Babar, le Camp des autres

par Vincent Bernardet 08/10/2019 paru dans le Fakir n°(88) Date de parution : Février Mars 2018

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Son nom de famille était synonyme d’insulte durant ma scolarité.
Des crachats, des coups, des injures. Par dizaines, par centaines.
Du racket et des balayettes. Des tas de gamins, abrutis par l’élan du troupeau, lui courant après.

« Babar ! Babar ! »
Sur le rond-point d’Albert, une vingtaine de Gilets l’appellent, mais il ne les entend pas. Il est entouré d’autres gars, sous un des abris bricolés de toiles et de palettes.
« Babar ! Babar !
- Il faut que Babar motive les troupes. Il sera suivi, lui. »

Babar sort de sa cahute, mi-poubelle mi-palais, et se met à gueuler. Ils le suivent. Une quarantaine. Bientôt plus. Tous les groupes du rond-point se joignent à la farandole improvisée. Qui fait un tour, puis deux puis dix du rond-point. Sous une pluie qui nous trempe le slip et un froid qui nous le gèle. À chaque tour, Babar lance des chansons, reprises par les chœurs jaunes albertins. Aussi bien « Macron démission » que « Ah la salope, va laver ton cul malpropre... », la poésie et la politique s’entremêlant. Moi, je n’ai pas osé l’approcher ou discuter avec lui. Tout juste lui ai-je serré la main comme aux autres.
Je le fixais des yeux, cherchant l’étincelle, voir s’il me reconnaissait. Je ne pense pas. Et je ne préfère pas. Je l’avais évidemment reconnu de suite, moi, mystère irrésolu de mon adolescence albertine.
Anthony.
Le « cas soce ».
Le souffre-douleur du collège.
Le pestiféré.
Son nom de famille était synonyme d’insulte durant ma scolarité. La cour du collège Pierre-et-Marie-Curie d’Albert, pandémonium pubère, théâtre d’un harcèlement scolaire démesuré. Les souvenirs sont flous. Des crachats, des coups, des insultes. Par dizaines, par centaines. Du racket et des balayettes. Des tas de gamins, abrutis par l’élan du troupeau, lui courant après. Et chacun de conter son anecdote à la récré suivante, son sort rythmant les repas à la cantine. Celui qui lui serrait la main, lui disait un mot, était d’emblée exclu, à son tour contaminé de cette lèpre collégienne. Des amis, des gens aujourd’hui tout ce qu’il y a de plus gentils, attentionnés et s’insurgeant contre les injustices le poing levé, se sont laissé prendre à ce rite, à cette logique de meute juvénile. Restant muet, passif, voire public de cette chasse à courre humaine, je ne valais guère mieux.
Comment parvenait-il, chaque matin, à revenir au collège ? Et même, affreuse question mais que je me posais vraiment, jusqu’à le revoir sur ce rond-point, comment ne s’est-il pas suicidé ?
Et c’est ce même Anthony, Quasimodo malgré lui, devenu Babar, qui est en train de faire des tours de rond-point sous la flotte froide suivi par une foule jaune. Leader vocal d’un rond-point, désormais, revanche sur la vie le temps d’un mouvement.

À voir ces Gilets jaunes, ce paria devenu meneur, je repensais au Camp des autres, le livre coup de cœur de Philippe, notre libraire officiel, son Goncourt à lui.

Le lièvre est à la forêt. La douceur et la bestialité, la langue chaude de la mère, les babines retroussées du père sont à la forêt. Le flux et le reflux du sang, les muscles, les odeurs, les souffles sont à la forêt. Toutes les bêtes sont à la forêt. [...] Elle est le foyer de tous ceux qui n’en ont pas. De tous les chassés, les fuyards, les proies. [...] Elle est alors devenue le refuge de ceux qui se refusaient à l’homme et de tous ceux que l’homme refusait. Elle est l’autre camp. Le camp des autres. »

Au début du XXe siècle, quelque part en France, dans le Sud-Ouest, un enfant, Gaspard, et son bâtard de chien se sont perdus, au milieu des arbres et des racines. Et que découvrent-ils, au cœur de la forêt ? Un repère d’« illettrés », de « réfractaires ». Rejetés par la ville, les « gens qui ne sont rien » s’y unissent. Et des Drouet, des Ludosky cogitent :

Le gars a eu une idée simple, l’unité, explique Jean-le-blanc à Gaspard. Il a formé légion avec tous les laissés pour compte. Trimards, putes, bagnards, déserteurs, romanichels, la lie pour le cogne et le bourgeois. Ce n’est pas une mauvaise idée. Imagine, tous les fils de rien, ensemble, à marcher sur le monde. Napoléon serait allé jusqu’en Chine de cette façon. C’est des voleurs quoi ! Des bohémiens ! Oui des voleurs comme toi, des bohémiens comme moi. Des voleurs comme tous ceux qui ont faim. Des bohémiens comme tous les fils du chemin. Tu lis trop les journaux, petit. Qu’est-ce que tu crois ? Qu’on mange les enfants ? Qu’on porte le choléra ? Qu’on lèche le pain tous les matins dans la main du malin ? Pas une semaine sans une histoire de vagabond qui assassine un curé ou de gitan qui mange un pauvre paysan. Tu crois que c’est bon à becqueter un bouseux ? »

La bande en a finalement rejoint une autre. Qui est venue se coller, dans une prairie cachée entre deux vallons drus, à une longue caravane immobile. Les hommes qui ont continué à affluer pour gonfler les troupes n’avaient pas tous l’air de montreurs d’ours ou de romanichels. Certains, tatoués et décharnés, le muscle gris et sec, avaient gardé les stigmates du bagne. Sur d’autres, on devinait encore au mélange de frusques et de matériel qu’ils avaient été d’une troupe ou d’une légion avant la débandade. À ces déserteurs s’ajoutaient également de vrais gredins, des gars de la trime, d’autres fuyards, ainsi que des saboteurs à moustaches. Anarchistes, illégalistes et autres révolutionnaires qui ont des tracts dans la poche et des lames dans la canne. Au milieu de tout ça, femmes, enfants, animaux de tout poil, colporteurs, chevaux, carrioles et roulottes, vieilles diseuses de bonne aventure comme Maman Honorine, lanceurs de couteaux, musiciens et lutteurs. Des Noirs aussi, durs et puissants, et des Arabes ou des Turcs. Tirailleurs perdus, goumiers blessés ou marsouins abandonnés. Gaspard agenouillé en hauteur un peu plus loin au flanc du vallon n’en revient pas de ce spectacle. Un pays de flibustiers et de sauvages. Une ville perdue dans les bois. Un camp de monstres récalcitrants et de bêtes inconnues. »

Cette bande, composée de dizaines de Babar, d’un paquet d’Anthony, chassés du monde, exclus des villes, ne marche pas sur les Champs-Élysées, mais vers la foire annuelle de La Tremblade, une bourgade à l’entrée de l’estuaire girondin. Ils s’en vont, avec leurs savoir-faire de malfrats, se servir chez les bourgeois, derrière les étals ou directement dans leurs bourses, profitant de la foule pour se faire plaisir, sous les yeux de Gaspar :

Il repère Marcello un Rital de la bande à Fata’ en pleine empoignade avec un vendeur de cochons. Dans ses mains un marcassin hurle comme si on déchirait son sang. Dans la furie qui monte deux bandes se forment vite. Des maraîchers et des éleveurs viennent prêter main-forte au porcher tandis que quelques vilains croque-lardons forment les rangs derrière l’Italien. On voit des manches, des cannes, des chaînes et des surins au bout des mains. Certaines familles s’éloignent en pressant le pas alors que d’autres jouent des coudes pour assister au spectacle. Gaspard est hypnotisé par la violence générale qui monte en bouillonnant des corps et des bouches. Les plus violents bien sûr ne sont pas dans l’arène. La poussière monte dans la friction et la castagne. Sarah approche de l’oreille de Gaspard en chuchotant : On a le champ libre pour aller voir derrière les stands. Et ses yeux brillent alors de leur propre lumière. »

Mais, ce coup-ci, tout ne se passe pas comme prévu…

À peine ont-ils eu le temps de contourner la masse de plus en plus serrée des spectateurs qu’un autre groupe vient casser le cercle et remettre le chaos dans l’attroupement. C’est une percée noire et blanche, comme la tête en pointe de flèche d’arbalète d’une volée d’hirondelles. Des képis, des capes et des matraques, c’est la cognade qui débarque en tapant dans le tas et moulinant sévère. Trop tard pour aller voir sous les étals. Pas le temps de se retourner, Marcello se mange illico du nerf de bœuf dans la façade. Le porcelet se barre entre les jambes des bourgeoises.
[…]
Il était trop court sur pattes pour capter le bordel général et décida de grimper au mât d’un arbre de mai afin d’y voir plus clair. Une fois au sommet de sa vigie bancale, il put distinguer dans les artères grouillantes de la fourmilière plusieurs mouvements de panique, des écarts de foules ou au contraire des tas d’hommes agglutinés en un nœud suant et tendu. Il entendit d’abord, puis vit en périphérie de la foire, une dizaine de moteurs de tractions pétarader en fanfare, au bord desquels se tenaient accrochés, prêts à sauter sur les larrons, des moustachus tout équipés, casquettés et habillés de noir. Au milieu de cette déferlante s’agitaient des chapeaux melon et des hauts-de-forme, des bacchantes élégantes cernés du renfort de plusieurs dizaines de gendarmes.
[…]
Il aperçoit Fata’ au loin, harnaché de flicaille en train de se débattre. Ils sont quatre sur lui, plus un qui reste sur sa rosse au cas où. Ils le font plier jusqu’au sol à coups de matraques et lui tombent dessus, Gaspard ne le distingue plus. »

Les gueux seront durement réprimés. Clemenceau invente pour eux les « Brigades du Tigre », les premiers policiers mobiles. Aujourd’hui encore, le logo de la Police Judiciaire représente une tête de tigre avec le visage de Clemenceau.

C’est la première brigade qui essuya les plâtres de La Tremblade. Douze autres suivront à partir de décembre 1907 réparties par la suite sur la totalité du territoire. […] Fraîchement équipée de téléphones et de télégraphes, d’appareils photo, de fiches anthropométriques, de Browning 1900 et de rutilantes Dion Bouton sorties tout droit des garages. Elle était fin prête pour l’action. Tous préparés mentalement et physiquement, pratiquant les techniques de combat de la savate et de la canne et posant comme des shérifs emmitouflés sur leur première photo de presse. Face aux nouveaux crimes de ce nouveau siècle, ils étaient présents et fringants pour incarner la nouvelle police moderne. Indispensables à l’opinion publique et à la mythologie de la République, ils totaliseront plus de deux mille arrestations en deux ans et entreront dans l’histoire un peu plus tard en criblant de balles la bande à Bonnot. Mais ils n’en étaient, en ce début de mois de juin 1907, qu’à leurs balbutiements, ceux-ci étant essentiellement politiques et médiatiques. Dès le lendemain, L’Ouest Éclair, Le Matin ou Le Messidor ne manquèrent pas dans des articles dithyrambiques de fêter ce coup de filet unique en son genre, marquant l’avènement de la police moderne et la fin des terreurs campagnardes. Une arrestation d’une soixantaine de voleurs, bohémiens, trimardeurs et déserteurs fut annoncée. La bande de brigands était dite impitoyablement organisée. On évoqua les figures mythiques de Mandrin ou de Cartouche. On parla de romanichels et autres frères de bans, venant de toute l’Europe, réunis sous la bannière d’un certain Capello, qui terrorisaient et pillaient la population en se faisant appeler la Caravane à Pépère. On salua le pragmatisme de Clemenceau et on applaudit Sébille qui venait d’inventer au passage les premiers fichages centralisés et ouvrit un boulevard aux carnets de contrôles et aux dérives anthropométriques d’Alphonse Bertillon. »

À Albert comme à Abbeville, à Amiens comme ailleurs en France, les « camps des autres » rassemblent AVS humiliées, tourneurs-fraiseurs saqués, militaires en fin de contrat, bref tous les « Gitans de Massy » et autres « Jojo ». À leur tour, ces ronds-points, ils sont détruits. Et sur ces parias également, la police teste de nouvelles méthodes : tirs de LBD dans la tête, poursuites pour « manifestation illégale », gardes à vue préventives, etc.

Je l’imagine terré des années durant dans sa forêt, Babar. Dans cette forêt « camp des autres », celle des exclus et des affreux.
À l’apprivoiser, à faire siens ces ronces de mépris et ces lichens de contrats d’intérim. Ces racines de débrouille et ces fougères de galère.
Et de le voir, ici, en fluo, poète du rond-point de la départementale 929 à la sortie d’Albert en direction d’Amiens, me fait un bien fou. Mais tous ces Babar forestiers n’émeuvent guère à Paris. On préfère leur envoyer matraques et lacrymos pour les faire rentrer dans leur sous-bois.

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