Aide à domicile : Abus de vieillesse

par Vincent Bernardet 08/03/2018 paru dans le Fakir n°(79) février-mars 2017

On a besoin de vous

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Elles s’occupent des vieux, et c’est « la profession la moins payée de France ». Mais encore trop payée…
Massivement, elles risquent de glisser sous le seuil de pauvreté.
Tout ça à cause, en vrac, des élus de droite, des députés socialistes, du TSCG, etc. Et pour la plus grande détresse de nos petits vieux.

[*Palais de Justice (Amiens),*]
vendredi 10 juin
« Je suis AVS et en ce moment, c’est la catastrophe. Vous, Fakir, vous devez absolument faire quelque chose pour nous ! »
On poireautait dans les couloirs du Palais de justice, à Amiens, avant le procès de Jules et Manon, accusés de dégradations à la mairie durant une manif. C’était devenu un rituel, le printemps dernier, durant le conflit sur la loi Travail, ces pèlerinages au tribunal.
Et donc, là, un petit bout de femme, genre métisse, avec son badge CGT, nous saute dessus : « Le Département nous fait passer de prestataire à mandataire, et pour nous, ça rime avec misère… »
AVS ?
Mandataire ?
Prestataire ?

On n’y comprenait pas lourd, à ce charabia, juste que les « auxiliaires de vie sociale », ce sont les nanas qui s’occupent des vieux. On a donc échangé nos 06, pour s’informer, par politesse aussi, parce que ça nous fatigue, un peu, parfois, qu’on déverse à nos pieds, comme ça, tous les malheurs du monde.
Et le soir même, le 10 juin toujours, après une projection de Merci patron !, c’est Raoul, de Force ouvrière, qui nous transmet un tract, très artisanal, tout en majuscules, tout en gras, les lignes serrées, et sur quoi ? « NOUS DENONçONS LE CONSEIL DEPARTEMENTAL DE LA SOMME. IL VEUT VOUS FAIRE SIGNER DES NOUVEAUX CONTRATS POUR QUE VOUS DEVENIEZ MANDATAIRES.  » Et Raoul y avait collé un post-it, avec le 06 de Béatrice, une AVS, à nouveau, du côté de Roisel cette fois, à cinquante bornes d’Amiens.
Pareille coïncidence, ça prend un sens.
Il devait se passer un truc, invisible pour nous, souterrain dans le pays, mais grave peut-être. Parce que les AVS, c’est pas le genre de boulot qui proteste tous les quatre matins. Alors, le plus simple, on s’est dit, c’est d’en suivre une, durant une journée, pour comprendre son métier, et les raisons de cette colère.

[*Daours,*]
lundi 4 juillet
« On n’a pas le temps. »
Brigitte, on croirait le lapin dans Alice au pays des merveilles, « pas le temps, pas le temps, pas le temps », et comme un tic elle tapote sur son poignet, à l’endroit de sa montre imaginaire. « J’ai cinq personnes à voir, ce matin. Ma journée commence à 8h, et elle se termine le soir à 20 h 30. Avec plein plein de coupures au milieu. »
On démarre par madame Choquet, une petite mamie fragile, de 93 ans. Après un « bonjour », Brigitte se mue en tornade : volets ouverts, draps aérés, seau nocturne vidé. Dans la salle de bains, elle se pose un peu pour la toilette, et durant ces gestes intimes, elles échangent quelques paroles, des nouvelles des neveux, des petits-enfants. Avant que la course ne reprenne : un brin de vaisselle, coup de torchon sur la table, contrôler le frigo pour les repas.
« Les journées sont longues, me confie la grand‑mère. Brigitte, c’est ma seule visite, je ne vois qu’elle. Mon fils essaie de venir le week‑end, c’est déjà beau.  » Mais « pas le temps, pas le temps  », et au revoir madame Choquet.
On reprend le volant.

Soldes : moins 30 % !

« Mandataire, je l’ai fait avant, je ne veux pas y revenir. J’allais dire : y retomber. C’était l’incertitude. Des mois, je touchais le Smic, d’autres à peine la moitié, sans garantie, c’était pénible.
Mais ‘‘mandataire’’, ‘‘prestataire’’, ça change quoi ?  »
Je vais mettre, ci-dessous, une citation avec plein d’infos d’un coup. Mais c’est de la triche. En vrai, Brigitte (de Corbie), Féthia (d’Amiens), Véronique (de Gamaches) m’ont livré tout ça par bribes, de façon décousue, en rentrant chez madame Lefranc, une dame trop forte, qui ne peut plus se lever, qui fait sa toilette au lit, et en sortant de chez madame Dupuis, frappée d’Alzheimer, elle. Alors je vous rassemble les pièces du puzzle.

 Qu’est-ce que ça change ? Eh bien, avant, comme mandataire, je courais après les heures. Je n’avais la garantie de rien, alors je prenais tous les contrats. C’était sept jours sur sept, sans repos, sans aucun repos, juste pour arriver au Smic, quoi. En plus, c’étaient les familles qui me payaient directement, et ça faisait des galères pas possibles, parce qu’ils se perdaient dans les papiers, il fallait réclamer. Quand il y avait un décès, ou une hospitalisation, non seulement je perdais un contrat, mais en plus je risquais de ne pas toucher mon dernier mois. Il fallait traiter avec les familles, c’est délicat, ça fait mesquin, elles ont d’autres soucis en tête dans ces moments-là.
Bref, y a une dizaine d’années, on n’était vraiment pas reconnues du tout. Comme des bobonnes, sans aucune sécurité de l’emploi, tu pouvais avoir soixante heures un mois et dix le mois suivant. Et puis, ça s’est structuré. L’État, tout le monde, ils insistaient beaucoup sur la ‘‘professionnalisation’’. Je suis passée, moi comme plein d’autres, en ‘‘prestataire’’ : ce sont les associations qui nous paient maintenant, l’ADMR par exemple. J’ai un contrat stable, de 120 heures par mois. Je peux me faire remplacer, pour les week-ends, les vacances, ou en cas de maladie. Et notre coefficient a fait un bond ! C’est aussi parce que, au Conseil départemental, y avait Isabelle Demaison, c’était une socialiste, même si depuis elle a tout arrêté, quitté le PS, elle est partie en Corse je crois, mais elle nous a beaucoup aidées. Elle nous appuyait.
Alors maintenant, quand on nous impose de repasser en mandataires, c’est la marche arrière. On revient à la précarité. Moi j’ai passé mon diplôme pour devenir prestataire, c’est obligatoire, ils nous l’ont tous fait passer, et maintenant, ils veulent qu’on redevienne mandataires ! Non mais ils débloquent ! Personnellement, je démissionnerai. Je préfère quitter ce métier. »

 

[*Sur une feuille de papier,*]
Brigitte a fait ses calculs.
Comme prestataire, avec la majoration des dimanches, des jours fériés, avec son ancienneté, avec les frais kilométriques, avec sa mutuelle, elle est payée 13,59 € brut de l’heure.
Comme mandataire, elle perdra tout ça : la majoration des dimanches et des jours fériés, son ancienneté, les frais kilométriques, sa mutuelle, et il lui restera 9,67 € brut de l’heure.
J’ai découvert ça, plus tard, en tapotant « AVS » sur Google : c’est, d’après l’Insee, « la profession la moins bien payée de France  ». Et dans l’indifférence, pour cause d’économies, ce sont les revenus de ces femmes qu’on va encore baisser de 30 %...

Une si fragile patronne

La tournée continue, chez Liliane :
« Je sortais de ma campagne, de la ferme, alors la ville c’était le paradis. J’ai fait de l’usine, et c’est sûrement là-bas que j’ai attrapé cette cochonnerie.  »
Liliane a chopé un cancer de la peau.
« Après, je suis entrée à l’hôpital, à la cantine, et c’est là-bas, ensuite, que j’ai rencontré Brigitte. J’étais un peu l’ancienne, elle la nouvelle, elle m’écoutait attentivement. Maintenant, je suis la vieille, et c’est elle qui me lave.  »
En souvenir de ça, elles se tutoient, s’appellent par leurs prénoms.
«  C’est surtout ma copine, qui habite en dessous, qui m’aide. C’est une jeunette, elle a soixante ans… Je ne comprends plus rien aux papiers, c’est elle qui s’en occupe, qui m’emmène à l’hôpital. »
Liliane est si fragile que, seule, elle ne parvient plus à ouvrir les bouteilles d’eau : « Je manque de force, même pour ça. » Brigitte les lui prépare d’avance, pour la journée.
Et c’est Liliane, donc, qui va devenir patronne !
Car en « mandataire », la personne âgée est l’employeur. L’aventure entrepreneuriale s’ouvre à eux ! Mais bizarrement, les vieux ne vivent pas ce nouveau statut comme une promotion. Ils se font même un peu tirer l’oreille…

Antisocial

Ainsi de Maurice, 83 ans : « En avril, j’ai reçu la visite d’une assistante sociale du Département. ‘‘Vous n’avez pas le choix, elle m’a dit, vous devez passer en mandataire. On ne fait plus prestataire. C’est comme ça maintenant.’’ J’ai contesté, par un courrier, et ils m’ont renvoyé une lettre en mai : c’était mandataire ou rien. J’ai à nouveau fait un recours gracieux, mais là, ils m’ont purement et simplement supprimé l’aide à domicile ! Je n’avais plus droit à rien. Alors j’en ai discuté avec mon AVS  : ‘‘Je suis désolé, je lui ai dit, ils ne me laissent pas le choix, il faut que je signe. Est‑ce que vous seriez d’accord pour continuer en mandataire ?’’ Il vaut mieux ça que rien du tout. »

[*Les « assistantes sociales »*] se transforment ainsi en « assistantes antisociales » : « Il est évident que le mode prestataire est le mieux, témoigne l’une d’elles. Pourtant, nous sommes obligées de ‘‘vendre’’ le mode mandataire. Humainement, c’est compliqué de respecter ces consignes, mais on est surveillées, notre travail est contrôlé, avec des chiffres, du rendement. » Et de révéler le verrouillage administratif : «  En théorie, la loi impose de laisser le choix entre ‘‘mandataire’’ et ‘‘prestataire’’. Mais nous, les ordres qu’on a, c’est de formuler automatiquement une proposition avec le mode mandataire. Si la personne refuse, on fait une autre proposition… mais toujours avec le mode mandataire ! Concrètement, c’est la même. Et elle est définitive. Si jamais, malgré tout, ils posent un recours alors, le temps du recours, il n’y a pas d’aide à domicile.  » C’est sûr que ça doit les calmer, les petits vieux rebelles…
Le Conseil départemental frise parfois l’ abus de faiblesse. Ainsi de Colette, 85 ans, que sa voisine Elise alerte : « Comme je suis bénévole à l’ADMR, je lui ai demandé : ‘‘Est-ce que vous allez passer en mandataire ?’’ Elle m’a assuré que non. Là, j’ai regardé ses papiers : son plan d’aide, signé en mars, indiquait bien qu’elle était passée en mandataire. ‘‘Mais j’ai rien signé, moi !
— Et là, c’est pas votre signature ?
— Bah oui, mais je ne sais pas, on ne m’a rien expliqué. On m’a dit de signer là !’’ ça l’a traumatisée parce que, comme elle a posé un recours, le Département lui a coupé son aide. Et de ne plus voir son AVS, ça l’a mise en détresse, elle passait sesjournées en robe de chambre… Elle est partie chez sa fille, en Aveyron, mais quand je l’ai au téléphone, elle redoute son retour. » Colette fuit. Elle fuit ses responsabilités : tout ça pour ne pas devenir patronne ! à 85 ans, on lui offre pourtant une chance de démarrer une nouvelle existence, de devenir entrepreneure à son tour, de « choisir son salarié », de « verser des cotisations sociales », d’« adhérer à un service de médecine du travail  », de détenir un « pouvoir disciplinaire », etc., comme le stipule le Conseil départemental. Toutes ces démarches, n’est-ce pas une palpitante façon de maintenir les vieillards dans la vie ? « Vous risquez de vous retrouver aux prud’hommes  », préviennent des esprits chagrins. «  Le vice-président du Conseil des prud’hommes d’Abbeville, Jacques Gravend, prédit d’ailleurs que sa juridiction sera submergée par des dossiers de ce type »
(Le Courrier Picard, 17/6/2016). Mais ça aussi, pour les grabataires, ce sera une aventure !

[*Hôtel des Feuillants (Amiens),*]
jeudi 25 août

Comment le Conseil départemental justifie-t-il cette politique ?
On rencontre, pour ça, l’« humaniste  » et « centriste » (de droite) Marc Dewaele, « vice‑président en charge de l’autonomie des personnes âgées ou handicapées », et d’emblée il émet des regrets : « Oui, oui, c’est dur de prendre cette décision. Si on pouvait faire que prestataire, ça serait bien, ça serait l’idéal. » Mais il n’a « pas le choix  », pour des raisons « de moyens », de « coûts » : «  On est obligés de faire des économies budgétaires. Le Département voit les dotations de l’État diminuer chaque année. Ce n’est pas facile, mais on est obligés de faire des coupes. »
Mais pourquoi, alors, financer à coups de millions une rocade pour Airbus à Méaulte, et une autre au CHU d’Amiens ? Pourquoi les plus fragiles doivent-ils, en premier, être encore fragilisés, et l’on songe ici à nos AVS, mais aussi aux crèches, aux transports scolaires, aux cantines, etc., qui passent tour à tour, depuis septembre, à la moulinette de l’austérité ? « Nous faisons tout dans le respect de la loi. Nous n’avons aucune obligation légale de payer les AVS en prestataire. »
On parlait « justice », nous, pas « légalité ». Mais bon, puisqu’il embraie sur ce sujet : « Normalement, pour les personnes âgées, vous avez l’obligation de leur laisser le choix entre mandataire et prestataire. Or, j’ai plusieurs lettres, là, où ils disent qu’on leur a imposé ‘‘mandataire’’.
— C’est faux, ça ne se passe pas comme ça. Ils ont le choix.
— J’ai également le témoignage d’assistantes sociales du département qui me disent clairement les consignes qu’elles reçoivent, et qu’elles répercutent.
 »
Je lui lis, il réfléchit.
Avant de me brosser un tableau historique, plus général :
« Jusqu’en 2008, le mode mandataire était favorisé, et on en avait trois fois plus que prestataire. En 2008, se met en place une nouvelle stratégie, complètement opposée, et aujourd’hui, on a le rapport presque inverse : 2 millions d’heures de prestataire et 800 000 de mandataire. Sauf que cette orientation ne s’est pas accompagnée de lignes budgétaires. Aujourd’hui, il s’agit simplement de rééquilibrer.
Pour revenir à votre question : quand on mettait prestataire d’office, la question du libre choix n’était pas posée…
— Forcément, ça représentait un mieux pour les AVS et pour les personnes âgées. Personne ne s’en plaignait !
— Écoutez, les personnes ont le choix. Il y a des recours possibles.
— Qui conduisent à mandataire systématiquement. Et dans l’attente, on les punit, on les prive d’aide.
— Pas de façon systématique, c’est faux !
— À mon avis, juridiquement, vous n’êtes pas dans les clous. Mais humainement, simplement, vous savez que les AVS sont la profession la moins bien payée de France ? Et ce sont elles que vous pénalisez ?
 »
S’ensuit un dialogue de sourd sur les « coûts », les « économies », les « dotations  », etc.
Je dégaine une proposition :
« Pourquoi vous ne fonctionnarisez pas les AVS ?
— … »
L’élu fait une tête étonnée, comme si cette idée tombait de Mars.
« Je n’y ai jamais pensé.
— En Gironde, ça s’est fait, par exemple. 
 »
Stupéfaction, à nouveau :
« Ce n’est pas l’histoire de notre département…  »
C’est tout le souci, alors, d’une « décentralisation » dont on se flatte tant : les politiques ne sont plus menées nationalement, avec des inégalités, un bricolage généralisé dans les mille et une collectivités.

Et qui trinque ?

On a vérifié, année après année, sur le site www.somme.fr : les « baisses de dotations » mentionnées par Marc Dewaele ne relèvent pas du fantasme. En 2012, l’État versait au département de la Somme 200,85 € par habitant. En 2016, c’est descendu à 167,02 €. Soit une baisse de 16 % en quatre ans.

Pourquoi cette réduction, assez sévère quand même ?
La source est à chercher dans le TCSG, rebaptisé « Traité Sarkozy-Merkel  », qui sanctuarise la «  règle d’or budgétaire » : les déficits sont quasi‑interdits. Durant sa campagne, en 2012, François Hollande avait promis que, élu, il aurait «  le devoir, l’obligation de renégocier ce traité ». Il n’en fera rien, n’en bougera pas une virgule. Et dès l’automne, l’Assemblée nationale votera à la fois ce «  Pacte de stabilité » inchangé, et une première « baisse de dotations », à hauteur de 750 millions. Sur le quinquennat, les DGF (Dotations Globales de Fonctionnement) plongent de dix milliards.
À l’autre bout de la chaîne, qui trinque ?
Ceux qui ont le statut le plus fragile.
Souvent des femmes.

Et le sort, ici, près de chez nous, des Brigitte, des Véronique, des Féthia, etc., décline localement une situation vécue sur tout le continent. Dans son étude, Le Prix de l’austérité. Son impact sur les droits des femmes, le lobby européen des femmes indique que : « La crise n’est pas une ‘‘récession masculine’’. Les coupes faites dans les emplois du secteur public ont eu un effet drastique sur l’emploi des femmes car elles constituent en moyenne 69,2% des travailleurs de ce secteur dans l’UE… Les économies faites sur les allocations qui visent à faciliter la prise en charge des personnes dépendantes ont comme conséquence une réduction permanente des revenus des femmes qui ont des responsabilités familiales dans la prise en charge de personnes dépendantes. »
La Commission européenne elle-même dénonce, semble-t-il, sa propre politique, ou du moins ses conséquences : « Les effets de la récession risquent de toucher particulièrement les femmes », « il ne faut pas perdre de vue la surreprésentation des femmes parmi les chômeurs à temps partiel (c’est-à-dire les travailleurs à temps partiel qui aimeraient augmenter leur temps de travail) », et de craindre (la Commission, toujours) que « la paupérisation menace les retraités, et que les femmes âgées constituent un des groupes les plus exposés au risque de pauvreté.  »

On patauge

« Je n’ai pas pris de vacances. Comme ça, je distribue les tracts, je fais signer la pétition dans les pharmacies, chez les médecins… »
Quand j’ai reçu cet appel de Brigitte, l’été dernier, j’ai culpabilisé.
Déjà, parce que j’en avais pris, moi, des vacances, et que même, à l’instant présent, je barbotais au soleil dans une piscine. Aussi, parce que je me demandais bien dans quel bazar on les entraînait.
Au fil des mois, le local de Fakir est devenu leur QG.
On les a mises en relation, et elles viennent là, une dizaine, Patricia et Brigitte (de Corbie), Janny (de Bray), Laurence et Féthia (d’Amiens), Sandrine et Béatrice (de Roisel), Annie (de Maisnières), Véronique (de Gamaches). Animées par un sentiment d’injustice, elles sont motivées, assez pour se taper trente, cinquante, quatre-vingts kilomètres aller-retour jusque chez nous, juste pour une réunion, assez pour y revenir deux, trois, quatre fois.
Mais de notre côté, on piétine.
On patauge.
On a vu des batailles plus faciles. Elles ne se connaissent pas entre elles. Elles n’appartiennent pas à la même association (ADMR-Corbie, Vimeu Vert, ADMR-Roisel), rarement à un syndicat, sans « culture de lutte ». Dans leur travail, elles croisent rarement leurs collègues. Comment faire exister un collectif ?
Alors va pour la pétition.
Va pour le tract.
Mais ça n’était, on le sentait bien, qu’un pis-aller.
Comment on le démonte, le discours techno‑économique du Conseil départemental ?
En d’autres termes, comment passer à l’action ?

Fières de vous

[*« Je vais écrire une lettre à Omar Sy, lance Annie,*] peut-être qu’il viendra nous soutenir !
— Pourquoi Omar Sy ?
on l’interroge.
_ — Bah, parce qu’il a joué un auxiliaire de vie sociale dans Intouchables ! »
Y a de l’idée…
«  Et puis moi, je lui fais sa toilette quand il veut, à Omar Sy ! » rajoute Brigitte le sourire aux lèvres.
On comprend mieux les motivations...

Depuis le printemps, depuis six mois, ça fait une dizaine de fois qu’on se réunit à Fakir, et c’est un indice, déjà, un souci, que ça se déroule à Fakir. ça devrait être à la Bourse du travail, par exemple, ces discussions, mais non, c’est notre canard qui sert de lien entre ces AVS de Corbie et de Gamaches, d’Amiens et de Roye, inscrites à la CFTC ou à la CGT.
Et franchement, on se demande où on va ?
Qu’est-ce qu’on fait avec elles ?
Comment on pourrait gagner ?
Fonce-t-on dans le mur ?
Parce que, « la lutte », il ne faut pas en parler avec des généralités, des injonctions au « collectif », il faut regarder la chose dans sa concrétude, avec leurs conditions réelles d’existence, de travail, qui déterminent la possibilité ou non de cette lutte, et ses modalités. Or, concrètement, elles sont éclatées sur le territoire, en de multiples associations. Elles se croisent rarement, même au sein de leurs structures, avec des femmes souvent fragilisées, peu politisées, guère syndiquées, bref, un océan de fatalité. C’est nous qui mettons en place un début d’orga : une liste de courriels, un calendrier, les contacts presse, des tracts, une pétition.
Mais que faire ?

[**Depuis la rentrée*], elles réclament une « action ».
On hésite, nous.
Sont-elles assez aguerries ? Assez nombreuses ? Prêtes à monter au front ? À quoi va servir cette agitation ? Et aussi, est-ce qu’on ne va pas, encore, toujours, se faire accuser de, le vilain mot, de manipulation ?
On a temporisé, plutôt.
Mais elles ont insisté : « Aux copines, il faut une action. »
Alors, ce matin, à notre local, les voilà toutes silencieuses, y a de la solennité dans l’air, de la peur aussi, un peu, sans doute. Des nouvelles, qu’on n’avait jamais aperçues, et qui ont la mine fermée.
On sait que, ce midi, les conseillers départementaux vont déjeuner dans leur espace privé, un restau rien que pour eux, avec champagne petits fours et dorures au mur. L’idée, c’est de se taper l’incruste dans leur salle de réception, et qu’ils l’avalent de travers, leur saumon fumé.
« Allez, on répète, briefe François. Imagine que je suis journaliste, imagine juste ! Pourquoi protestez-vous aujourd’hui ?
— Eh bien, on n’est pas contentes parce qu’on était prestataires, et là ils veulent nous faire passer en mandataires…
— Nan, stop. Essayez de ne jamais prononcer
‘‘mandataire’’ ni ‘‘prestataire’’. Les journalistes ne vont rien comprendre, et leurs auditeurs encore moins. Faites de l’humain, pas de la technique ! Dites-leur : ‘‘Déjà qu’on a du mal à payer nos factures avec 1000 euros par mois, mais là, ils vont nous supprimer notre mutuelle, nos indemnités kilométriques, on va perdre 300 euros, c’est sûr qu’on va se priver sur tout…’’ Même si ça vous paraît du cinéma…
— C’est pas du cinéma, c’est vrai ! Pendant des années, on n’est pas parties en vacances, et là ça va recommencer. Comment je vais payer les études de mes enfants ? Et alors qu’on travaille du matin au soir !
— Voilà, c’est ça que vous devez raconter. 
 »

[**On part en cortège*] au Conseil départemental.
Une taupe nous ouvre la porte, on se faufile à l’intérieur, et c’est le début du carnaval face aux encostumés.
Elles interpellent.
Elles questionnent.
Elles protestent.
« Mais est-ce que vous n’avez pas honte, Monsieur Somon ? Vous gagnez plus de 5 000 euros par mois, et vous nous baissez notre salaire, à nous qui arrivons à peine au Smic ? »
Le gars fuit.
Et ordonne à son vice-président de faire de même : « Marc, ne discute pas avec elles, on arrête tout ! »
Elles s’épanouissent, ça se sent.
Le groupe se soude.
L’arrivée des flics ne les effraie pas.

Au bistro, après, l’ambiance, c’est l’inverse de ce matin. Elles sourient, elles rient, elles gueulent, comme si un truc, en elles, s’était libéré. « Si on m’avait dit qu’un jour je parlerais comme ça au président du Conseil départemental... Que je lui piquerais ses petits fours, et lui avec sa cravate en face de moi... » Et elles sont prêtes pour la suite, pour une manif, dans la rue, le 9 décembre, à l’occasion d’un débat sur le budget. Pour se rendre aux vœux du Président, le 12 janvier, et perturber un peu la cérémonie.
Comme toujours, faut que le rédac’chef termine par un sermon :
« Franchement, je ne sais pas si à la fin, on va gagner. Les élus sont têtus. La victoire semble bien difficile. Mais, déjà, on a permis quelque chose.
Au printemps, quand ça a débuté, personne ne parlait de vous. On allait vous baisser vos salaires comme ça, dans l’indifférence générale. Les aides à domicile ? Tout le monde s’en foutait, et le Département était persuadé de ça, qu’avec vous, ça irait tout seul. Eh bien, aujourd’hui, on le voit, ce n’est plus le cas. Ça ne passe pas comme une lettre à la poste.
Mais au-delà, pour vous-mêmes, vous avez montré qu’il y a en vous de l’énergie, des ressources, de la colère, de la combativité, que vous ne vous laissez pas faire. Et c’est beau, moi, je trouve, dans cette bagarre, c’est très beau, cette petite étincelle qu’on apercevait chez vous, au début, mais timide, mais fragile, et là qui devient une vraie flamme. On ne va pas vous mentir : on ignore si vous allez l’emporter, ça paraît très compliqué, mais déjà, il me semble, vous pouvez être fières de vous. Et c’est déjà beaucoup.
 »

Photos : Alexis Mangenot

Pour aller plus loin :
AVS : "On a trop fermé notre gueule !"
Loïc Trabut : "Pour un statut de fonctionnaire des VAS"

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  • Et, dans la liste des démarches hallucinantes qui reviennent aux particuliers employeurs, vous avez oublié "l’attestation Pôle Emploi"... à faire à la fin de chaque contrat ! Mais comme il n’y a pas forcément de contrat, notamment pour les personnes payées par le biais du CESU (chèque emploi service universel), personne ne sait quand exactement il faut faire cette attestation. Et pour une, oui une seule attestation manquante, même pour trois heures de travail, l’AVS peut se retrouver avec ses allocations suspendues, donc parfois un "complément" d’allocations qui permet juste...de vivre, quoi !

  • aucun candidat ne fait part de ses projets en matière d’accompagnement du grand âge ...je pense qu’une nation digne de ce nom doit se préoccuper de ses anciens ;nous leur devons non seulement la vie ;mais aussi la démocratie pour laquelle ils ont lutté .les auxillaires de vie sont traitées comme les anciens ;c’est à dire non reconnues ...