait que tu te rendes à la bibliothèque municipale, que tu épluches les journaux du coin datés de septembre 1925. Et peut-être que tu charmerais le/la documentaliste, et peut-être que vous seriez bientôt pacsés, et peut-être que vous auriez plein d’enfants, et alors vous nous conserveriez des dragées. Merci d’avance. »
Grégoire, originaire du Sud-Aveyron, s’est attelé à cette mission. Il s’est lancé dans des recherches, des archives du département à la CGT à Paris…

Photo de famille extraite de Millau 1911, avec les gantiers en grève, de l’Association pour promouvoir l’histoire sociale millavoise (mai 2011)

Photo de famille extraite de Millau 1911, avec les gantiers en grève, de l’Association pour promouvoir l’histoire sociale millavoise (mai 2011)

Patrons défaits en cinq jours

« Une démonstration inquiétante de l’esprit d’étroite discipline du prolétariat », s’alarme le sous-préfet de Millau. C’est que dans l’après-Première guerre, ces diables de gantiers mènent grève sur grève - en 1919, en 1920, en 1921, etc. Et à l’automne 1923, rebelote. Avec les couturières, ce 5 novembre 1923, ils sont plus de trois mille dans les rues, bien capables de tenir des semaines. Du coup, le 10 novembre, le haut fonctionnaire pousse presque un « ouf » de soulagement : « Les ouvriers ont obtenu un relèvement moyen de 12,5% et les employés un salaire journalier minimum de 22 francs avec 12 jours de congé annuel payés. »
Certes, les patrons ont plié sur à peu près tout – mais au bout de cinq jours seulement. On a évité l’embrasement, la guerre civile en Aveyron…
Pour les militants de Millau, ce n’est qu’un début : eux poursuivent le combat. « Il nous faudra œuvrer syndicalement pour l’obtention pour tous, des congés payés : tous les travailleurs y ont droit », annonce la CGT, le 6 septembre 1924, dans un communiqué. Et de fait, un an plus tard à peine, le 21 septembre 1925, et sans même un conflit social, juste par une convention avec les patrons, « le congé payé » est « généralisé et appliqué à tout le personnel » des industries « cuirs et peaux » à Millau.

Semaine anglaise

Voilà pour le texte. Dans les faits, l’accord n’est pas encore « appliqué à tout le personnel ». Si Eugène Calvet, de la ganterie Jonquet, confirme a posteriori :
« Les gantiers vivaient bien. Dès 1920 nous avons eu les allocations familiales. Dès 1924, les congés payés, bien avant 36. Pour nous, 36 ne nous a amené que les 40 heures. » Mais les situations varient selon les entreprises :
Henri Fressenges et Aimé Teyssedre, gantiers :
« En 33, nous avons été les premiers à Millau à avoir le samedi après-midi. On disait la semaine anglaise. Les congés payés on les a attendus jusqu’à 36 comme tout le monde. »
Mademoiselle Pradeille, couturière :
« Quant aux congés payés … pendant longtemps les mégissiers restaient pendant leur congé pour avoir un double mois à cette occasion. Ça a été très dur d’apprendre aux gens à se servir du congé (...) Pourtant travailler au mois d’août, ça arrangeait peut être le patron, mais c’était dur, très dur. »

Contrat de vacances

Reste qu’un mauvais exemple est donné : « le congé payé, note un historien en 1935, bien souvent regardé comme un privilège des seuls fonctionnaires, a été accordé par la classe patronale de Millau, après plusieurs demandes émanant de la classe ouvrière. »
La Voix du peuple, le bulletin de la CGT, va s’empresser de répandre cet éloge, pas de la paresse, mais du repos : une « enquête sur les vacances ouvrières » fait la une, en janvier 1926. Avec, à la fin, comme modèle, le « Contrat syndical pour les vacances » signé à Millau – reproduit in extenso :
« Un congé payé de 12 jours par an est accordé au personnel employé en ganterie. Ce congé doit être pris dans des conditions telles que la production en souffrira le moins possible qui sont les suivantes :
– il devra être pris plus particulièrement durant les périodes de chômage
– en période normale s’établit un tableau de roulement pour éviter l’arrêt de l’usine
– le congé ne concernera jamais plus du huitième du personnel
– au moment de prendre son congé, le patron remettra 12 fois la moyenne du gain journalier de l’ouvrier.
Entrée en application : 1er janvier 1926. »

La jeune CGT-Unitaire, communiste, mentionne elle aussi ce cas pratique. Et les deux syndicats, pourtant rivaux, inscrivent cette revendication pour le défilé du 1er mai 1926 :
« Vacances payées : la masse laborieuse (…) a le droit de réclamer pour elle aussi quelques semaines de vacances payées pour pouvoir remonter l’exténuation de ses forces physiques. Le premier mai, la classe ouvrière affirmera donc sa volonté d’obtenir par la lutte cette revendication si nécessaire pour la sauvegarde de sa santé. »
C’est tout ce travail d’information, de propagande, de mobilisation, qui ressurgira, presque à l’improviste, dix années plus tard…

Presque des nobles

Cette conquête n’a pas germé, à Millau, par hasard. Le terreau était fertile…
Les gantiers forment une véritable « aristocratie ouvrière ». Presque au sens propre : au Moyen-Âge, déjà, eux seuls avaient le droit de porter l’épée, comme des nobles. Surtout, le métier réclame un savoir-faire, un apprentissage – et on ne les remplace donc pas au pied levé par le premier vagabond venu.
Voilà qui, avec les patrons, instaure un rapport de forces : dans la ganterie Lauret, une aile est ainsi baptisée « la République libre des coupeurs ». Qu’on ne vienne pas les embêter…
La Révolution française, avec la loi Le Chapelier, interdit les « corporations » ? Qu’à cela ne tienne, les gantiers s’adaptent : pionniers dans le Midi, ils se dotent d’une société mutuelle. « La solidarité existait, témoigne l’ancien maire de Creissels, village accolé à Millau. Quand un mutualiste était malade, d’autres étaient désignés pour aller le veiller. On payait quelques médicaments et on fournissait une petite indemnité journalière. Cela ressemblait au secours mutuel, c’était le début d’un esprit socialiste. »
Et on rêve toujours plus haut. Dès 1899, Aimé Lauret, membre de la Société, souhaite « la jouissance de la pension de retraite pour tous les sociétaires ayant atteint l’âge de 60 ans et subsidiairement si cette proposition n’est pas adaptée, les sociétaires ayant 40 années de sociétariat et 60 ans d’âge ». La retraite à 60 ans et avec 40 années de cotisation, il y a un siècle, déjà…

La carte obligatoire

Du mutualisme, au début du siècle, on glisse vers le syndicalisme.
« On ne rentrait dans aucune usine sans carte syndicale, témoigne René Pons, ouvrier. Tu ne faisais pas une paire de gant dans une carte CGT ou CGTU. » Et un autre, Eugène Calvet, ajoutait : « Dès qu’un nouveau rentrait, on lui disait : “Demain, tu viendras avec ta carte !” Quand j’ai pris ma première carte en 1917, j’avais quatorze ans. Je n’étais pas contre, mais on ne m’a pas vraiment demandé mon avis ».
En 1907, chez le gantier Tarrusson, deux ouvriers - sur les 90 - refusent de se syndiquer à la CGT. Une grève éclate, qui dure quinze jours : les employés refusent de travailler avec des « traitres ». Et du coup, un comble, c’est le patron lui-même qui donne aux deux ouvriers le choix entre quitter l’entreprise ou s’encarter !
Avec pareille force, c’est une floraison d’initiatives dans la ville. La Maison du peuple, évidemment – en 1905. Mais aussi des « assurances sociales », en partie payées par l’employeur – en 1908. Des « chantiers communaux » avec la mairie, durant les périodes de grève et de chômage, pour l’entretien de la voirie – en 1909. Ou encore une « coopérative des idées », en 1910, le nom de l’Université populaire, qui dispense des cours sur « le matérialisme », « le socialisme », « l’idéalisme »
Pour briser les reins de cet élan, pour casser cette espérance, la Première guerre mondiale arrivera à temps…

À contretemps

« La ganterie millavoise, comme le résume une historienne, reflète l’évolution du syndicalisme en France, avec un temps d’avance sur la loi. » Le paradoxe, c’est que, dans cette terre de luttes, le Front populaire passera presque inaperçu. Durant le printemps 1936, les gantiers millavois resteront au travail, presque des « jaunes » : ils héritent même des commandes de la France entière, les autres centres gantiers étant à l’arrêt. Pourquoi cette inertie ?
C’est que l’année d’avant s’est déroulée une terrible bataille. La France subit, avec retard, le contrecoup de la crise. Les marches de chômeurs traversent le pays. Localement, à Millau, le 22 juin 1934, la banque Villa fait faillite – réduisant à néant l’épargne des gantiers : « Si l’on me demande quel est le souvenir le plus marquant de ma vie, se rappelle André Maury, ancien maire de Millau, c’est incontestablement l’image de ces Millavois, hagards, devant les grilles de la banque en faillite. »
Le « cuir » souffre aussi : la demande diminue, et les gants tchécoslovaques, moins coûteux, deviennent réputés. Du coup, les patrons passent à l’offensive : ils dénoncent « les salaires plus élevés que partout ailleurs ». Eux ne négocient plus : ils imposent d’en « revenir au tarif du 1er juin 1929 diminué de 20 % », annonce L’Étincelle, journal socialiste, le 24 décembre 34. Les revenus des ouvriers seraient diminués du quart : ce cadeau de Noël ne passe pas ! « Réunis en assemblée générale », le 26, les syndicats « décident à l’unanimité la cessation du travail ». La grève va durer six mois, à travers un hiver rude, un cortège de misères devant les « soupes populaires ».

Car cette fois, le patronat ne cède pas. Fin janvier, le mouvement tourne à l’émeute : « Sur la place [centrale de Millau], les manifestants ont jeté des quantités de cailloux et brisé de nombreuses vitrines. (...) Sur certains points, on a élevé des barricades avec tout ce qu’on trouvait sous la main : barrière de parcs à cochons, charriots, poubelles, etc. La garde mobile à pied et à cheval a dû charger à de nombreuses reprises. » (Le Messager, 26 janvier 1935).
Finalement, c’est la CFTC qui raflera la mise : dans « un effort de conciliation », le syndicat chrétien « a pris l’initiative d’un référendum s’adressant à tous les ouvriers et ouvrières des Cuirs et peaux syndiqués et non syndiqués pour présenter une contre-proposition raisonnable au Syndicat patronal. » Et la raison, c’est -20 % (à la place de -25 %). Mais les esprits sont usés, les ventres vides, les familles à bout : « Votants : 2223
Hommes : 542 ‘oui’, 6 ‘non’
Femmes : 1652 ‘oui’, 19 ‘non’, 4 blancs. »

Le résultat est écrasant. La veille, en scrutin public, « 1750 votants » avaient bien approuvé « la poursuite de la grève », mais elle s’achève. Et sur une cinglante défaite dont le prolétariat local ne se relèvera pas : un millier de cégétistes rejoignent les rangs de la CFTC…

Les travailleurs de Millau auront eu, une fois encore, dans leur révolte, « un temps d’avance » sur la France. Ce contretemps s’est révélé fatal : quand le Front populaire intervient, leurs forces sont exsangues, leur avant-garde laminée. Et l’ « aristocratie ouvrière » d’hier entame un inexorable déclin, ramenée au rang des prolétaires ordinaires.
Reste que cette « corporation » aura porté de jolis fruits : des progrès, acquis pour un petit nombre, pour leur métier, pour les plus organisés, et bientôt étendus à tous. On pourrait le crier, parfois : vive le corporatisme (pour tous) !

Sortie de l’usine de Jonquet. Souvenir emprunté au musée de Millau, collection Fonds de la peau et du gant

Sortie de l’usine Jonquet. Souvenir emprunté au musée de Millau, collection Fonds de la peau et du gant

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La marée montante de la conscience

La « coopérative des idées », c’est lui, Hippolyte Victor Chauzy, qui en est le fondateur. Car pour ce secrétaire de la CGT à Millau, au début du siècle, bataille des idées, émulation des esprits et lutte sociale ne font qu’un :
« Du choc des idées jaillissaient souvent des idées générales qui illuminaient les cerveaux d’un même reflet. Il en résultait une plus grande estime des militants qu’on ignorait ou qu’on connaissait mal avec des hommes biens trempés par la discussion courtoise et l’éducation réciproque. »
Ce n’est pas un intellectuel, pourtant : il a quitté l’école à 14 ans pour regagner l’atelier – avant d’entamer sa seconde école : celle du syndicalisme. Au-delà des seuls « gantiers », au-delà de la gamelle à défendre, c’est une vision qu’il propose à ses camarades : « Chaque compression que l’on a voulu faire contre l’épanouissement de l’idée de liberté, lance-t-il dans un discours, il s’en est fatalement suivi des insurrections, et remontant dans l’Antiquité de l’histoire des peuples, l’on a vu des génies philosophiques qui ont eu des idées humanistes et de libération, ces idées et ces génies ont été toujours persécutés par les gouvernants et oppresseurs de l’époque Les peuples à travers les siècles n’ont fait qu’une lutte incessante et meurtrière pour gravir lentement l’échelle qui doit les conduire à toujours plus de justice dans plus de liberté. »

Un auditeur raconte la fin de l’oraison : « il prend ensuite l’idée syndicale depuis 1884 jusqu’à nos jours, les besoins de plus en plus grands de l’union entre tous les travailleurs d’une même corporation d’abord, d’une même localité ensuite, et enfin d’une même nation, et dépassant la nation, le besoin d’union internationale et de la Confédération. »
Voilà le sens de sa vie : il a œuvré pour que le syndicat des « coupeurs » adhère à la CGT, pour que cette « aristocratie » aille se mêler au creuset commun, pour que la fierté corporatiste se fasse universaliste - comme un trait d’union vers les autres métiers, les autres peuples… sans perdre en route ses camarades.
Voilà un militant, presque méconnu, au fin fond de l’Aveyron, et on croirait du Jaurès.

À propos de Léon Trotsky, Victor Serge écrivait :
« Tous les traits de son caractère, de son esprit, de sa vision de la vie appartenait depuis plus d’un siècle à l’intelligentsia révolutionnaire russe. Des dizaines de milliers de combattants les eurent, les avaient à ses côtés (et je n’exclus pas de cette foule beaucoup de ses adversaires). Ces générations l’avaient porté, formé, elles vivaient en lui, et la sienne, produite par les mêmes circonstances historiques, lui était dans son ensemble identique. Cette génération, il aura fallu la détruire tout entière pour rabaisser le niveau de notre temps. »
On pourrait recopier ces lignes, pour Chauzy – son contemporain : il est le témoignage, un parmi des milliers, d’une conscience ouvrière qui montait comme la marée, d’une classe qui s’était dotée d’outils – mutuelle, Maison du peuple, syndicat, parti, etc. – pour s’éduquer, se grandir, former des responsables aptes à conquérir le pouvoir. Et c’est comme si la Grande guerre, décimant ces hommes, ou pire : les divisant, allait « détruire cette génération tout entière pour rabaisser le niveau de notre temps ».

À potasser...

Paroles ouvrières, paroles gantières, Monique Fournier, Michel Delmouly, aux éditions ADAMM, 1998

Les travailleurs millavois et l’industrie du gant, thèse de Simone Lacroix, 1945
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Grégoire a bien travaillé. Il va donc pouvoir réaliser son rêve : passer deux mois en stage à Fakir où il pourra s’asseoir sur toutes les conquêtes sociales.

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