Radios Médef

par François Ruffin 11/04/2015 paru dans le Fakir n°(68) novembre - décembre 2014

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Evénement : un amendement de gauche a été déposé à l’Assemblée nationale par un député socialiste.
Medef et médias aidant, heureusement, l’anomalie n’a duré que quarante-huit heures…

[*« Il est 7 h 20, c’est l’heure de retrouver l’édito éco. »*]
C’était pendant les vacances de la Toussaint. Sur France Inter, Dominique Seux – le chroniqueur économique des Echos, le quotidien patronal – profitait de ses congés payés. L’occasion, pour ma station habituelle, d’élargir le spectre des opinions : « L’édito-éco, toute cette semaine avec Laurent Guez, directeur délégué des Echos. »
On allait gagner au change…

[*L’animateur, Bruno Duvic :*] Un amendement adopté en première lecture à l’Assemblée, dans la nuit de mardi à mercredi, suscite depuis hier une poussée de colère chez les entrepreneurs. Ces protestations sont-elles justifiées ?
Laurent Guez : Ecoutez, si cet amendement, qui a été déposé par le député socialiste Gérard Bapt, va au bout du processus parlementaire, eh bien oui, les créateurs et les dirigeants d’entreprise vont être furieux. Les pigeons pourraient faire très vite leur grand retour, et se mettre à roucouler tout rouge. De quoi s’agit-il ? Pardonnez-moi, mais je vais être un tout petit peu technique : ce texte prévoit de soumettre aux cotisations sociales les dividendes des sociétés anonymes et ses SAS, les sociétés par actions simplifiées, qui en étaient jusqu’ici exonérées. Ces dividendes versés à leurs actionnaires par des PME ou par des start-up seraient soumis aux mêmes cotisations que s’il s’agissait de salaires, soit au total un prélèvement de 60% ! C’est énorme, quand on sait que le dividende ne récompense pas un travail, mais un risque pris par un investisseur.

[*Je sortais mon bol de choco*] du micro-ondes, et ça m’a réveillé.
Pas tant ce ton, cette absence d’hypocrisie : la propagande est déroulée, franche, massive, sans fard et c’en est presque charmant, cette balourdise tranquille.
Non.
Autre chose.
Il y avait, à l’Assemblée, une mesure de gauche !
Déposée par un socialiste !
Alléluia !
J’avais pas tout compris, mal réveillé, mais bon, grosso modo, on causait de taxer les dividendes, à mes oreilles archaïques et sectaires, ça sonnait comme du miel. Ma curiosité était titillée, ma tartine en suspension au-dessus du bol :

Bruno Duvic : Encourager l’investissement dans les PME fait justement des priorités du gouvernement. Ce n’est pas contradictoire ?
Laurent Guez : Si, bien sûr. Il s’agit là d’un signal catastrophique envoyé aux entrepreneurs. En fait, Emmanuel Macron s’est mis en tête que les grands groupes distribuent trop de dividendes, au lieu de créer des emplois. Le lien entre les deux est loin d’être évident.

[*En direct de ma cuisine,*] je mesurais toute la puissance de leur appareil idéologique, tous les bastions qu’ils détiennent pour faire la pluie et le beau temps dans les cerveaux.
Car cette loi, je ne la découvrais pas via une interview du député. Pas davantage grâce à un journaliste, qui en aurait détaillé le contenu. Encore moins par le billet d’un rédacteur d’Alternatives économiques, par exemple, qui en approuverait la logique fiscale.
Non, cette loi, je la découvrais d’emblée par ses adversaires.
Par un porte-voix du capital.
Par sa face supposée noire – plutôt que par ses raisons d’être.
La partie, dans les esprits, était sinon perdue, du moins mal engagée.

Laurent Guez  : Franchement, si c’est pour économiser quelques dizaines de millions d’euros qu’on prend le risque de décourager des investisseurs et des créateurs d’entreprise, c’est une très mauvaise idée. Si le gouvernement le veut bien, il peut encore la remballer.
Bruno Duvic, concluant : Eh bien, on posera la question à Thierry Mandon, le secrétaire d’Etat à la réforme de l’Etat qui sera notre invité tout à l’heure…

[*La boucle du lobbying était bouclée.*]
Bernard Arnault, PDG du groupe de luxe LVMH, finance Les Echos.
Les Echos, et non L’Humanité, et non Le Monde diplomatique, et non Marianne, disposent d’une place attitrée dans le 7/9 de France Inter, sur la tranche horaire la plus écoutée de la radio publique.
Cet espace, le chroniqueur des Echos en use sans complexe comme d’une tribune corporatiste, tout à la défense « des investisseurs et des créateurs d’entreprise », dans un but politique immédiat : que le gouvernement « remballe » son amendement.
Et le journaliste, plutôt que de tempérer, plutôt que d’offrir à ses auditeurs un autre éclairage, promet de se faire le relais de ces intérêts auprès d’un sous-ministre invité une heure plus tard.

(Là, mes gosses se sont levés, il fallu les biberonner, les lavouiller, les habiller avec des chaussettes de princesse et des tee-shirts de football, les pousser au derrière avec des milliers de « dépêchez-vous, les cocos ! On va être en retard ! » et du coup, malgré la radio allumée, j’ai perdu le fil du passionnant débat politico-économique. Jusqu’à mon retour de l’école :)

[*8 h 44.*]
« Je n’ai pas le temps de m’occuper du suivi au quotidien de mon portefeuille, mais à qui faire confiance ? » C’était une pub de la Caisse d’Epargne, qui vantait ses « conseils d’expert pour la gestion de votre patrimoine ».
8 h 45.
«  ‘Merci, merci, oh merci !’ Si Julien, 31 ans et chef d’entreprise dit merci, c’est que son avocat l’a aidé à choisir le bon statut juridique lorsqu’il a créé sa première entreprise. » C’était un « message du Conseil national des barreaux ».
8 h 46.
« Le président de la république parlait d’un ‘choc de simplification’, mais avec le tsunami de la pénibilité, c’est un véritable choc de complication qui arrive sur les épaules des chefs d’entreprise. » C’était François Asselin, le président de la CGPME (Confédération générale du patronat des petites et moyennes entreprises) du Poitou Charente qui, pour introduire un peu de pluralisme, interpelait le sous-ministre à l’antenne.
8 h 49.
Enfin, le sous-ministre en revint à notre sujet :
« L’exemple, que vous citiez tout à l’heure, de la fiscalisation des dividendes…
 Il faut l’abandonner, cet amendement ?
le pressa Bruno Duvic.
- De mon point de vue, la fabrique de la loi demande beaucoup mieux que d’être votée à l’aveugle », concéda le sous-ministre.
8 h 52.
Lisant une dépêche, Bruno Duvic annonça alors la bonne nouvelle : «  ‘Le gouvernement va demander le retrait de l’amendement’, déclare Michel Sapin ce matin. »

Le ministre des Finances était, au même moment, l’invité de RTL. Et il tranchait :
« Un amendement qui n’est pas compris, c’est un amendement qui est mauvais. »
Voilà du dialogue avec les citoyens, de l’écoute, bravo !
Et Pierre Gattaz, le président du Medef, sur RMC, saluait la reculade d’un « Heureusement ! »

[*Qu’on remplace, maintenant,*] simplement, « amendement » par « projet ».
« Un projet qui n’est pas compris, c’est un projet qui est mauvais. »
Voilà plus de quarante ans, depuis 1972, que des militants s’opposent à l’aéroport Notre-Dame des Landes. Voilà près de dix ans, depuis 2005, que des militants s’opposent au barrage de Sivens. Voilà trois ans maintenant que, dans la Somme, des militants s’opposent à la ferme des 1000 vaches.
Sans susciter le moindre « édito éco » dans le 7/9 de France Inter.
Malgré les manifestations gentillettes, les occupations plus musclées, les actions pacifiques et juridiques, les recours devant la Cour de justice européenne, les avis négatifs du Conseil national de la protection de la nature, etc., ces milliers, dizaines de milliers de militants, n’obtiennent pas, en des décennies, ce que d’autres militants - car les Laurent Guez, Pierre Gattaz et compagnie sont de remarquables militants - remportent en moins de quarante-huit heures. Sans se fatiguer dans des manifestations ou des occupations.
Juste en causant dans des micros.
Un modèle d’engagement.

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Messages

  • On parle toujours du "risque" de l’actionnaire, qui doit être rémunéré pour son "risque".
    Mais on ne parle jamais du "risque" du travailleur salarié, qui court le risque de tomber sur un patron incompétent, et de perdre son travail.
    Ce risque là n’est pas rémunéré.
    Le travail est considéré comme un coût, et les cotisations comme des "charges".

  • quand nous voyons un gouvernement reculer en 48 heures sur une proposition qui pour une fois semblant d être de gauche , suite a la demande d un contradicteur medef, doit on encore a se niveau penser que la crédibilité des socialistes existe dans le gouvernement ,ou bien est ce encore, une fois de plus un leurre merdiatique offert par cette fausse gauche pour voir l impacte d une mesure d austérité au profit du grand capital , en un mot jeu de girouettes pour mieux attraper les alouettes sans cervelles ,
    a bon entendeur, bien des choses