Une relocalisation ? Non merci !

par Pierre Souchon 13/12/2013 paru dans le Fakir n°(62) septembre - octobre 2013

On a besoin de vous

Le journal fakir est un journal papier, en vente dans tous les bons kiosques près de chez vous. Il ne peut réaliser des reportages que parce qu’il est acheté ou parce qu’on y est abonné !

Une relocalisation dans l’aéronautique, on pourrait s’en féliciter ? Eh ben non, on n’est jamais contents. Pas quand ce sont les patrons qui en décident. Pas quand c’est pour pénaliser des conquêtes sociales. Pas quand Monia et Sonia, les copines tunisiennes, paient l’addition...

**5 juin 2013
Saint-Julien-du-Serre

[*« Et bonnes vacances, surtout ! »*]

Je suis peinard en Ardèche, ce matin. Mon téléphone sonne :
« Allô Souchon ? C’est Ruffin. Tu pars toujours en Tunisie ?
— Ouais, dans deux semaines. Ça va être des vacances tranquilles, je vais retrouver les copains.
— Je viens de te balancer un mail, tu peux regarder ? »

J’allume mon ordi.
De : Jacqueline Pénit "[**jacqueline.penit@yahoo.fr*]"
Date : 3 juin 2013 11:58
Objet : En Tunisie, mouvement social chez Latelec, fournisseur d’Airbus : un symbole des rapports Nord-Sud
À : Fakir "[**redaction@fakirpresse.info*]"

Bonjour,
Je m’adresse à vous pour vous proposer de couvrir la lutte des travailleuses de Latelec à Fouchana, dans la banlieue de Tunis. Latelec est une filiale de Latécoère, entreprise française n°1 mondial pour la production de meubles avioniques et n°2 pour les câblages aéronautiques – ces derniers sont fabriqués à Fouchana. Ses clients sont Airbus, Dassault, Eurocopter...

Latécoère a délocalisé en 2005 une partie de sa production en Tunisie, où elle espérait trouver une main-d’oeuvre qualifiée, bon marché et docile. Fin 2010, les 400 employées du site de Fouchana, des femmes à plus de 80 %, s’organisent pour porter leurs revendications à la direction. Dans la foulée de la Révolution tunisienne, elles créent un syndicat UGTT en mars 2011 pour défendre leurs droits. Elles se battent, font grève, obtiennent des avancées sociales... Une répression antisyndicale très forte suit. Devant leur refus de baisser la tête, les managers français imposent une fermeture d’un mois en septembre 2012. Plus de 200 postes d’intérimaires ont été supprimés depuis, 200 licenciements annoncés d’ici fin 2013... Et la production a été transférée temporairement en France !
Ce n’est pas une relocalisation, mais une manipulation.

Tandis que Latécoère bénéficie des commandes records d’Airbus pour accroître ses profits, des travailleurs et travailleuses du Nord précarisés sont utilisés malgré eux pour briser un mouvement social au Sud.

Après le Forum social mondial de Tunis, en mars dernier, plusieurs associations et syndicats français ont créé un Comité de soutien à la lutte de ces travailleuses. C’est en son nom que je vous contacte. Votre intervention serait vraiment une très bonne occasion de médiatiser cette lutte dont l’importance dépasse largement une affaire locale.
Merci pour votre aide.
Jacqueline Pénit

Je reprends mon téléphone.
« Ouais, Ruffin ? Je viens de lire le mail.
— Alors, tu vas bosser un peu ? Parce que ça va un moment, les cocktails au Club Med avec tes potes communistes tunisiens... »

Je les sentais de mieux en mieux, mes vacances...
À peine atterri à Tunis, j’avais rendez-vous dans l’heure qui suivait avec une syndicaliste de Latelec.

**19 juin 2013
Tunis, café L’Univers

[*Des patrons sympas*]

« Je suis Sonia. Merci d’être là, monsieur Pierre.
— Pierre.
— D’accord, Pierre. Vraiment merci. »

Comme je doute un peu qu’un article dans Fakir propulse la lutte de Sonia au-devant de la scène publique, je tente une percutante explication sur le contexte de la presse en général et celui de la presse alternative picarde en particulier. Elle me coupe : « C’est pas grave, tu es là. Tu sais, ici, le problème est simple : comme notre entreprise menace de quitter la Tunisie, tout le monde a peur. Depuis la Révolution, le contexte économique est de pire en pire. Donc personne ne veut perdre un investisseur français, plusieurs centaines d’emplois... Et personne ne se bat à nos côtés. L’Union générale tunisienne du travail [UGTT, première force syndicale du
pays], l’inspection du travail, le gouverneur de Ben Arous [équivalent du préfet], le ministère des Affaires sociales, tous nous disent qu’ils savent très bien qu’on est des victimes, que la direction se fout des lois, que leur comportement est scandaleux... Et ils restent les bras croisés ou presque, parce que le discours de Latécoère est simple : “Si le syndicat continue à être présent dans l’usine, on ferme. S’il part, on augmente le nombre d’employés.” »

Assis à côté de Sonia, Issam, la trentaine lui aussi, n’a pas été licencié. Lorsque Sonia parle, Issam hoche la tête gravement, sans dire un mot. Je m’adresse à lui, « et toi, Issam, tu vois la situation comme ça, aussi ? » Il la voit tellement bien que d’un regard silencieux, il me signifie que c’est à Sonia qu’il faut poser des questions.
Je m’exécute :
« Le chantage au départ de Latelec, il est aussi clair que ça ? Ils l’affichent ?
— Une des dernières fois que j’ai vu la direction française de notre usine, ce sont deux hommes, Daniel Berardo et Gérard Flion, je te garantis qu’ils l’ont affiché.
“Sonia, si on ferme, vous allez mourir de faim. Vous êtes vulnérables, c’est nous les décideurs.” Tu sais ce qu’ils ont dit, aussi ? “Si vous comptez sur vos amis français, vous vous trompez. Ils vont vous faire de beaux discours, mais ils ne vous aideront pas, parce que les Français veulent que le site revienne en France.”
— Ils te l’ont sorti comme ça ?
— Textuellement ! Tu peux pas imaginer à quel point ils dominent. Récemment, pendant une réunion, notre directeur a jeté tous les papiers à la figure du gouverneur, et il est parti en criant :
“Quand est-ce que vous allez comprendre que nous sommes les premiers décideurs en Tunisie ? Syndicats bla-bla !” »
Sonia poursuit avec sa colère ouvrière froide, toute en retenue, en gravité, ses deux mains posées sur la table, son buste raide, ses mots comptés : « Un jour on leur a dit qu’on n’était pas des esclaves. Du coup ils ont passé toute la réunion en nous appelant comme ça sans arrêt, “eh, les esclaves, vous nous rappelez combien on vous paye ?”, ils sortaient “esclaves” à chaque phrase, et le gouverneur ne disait rien ». Issam, attablé, ne dit rien non plus, il murmure simplement « j’étais à la réunion, moi aussi », et on sucre nos cafés.

Ils ont raison, mes compatriotes, je réfléchis. On peut s’insurger contre leur cynisme : il est réalisme. Daniel Berardo et Gérard Flion peuvent menacer, injurier tout le monde : le rapport de forces est en leur faveur. Plus que jamais, ce sont eux, les premiers décideurs en Tunisie, eux qui amènent leurs capitaux, dans leur sillage des centaines de salariés, exploités, certes, insultés, sans doute – mais ils travaillent, et personne ne veut les voir au chômage. Alors tout le monde se couche, face à Latécoère, face à Laletec, face à Daniel Berardo et Gérard Flion qui baladent leurs capitaux comme d’autres leur chien au parc – sans quoi, le capital s’en ira ailleurs, retournera en France, migrera au Mexique, s’enfuira en Asie, ciao la Tunisie. Tout ronronnait pour eux, jusqu’en 2010. C’était la dictature, ce paradis des investisseurs, une main-d’oeuvre qualifiée, très bon marché, « compétitive », qui la ferme, surtout – les syndicalistes remuants étaient souvent embastillés sans autre forme de procès. Jusqu’à ce désastre : la chute de Ben Ali, le 14 janvier 2011.

« Ça nous a enlevé la peur. On a pris de l’élan, de la force, se souvient Sonia. On est passées à l’action tout de suite : dix jours de grève pour une augmentation de salaire. Jusque-là, on nous accordait parfois entre 20 et 30 millimes d’augmentation horaire [entre 0,008 et 0,01 centimes d’euros]. Après la grève, ils ont cédé, et on a obtenu 380 millimes d’augmentation [16 centimes d’euros]. »
De quoi faire augmenter vertigineusement le prix des câbles d’avion... Et les adhésions au syndicat : en moins d’un an, 420 ouvrières adhèrent, sur les 450 travailleurs du site. « Il n’y a que les cadres qui ne sont pas avec nous. »
Face à la puissance du syndicat, Latelec lâche du lest.
« Ça ne s’est pas passé en douceur, mais on a tout obtenu : la régulation des heures sups, quinze jours de congés payés, l’augmentation du taux horaire... On était toutes mobilisées. Tout ça, ils ont accepté. Jusqu’au projet de classification professionnelle. Là, on a vu le vrai visage de la direction. S’ils reconnaissaient notre nouvelle qualification, c’était quasiment 30 % d’augmentation de salaire pour toutes. Ça a été terrible. On a eu des menaces de mort. Gérard Flion a voulu m’acheter :
“Sonia, combien tu prends pour partir de la société ?
— Combien vous proposez ?
— Ce que tu veux, Sonia.
— Alors, cinq milliards par syndicaliste.
— Si je trouve quelqu’un pour te tuer, je le fais.
— Vous parlez sérieusement ?
Il a détaché les syllabes : “Sé-rieu-se-ment.” »
L’accord est signé le 21 mai 2012. Au total, depuis la création du syndicat, les salaires d’embauche ont doublé : de 230 dinars mensuels (103 euros), ils sont passés à 450 dinars (202 euros).

Latelec a laissé passer l’été, les vacances… En septembre 2012, les militantes sont chaleureusement reçues : « Ils criaient : “Ouvert pour tout le monde, sauf pour le syndicat !” »
Devant les grilles de l’usine, une consultation rapide est lancée. Toutes les ouvrières arrêtent le boulot, demandent la réintégration de Sonia et ses copines. La grève dure un mois. Le 18 octobre 2012, un accord est signé avec la direction de Latécoère : les heures perdues seront payées, et les syndicalistes admises à nouveau.
« Le lendemain matin, on arrive pour travailler, impeccable. On a été accueillies par des cocktails Molotov, des barres de fer et à coups de pierres. C’étaient les adhérents du syndicat maison, créé par la direction sur un autre site de Latelec, à Charguia. Le message était clair : “Si le travail reprend, c’est sans les syndicalistes.” J’ai eu trois jours de mise à pied et un mois de congés imposés, pour m’éloigner. On peut soupçonner un double discours de la direction. »
On peut, oui...
Et des discours, la direction passe aux actes.
« Quand je suis revenue, ils ont commencé à virer des gens, la base du syndicat. C’était facile, il suffisait de ne pas renouveler leurs contrats. C’est allé très vite : en quelques mois, on est passé de 450 salariés à 160... Puis ils m’ont licenciée, avec les copines élues. À la fin de l’année dernière, j’ai reçu un coup de fil d’une syndicaliste française, de Tarbes. Elle m’a dit qu’ils avaient récupéré notre production, qu’ils travaillaient énormément...
— Comment tu expliques que malgré tout ça, le chantage, les menaces, la relocalisation, il y ait cette pétition qui demande votre retour, signée par plus de la moitié des filles qui travaillent encore ?
— Si tu savais comme on a changé la société... Elles nous le disent :
“Grâce à vous, on est passées d’esclaves à êtres humains.” »

Depuis son licenciement, Sonia tente de réintégrer l’usine, par tous les moyens. « De toute façon, on n’en retrouvera jamais ailleurs : notre nom est chez tous les employeurs du gouvernorat de Ben Arous. » Manifestations devant l’ambassade de France, sit-in, interventions au Forum social mondial de Tunis, pression sur l’inspection du travail, appels à la solidarité française... Sonia ne perçoit pas de chômage. Elle vit chez ses parents, qui l’aident.
« Tu viens avec nous demain, Pierre ? On a une réunion au ministère des Affaires sociales avec la direction de Latelec, pour négocier notre retour.
— Dac, je serai là. »

Elle prend ses clés, son sac, sa bouteille d’eau. La chaleur est étouffante.
« Tu sais, on a bâti l’entreprise, nous. On aidait les maçons qui construisaient le site, en 2005... Et maintenant, on est dehors ! D’un seul site au moment de la fondation, on est passés aujourd’hui à quatre. C’est nous qui avons fait tout ça. On le laisse à Daniel Berardo et Gérard Flion ? Ils sont dans la société depuis six mois pour l’un, un an pour l’autre. Qui êtes-vous ? »
Le visage de Sonia ne bouge pas.
Le chantage se fait ici avec brutalité, à visage découvert. Mais n’est-ce pas ce même chantage, un implicite et permanent « attention, on va partir », qui interdirait, en France ou ailleurs, la moindre expérience sociale – tout comme il sanctionne concrètement, en Tunisie, la Révolution ? Le libre-échange comme arme contre le progrès, aux mains des Berardo et des Flion du monde entier…

**20 juin 2013
Tunis, ministère des Affaires sociales

[*« Le problème, c’est la loi 72 »*]

Mon pote Ahmed (voir Fakir N°51, septembre 2011), un militant communiste, veut absolument m’accompagner au ministère. Rencontrer la classe ouvrière le déchaîne, lui qui avec son master de philo vend des cigarettes dans la minuscule épicerie de son père. Au milieu des couloirs climatisés de l’immense bâtiment colonial, Sonia nous présente à Monia, Rim, Houda, Rachida, Thomaya, Malek, toutes licenciées de Latelec. « Le ministre a du retard », s’excuse un huissier. On s’installe dans de luxueux fauteuils en cuir, on fait tourner des bouteilles de flotte...
« À mon avis, avance Ahmed, le problème, ici, c’est la loi 72.
— C’est quoi ce truc ?, demande Malek.
_ — C’est une loi qui a été faite en avril 1972, sous Bourguiba. Elle donnait d’énormes avantages financiers et fonciers pour attirer les investisseurs étrangers. Une usine textile veut s’implanter ? On cède le terrain gratuitement, l’exonération fiscale est de 100 %, les patrons peuvent faire venir les machines d’Europe, et l’entreprise a le droit de rapatrier ses bénéfices. À l’époque, Bourguiba le justifiait en disant que ça créait des postes de travail pour les Tunisiens, et qu’il y aurait des transferts de technologies. Le truc, c’est qu’ils ont élargi ensuite cette loi à d’autres secteurs : le tourisme en 1974, c’est la “loi 74”, les banques en 1976 – la “loi 76”. Pour le tourisme, c’est la même histoire : Sheraton, Accor, Carlton, etc., installent d’énormes complexes en Tunisie. Ils ont les terrains gratos et rapatrient leurs bénéfices sans aucune barrière douanière...
— Mais c’était sous Bourguiba,
ça, je remarque.
Mais attends, sous Ben Ali, ça a été encore pire ! Il a rassemblé toutes ces lois dans un texte unique, le Code des investissements, et ensuite, il l’a fait modifier à trois reprises dans un sens encore plus libéral. Normal : il voulait le pognon du FMI, et un accord d’association avec l’Union européenne qu’il a signé en 1995. Depuis, c’est le libre-échange presque total. Ça veut dire qu’on a créé les conditions de notre impuissance, et maintenant on se retrouve coincés, là, dans ce ministère : les patrons font ce qu’ils veulent.
— T’as raison, la loi est pour eux !
, s’énerve Monia. De toute façon ils nous le disent tout le temps : “Ici, il n’y a aucune loi qui vous défend...”
— Exactement, appuie Ahmed. Et le Code du travail, tout le monde s’en fout. Maintenant, le marché tunisien est une porte grande ouverte aux produits européens qui viennent sans aucune barrière. Ça a bousillé notre tissu économique. Du coup, tout ce qu’on a gagné, c’est des boîtes comme la vôtre, qui délocalisent ici parce qu’on leur fait un pont d’or, et qui...
— Et qui sont contentes quand on travaille en baissant la tête
, enrage Houda, les yeux brillants. Si on la lève, ils foutent le camp.
— Tant qu’on sera dans le cadre de ces accords, on sera soumis comme des petits chiens à leur bon vouloir, reprend Ahmed. Il faut les renégocier, sortir de cette philosophie libre-échangiste, et...
— Tu vas citer Deleuze, comme d’habitude, ou Nietszche ? »
, je le coupe.
Ahmed m’allonge une claque.
« Tais-toi, sale français colonialiste. »
Les filles explosent de rire.
« En plus, maintenant, on est adhérents à l’OMC. Ça veut dire qu’on accepte cette division internationale du travail, les Tunisiens exploités qui bossent pour exporter à destination de l’Europe, et qui suppriment par leur boulot les emplois des Européens. Mais ça, l’OMC trouve ça très bien, c’est le libre-échange, les avantages comparatifs, et toutes ces conneries. Donc il faut qu’on protège notre économie, qu’on l’oriente vers la demande locale... C’est pas gagné.
— Pierre, tu l’as trouvé où, Ahmed ?
, me demande Sonia. Il est vachement bien !
— C’est moi qui l’ai trouvé à Tunis, le pauvre,
Ahmed répond. Il dormait sous les ponts, je l’ai recueilli... »
Les filles se marrent tellement que l’huissier débarque : dans son burlingue juste à côté, le ministre ne s’entend plus penser.
On se calme un peu, et cinq minutes plus tard, Sonia, Monia et Rim sont escortées jusqu’à la table des négociations avec la direction de Latelec, qui bénit la loi 72...
Les élues sont presque aussitôt de retour.
« Vous savez ce que le directeur des ressources humaines nous a sorti ?, tempête Monia. “Vous avez sali l’image de la société. Dehors.” Et il a demandé à l’inspecteur du travail de nous exclure de la réunion. Lui a répondu : “Ce n’est pas vous qui décidez, ici. Vous êtes invités au même titre que les syndicalistes. Si vous n’êtes pas d’accord pour être présents, vous partez.” Ça, c’est une leçon de politesse !
— C’est à cause de ça que vous êtes revenues ?
, s’inquiète Houda.
Non, on est sorties parce que Daniel Berardo dit que notre licenciement est non négociable, et celui des deux cents copines aussi. Juste, il veut bien qu’on discute des indemnités : il propose 17 000 dinars [7 700 euros] pour les syndicalistes, et 3 700 dinars [1 700 euros] avec huit ans d’ancienneté pour les autres. On a dit qu’on allait vous consulter. »
Les filles rigolent à gorge déployée : 3 700 dinars, c’est moins que le barème légal...
« J’ai un crédit à rembourser de 17 000 dinars, me raconte Malek. Je l’ai pris pour aider mes parents... »
La consultation entre copines est menée en quelques minutes : on veut pas de flouze, mais du boulot ! L’inspecteur du travail débarque au milieu de notre groupe. Il me regarde d’un air interrogateur... S’adresse aux filles en arabe... Qui éclatent de rire, c’est une manie ! Le type sourit, il s’en va...
« Qu’est-ce qu’il voulait ?, je questionne.
— Il nous a demandé ce que tu faisais là. “C’est un journaliste français, on lui a répondu, il salit l’image de la société !” »
Comme je ne voudrais surtout pas salir à tort l’image de cette noble société, je me dirige vers son directeur général, en pleine discussion avec le ministre :
« M. Berardo ?
— Oui ?
— Je travaille pour le journal Fakir. J’enquête sur la situation dans votre entreprise, et les syndicalistes qui sont là m’ont brossé un tableau catastrophique…
— Je suis désolé, nous ne nous adressons pas à la presse. Je n’ai rien à vous dire.
— Mais les filles qui sont ici portent des accusations très graves contre vous, que je m’apprête à relayer dans mon journal. Est-ce que...
— Vous en répondrez devant la justice, le cas échéant. Au revoir. »

**22 juin 2013
La Marsa

[*Gilbert Achcar à la plage*]

Avec Monia, on marche pieds nus dans la mer à trente degrés. Comme elle était bleue et verte, on l’a arraché, ce moment souriant, à la saloperie, aux grèves, au temps qui passe, à la vie dégueulasse. Monia a refait une beauté au monde de la tête aux pieds à grands coups d’éclats de rire, et tous ses souvenirs, la lumière de ses yeux noirs qui me racontaient ses jours à l’hôpital, quand un voyou à la solde des patrons l’a explosée à coups de canettes à l’entrée de l’usine. Elles ont tout donné, les filles, et pourtant, je me dis que leur lutte, elle est torchée. Au mieux, en mobilisant au maximum, médias, partis et syndicats, elles obtiendront un peu plus de pognon. Latécoère a gagné, déjà, et dire que Monia revenue près de moi espère que l’article de Fakir changera le cours de l’histoire... Je n’ose rien dire. Alors, je sors un bouquin que j’ai acheté avant de partir. Gilbert Achcar, un universitaire spécialiste du monde arabe, vient de publier chez Actes Sud Le Peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe.
« Monia, j’aimerais bien que tu me dises ce que tu penses d’un passage de ce livre... »
Elle sourit encore.
« D’accord. Viens, on s’assoit dans le sable.
— C’est à la page 339. Achcar avait été invité à Sidi Bouzid pour commémorer le premier anniversaire de la Révolution tunisienne. Il a fait un discours qu’il reproduit dans le bouquin. Regarde... C’est là.
— Ah oui, je vois. Attends...

“Depuis la chute de Ben Ali, les forces qui dominent la scène électorale adhèrent toutes aux principes néolibéraux qui accordent la priorité au marché, au secteur privé et au libre-échange. Le type de capitalisme qui prédomine dans nos pays est un capitalisme de profits rapides, qui n’a pas intérêt à réaliser des investissements productifs à long terme capables d’entraîner une croissance importante du niveau d’emploi, et ce d’autant moins que les capitalistes craignent l’instabilité qui caractérise la région arabe. La vérité est que les conditions révolutionnaires qui se développent dans notre région, avec la montée des revendications sociales qui en découle, ne feront qu’aggraver la réticence du capitalisme dominant à s’engager dans des investissements créateurs d’emplois.”


— Qu’est-ce que t’en penses ?
— Attends, je lis la suite...

“La vérité incontournable est donc que notre développement économique ne se fera pas en s’appuyant sur des capitaux privés. Il exige une rupture nette avec le modèle néolibéral, afin de mettre l’État et le secteur public de nouveau au poste de commande du développement, et de consacrer les ressources du pays à cette priorité majeure par la taxation progressive et les nationalisations.”

— Ah, ça c’est bien ! On nationalise Latelec !
— Ouais, mais avant, Achcar raconte qu’à cause des luttes sociales, ben les capitalistes vont tous se tirer... C’est exactement ce qui se passe chez Latelec, non ?
— Ce Gilbert a raison. Notre lutte les fait fuir, c’est vrai. Tu sais, je pense qu’on a perdu. Je me bats encore, pour moi, pour mes camarades, mais je crois que c’est fini. Ils ont gagné la partie.

— Oui, mais c’est terrible, alors. Parce qu’à la limite, si on pousse le raisonnement, ça veut dire qu’il ne faut surtout pas se battre, si on veut garder son boulot...
— Je sais. On s’est souvent posé la question d’arrêter, bien avant d’être licenciées, parce qu’ils nous ont très vite menacées de fermer Latelec. Mais on a continué, parce qu’on ne voulait plus être esclaves. Parce que c’est une Révolution, et qu’on est toutes devenues révolutionnaires. Et tu sais quoi ? Je ne retrouverai certainement jamais de boulot, mais je n’ai aucun regret. Je sais que ce que j’ai fait est juste. »

**5 juillet 2013
Palais du Baron d’Erlanger

[*Hollande à Tunis*]

François Hollande a deux heures de retard, pour la conférence de presse qui doit clore son voyage en Tunisie. Grâce à une accréditation du Monde diplomatique, je me retrouve au milieu de mes confrères parisiens, venus en masse, des télés, des radios, des journaux, des agences, et tout le monde grille des clopes en cherchant un coin d’ombre.
« Putain, il aura encore plus de retard que prévu, m’explique un type de BFM. C’est Najat qui me l’a dit. »
Énervé, il retourne demander des précisions à Najat Vallaud-Belkacem, la porte-parole du gouvernement, qu’il interpelle par son prénom, comme « Martin », qui regarde sa montre à côté d’elle – je reconnais Martin Hirsch. Il y en a en pagaille, de fameux socialistes parmi nous, Jack Lang, qui serre les pognes de tout le monde, Delanoë, Fabius, Elisabeth Guigou, Stéphane Le Foll...
« Là, c’est les moments les plus intéressants pour nous, tu vois. On peut choper du off à mort. »
Éric travaille à LCI. Il a l’air vachement sympa, et il me prend un peu en pitié, moi, là au milieu, avec ma chemise toute froissée et mes mains pleines de stylo Bic.
« T’en fais souvent, Éric, des voyages présidentiels ?
— Oh, tu sais, dans ce genre de boîte, on bosse sur tout. C’est vachement bien. La semaine dernière, je me suis fait du Tapie non-stop, avec son histoire d’escroquerie, bon... Juste avant, j’avais passé quatre jours à Lourdes, pour les inondations. Et entre les deux, j’ai fait le salon de l’auto à Shanghaï, on accompagnait Hollande... Pourquoi tu te marres ?
— Tu... Tu dois creuser les sujets à fond, non ? »

Éric commence à se bidonner.
« Ouais, c’est sûr qu’on survole un peu... Attends, tu veux rigoler ? Tu sais pourquoi j’ai des grosses cernes, là ?
— Non ?
— C’est le décalage horaire. Ben ouais, en un mois, ça fait trois fois que je pars en Afrique du Sud pour couvrir la mort de Mandela. Donc j’arrive, j’attends, et en fait, il meurt jamais, donc je rentre à chaque fois, et j’y retourne... Arrête de te poiler, ça crève ! Et toi, qu’est-ce tu fais là ?
— Ben je travaille sur des ouvrières tunisiennes licenciées par Latécoère, et je voudrais interroger Hollande sur leur situation. Parce que Latécoère est un sous-traitant d’EADS, où il y a une participation de l’État...
— Ah mais tu pourras jamais faire ça... Y a que deux questions permises, et les confrères se sont mis d’accord pour interroger Hollande sur le limogeage de Delphine Batho et la démission de Sarkozy du Conseil constitutionnel.
— Non mais tu déconnes ?
— Je te jure que c’est vrai. Qu’est-ce que tu veux, c’est du news... »

Dans l’espoir d’arracher le micro, j’assiste quand même à l’intervention de Hollande. En vain. Son cabinet avait finalement passé une consigne auprès de mes amis journalistes : pas de question sur Delphine Batho, trop sensible. Du coup, une fille de France 24 a interrogé le président sur la situation en Égypte, en commençant par « vous avez glissé quelques utiles recommandations tout à l’heure au premier ministre tunisien », eh oui, il en avait bien besoin, le petit, et le présentateur de BFM s’est lancé sur Sarkozy. C’était tout à fait passionnant, nettement plus que des ouvrières tunisiennes.
J’ai retrouvé Monia et Sonia en sortant.

« Alors ? T’as réussi ? Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Je suis désolé. Ils m’ont pas laissé poser ma question...
— C’est pas grave. T’as essayé. »

On a bu des tas de jus de fruits en regardant la baie de Tunis.
Les filles avaient des nouvelles de France : « La mobilisation avance, chez toi, elles m’ont expliqué, de plus en plus de gens nous soutiennent. Solidaires, Attac, le délégué CGT d’Airbus a condamné les méthodes de Latelec… Et le Comité français de soutien veut nous inviter en France !
— Vous tiendrez jusque-là ?
— On se battra, c’est sûr. Tu sais,
me fixe Sonia, je me bats depuis toujours. Mon père est un homme extrêmement sévère, hyper traditionnel... Depuis toute petite, je me bats contre son autorité. Il ne laisse pas sortir ma mère de chez nous... Ça a été un combat de tous les jours, pour pouvoir faire des études, ne pas me marier, travailler... Heureusement, j’étais soutenue par sa propre mère. Elle a été veuve très jeune, ma grand-mère,et toute seule, à la campagne, pendant la Guerre d’indépendance, elle allait nourrir les fellaghas la nuit dans les montagnes. Elle était très courageuse, et elle a toujours imposé à mon père de me laisser ma liberté.
— Et moi, tu sais ce que je vais faire en rentrant, Pierre ?
, me demande Monia. Je vais me battre avec ma mère. “Où tu étais ? Pourquoi tu rentres tard ? Fais à manger, dépêche-toi. Lave la cuisine...” Et je vais refuser, comme toujours, et mes frères vont épauler ma mère, et je vais devoir me battre. Tu vois, moi, c’est l’inverse de Sonia : c’est mon père qui me soutient. Dès qu’il arrive, il fusille tout le monde : “Laissez ma fille tranquille, elle fait ce qu’elle veut.” Mais quand il n’est pas là, je déguste...
— Si vous êtes des combattantes comme ça, alors, il faut remercier le machisme ? »

Elles éclatent de rire.
« La Révolution, nous, on l’a commencée depuis toutes petites, à la maison ! »
On s’est séparés lorsque le soleil se couchait.
Dans la rue, je me suis retourné.
Elles étaient loin, déjà, à cinquante mètres.
Elles marchaient en se tenant par la taille.

[(

**27 août 2013
Toulouse

[*Crise morale chez Latécoère*]

Joint par téléphone, très affable, le directeur des ressources humaines de Latécoère regrette la situation dans les usines tunisiennes : « Nous avons effectivement décidé de nous séparer des déléguées syndicales qui avaient un comportement violent. Chez Latécoère, c’est une première. Nous le regrettons. » Pierre Burello assure qu’il en allait de la pérennité des sites : « Suite aux mouvements sociaux, Airbus commençait à douter de nos capacités de livraison. Notre réputation était en jeu : nous devons être un acteur capable de fournir une production qui ne fait pas défaut, et dont le retard pénaliserait toute la chaîne. » Et d’insister : licencier Sonia, Monia et Rim était « une décision très difficile à prendre ». C’est un véritable calvaire qu’ont subi les dirigeants de Latécoère.)]

Sur le même sujet : http://blog.mondediplo.net/2013-11-08-Solidarite-syndicale-sans-frontieres-le-cas-de

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Messages

  • Chouette reportage ! Merci .... elles sont géniales ces filles.
    Je me permet de diffuser votre article sur notre forum politique [url=http://sarkostique.fr/index.php?topic=834.msg42811#msg42811]notre forum politique[/url]

  • merci de nous fournir de l’Information, quand pourrez-vous le diffuser sur les radios et la fameuse TV ?
    Hélas, je me sens tellement impuissante pour agir auprès d’elles que je soutiens pourtant de tous mes incapables poings !
    A quand la fin de cette nuit longue de misère programmée ?
    Moi qui croyais que la culture était le meilleur rempart contre les barbaries !
    Ces monstres détenteurs de capitaux (gagnés sur le dos de tout travailleur et de payeur d’impôts) brisent jusqu’au sens profond de la culture
    nouvelle noblesse......... à quand la reprise des biens publics par les pouvoirs publics et les gains mal acquis rendus à la collectivité ?

  • Bravo et merci pour ce très beau reportage. Lutter, lutter, lutter...

  • Vous êtes un des rares journaux a parler de comment les mégalos de la finance arrivent aujourd’hui a jouer les peuples et les nations les uns contre les autres.
    J’ai vu plusieurs fois dans vos articles que vous proposiez la renationalisation, remettre des taxes aux frontieres, tout ca ( je simplifie un peu, mais c’est l’idée ) pour relocaliser la production et redevenir maitre de nos conditions de travail.
    C’est sur qu’a l’époque quand les travailleurs se mettaient en greve, les politiques comme le patronat etaient bien obligés de les écouter. Ils le faisaient pour de bonnes raisons, la principale étant que la production s’arretait vu que les ouvriers d’un pays poduisaient la quasi totalite de ce qui se consommait dans ce pays, et qu’ils le savaient.
    C’est ce qui est plus difficile maintenant : on a enormement de besoins, on ne produit que de quoi en satisfaire une petite partie. On s’est specialises, on a besoin de vendre nos specialités pour acheter tout ce qu’on ne produit plus, toutes les ressources naturelles qu’on a pas . On est donc irremediablement liés aux autres nations, et si on met en concurrence des produits fabriqués par des gens correctement payés avec des produits fabriqués par des gens en gros pas payés en général on perd.
    Enfin voila, se ré approprier la politique de notre pays me semble aussi indispensable qu’a vous, mais ca ne suffira surement pas.
    Je comprends pas qu’on parle pas plus d’une sorte d’internationale, un syndicat ou une organisation quelconque qui reunirait un peu tous les travailleurs du monde (le plus possible en tout cas). Parce qu’ a eux tous, ils produisent tout, et que si ils décident de raler en même temps personne ne pourra se permettre de pas les écouter .
    Evidement, il ya quelques difficultés . La principale étant que les travailleurs de certains pays sont plus riches que d’autres, ce qui a tendance a limiter la solidarite, mais j’ai l’impression que c’est en train de s’arranger tout seul. Ou aussi que certaines dictatures réprimeraient tout ca violemment et serviraient de refuge aux exploiteurs.
    C’est quand même faisable, et quand on lit un article comme celui la ca parait indispensable . Il faudrait au moins relancer l’idée parce que c’est la seule qui me semble a la hauteur de l’organisation qu’on a en face de nous . Si il n’y a pas de solidarite entre les peuples alors que les patrons se serrent les coudes (certainement par interet, mais ca suffit), je pense que c’est foutu d’avance.
    Ben je m’arrete la. Bon courage les kiki