Quand les casseurs dictent leur loi (2)

par François Ruffin 05/06/2013 paru dans le Fakir n°(59) février - mars 2013

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C’était promis juré : ils allaient « réguler ». D’un G8 à un G20, de Londres à Pittsburgh, en passant par les sommets européens, ils le répétaient : tout allait changer, le « capitalisme fou » deviendrait sage, la spéculation serait « entravée », la finance « encadrée », les banques « surveillées », les paradis fiscaux « pourchassés »…
Quatre ans plus tard, la montagne de promesses accouche d’une souris malingre, et hypocrite : l’ « Union bancaire ». Un « superviseur », nous dit-on, mais qui ne définit aucune règle, qui autorise encore tous les agiotages, et qui permet bien des Lehman Brother.
Comment les financiers et leurs lobbies ont-ils fait, en coulisses, pour obtenir ce blanc-seing ? Comment ont-ils désarmé, entouré, un pouvoir politique qui prétendait les tenir sous contrôle ? Comment ont-ils transformé leur débâcle de 2008 en victoire aujourd’hui ?
Fakir vous emmène dans la fabrique d’une loi.

**[**Vendredi 30 novembre*]

***[*Version délavée*]

« Addicted to risk. Drogués au risque.  »
«  Le lobby bancaire dans l’Union européenne mène une bataille victorieuse contre la régulation qui va saper les règles internationales de Bâle. Ils l’emportent en plaçant la compétitivité et le droit à faire des paris risqués avant les préoccupations pour la stabilité financière. »
Sur leur site Internet (www.corporateeurope.org), les membres de Corporate Europe Observatory effectuent, au quotidien, un travail remarquable, dénonçant avec précision l’emprise des multinationales et de leurs lobbies sur l’Europe. Là, depuis le Danemark, Kenneth Haar a suivi les influences, les pressions, qui ont lentement dégonflé la baudruche de la tant promise « régulation ». Qui sont même parvenues à en faire l’inverse, quasiment : une victoire pour la dérégulation !

**[**L’étape n°1,*]

décisive, c’est le rapport De Larosière, détaillé ci-dessus.

Mais bien d’autres ont suivi.

**[**Étape n°2*]

***[*Alarmisme à Bâle*]

À Bâle, en Suisse, se retrouvent chaque mois les présidents des banques centrales du monde – la Fed américaine, la BCE pour l’Europe, etc. Ensemble, après la chute de Lehman Brother, ils devaient édicter des règles plus rigoureuses pour les banques, des accords nommés « Bâle 3 ».
Mais quand ces négociations s’ouvrent, à l’automne 2009, la crise financière est déjà devenue économique. Le chômage grimpe en flèche. Et ce sont ces soucis, plus immédiats, qui préoccupent les gouvernements. Et qui éclipsent le besoin de stabilité financière, à plus long terme.
Les financiers vont aussitôt exploiter ce filon.
Des études sont lancées, par Morgan Stanley, qui démontrent que trop de règlementations conduirait à un « naufrage industriel dramatique ». Pire, « si l’Europe accepte ça, prévient le dirigeant de la BNP, ça signifie soit deux années garanties de profondes récessions, soit quatre années de croissance zéro. » Le très influent Jacques de Larosière, jusqu’alors favorable à une « augmentation globale des exigences de capitaux », y voit, au contraire, désormais, « un grand danger »  : « ça pourrait endommager nos économies ». Devant cette campagne, les régulateurs de Bâle 3 se montrent un peu découragés : « Il est clair que la réforme adoptée sera une version diluée de ce qui est proposé maintenant. C’est inévitable. »
Durant l’été 2010, l’accord est scellé. Le Financial Times peut titrer, triomphant : «  Trois ans après, les marchés sont à nouveau les maîtres ». Et le journaliste de souligner que, non seulement ces règles sont floues, mais qu’elles ne seront pas entièrement mises en place avant 2018…
Ça laisse le temps de les miner encore.

**[**Étape n°3*]

***[*La Commission : le mini devient maxi*]

Pour les financiers, après Bâle 3, la partie n’est pas finie.
Les Européens, poussés par des populistes, des démagogues, pourraient avoir cette funeste idée : relever les critères de Bâle 3.
Ou au contraire : d’après les banquiers français, allemands, italiens, ces critères de Bâle 3 vont pénaliser leurs établissements – et donc toute l’économie. Mieux vaudrait les rabaisser.
Laquelle de ces deux hypothèses va l’emporter ? D’après vous ?

En juin 2010, Michel Barnier, commissaire européen au Marché intérieur, en charge de pondre une directive sur « les exigences de capitaux », instaure un « Groupe d’experts sur les questions bancaires ».
De qui est composé ce cénacle ? Sur les 42 « conseillers », 34 appartiennent à des banques ou à des fonds d’investissements ! Plus des trois quarts ! HSBC, BNP-Paribas, Unicredit, etc. Tous sont représentés : par souci de pluralisme, sans doute.
Et plus de la moitié des membres, très exactement 23, ont leur carte à l’Institute of International Finance, le plus important lobby bancaire, qui a combattu pied à pied les accords de Bâle 3. De quoi les adapter, avec intelligence et finesse, au contexte européen…

Les succès sont au rendez-vous.
Bâle 3 exige ainsi, pour les banques, un ratio de fonds propres à hauteur de 8%. C’est plutôt modeste. Bien des études préconisent 20%, et Allan Greenspan, l’ancien président de la Fed américaine, plaidait pour 13 ou 14 %.
8 %, donc, dans l’esprit de Bâle, c’est un minimum. Mais, pressés par leurs banquiers, les Européens vont en faire un maximum ! Aucun Etat en Europe n’aura le droit d’en réclamer davantage, d’écrire une loi plus stricte ! Et on rebaptisera ça « harmonisation du marché »… toujours par le bas !

Quant à « l’exigence de liquidités », - un autre machin technique - c’est pire. Michel Pébereau, PDG de BNP-Paribas, et ses camarades avaient prévenu la Commission dans leurs courriers : « si les critères de Bâle étaient introduits dans leur forme actuelle », ça aurait des « impacts négatifs sur le financement de l’économie européenne. »
Message reçu cinq sur cinq.
Commentant un brouillon de directive, les financiers poussaient un ouf de soulagement – mais avaient-ils été franchement inquiets ? « La Commission n’acceptera pas ce que le comité de Bâle a décrété. » Et l’Association des banquiers britanniques admettait benoîtement : « Le texte actuel reflète les préoccupations de l’industrie [bancaire]. »

Ainsi l’Europe s’appliquait-elle, sur son continent, à évider une régulation mondiale… qu’hypocritement elle réclame de ses vœux.

**[**Étape n°4*]

***[*Au Parlement : amendements en libre-service*]

Demeurait un risque : que les parlementaires européens, par électoralisme, pour complaire à des peuples ignorants et jaloux, que les parlementaires, donc, renforcent la régulation pré-pondue par la Commission.
Le plus commode, alors, pour l’industrie financière, était d’écrire directement la loi. Ainsi, par exemple, de la régulation sur les produits dérivés : 38 amendements furent rédigés par les lobbies et recopiés, sans complexe, par les députés.
Sans complexe, ou avec complexe.
Car ces élus, Kenneth Haar – de Corporate Europe Observatory – les a interrogés.
Comment est venu à l’Allemand Markus Ferber (du PPE, le Parti Populaire européen, la droite) ses idées d’amendements ? Il avoue franchement : « J’ai tenu une table ronde avec les banques et les compagnies d’assurance », et on lui a remis un petit papier avec un texte pré-rédigé.
Et à Sari Essayah (PPE, Finlande) ? La société Assured Guaranty, une importante compagnie basée aux Bermudes, lui a délivré un article de loi clé en main.
Et Marianne Thyssen (PPE, Belgique) ? « J’ai présenté mon amendement après une rencontre avec une partie prenante belge : Euroclear », qui est, après Clearstream, la seconde chambre de compensation mondiale, fondée par la banque d’investissement américaine JP Morgan.
La socialiste grecque Ani Podimata a, elle, un peu cafouillé. Ou plutôt son assistant. Il a envoyé à l’enquêteur de CEO un courriel, qui ne lui était manifestement pas destiné : « Qu’est-ce qu’on va faire ? On doit lui dire [que l’amendement a été préparé par des financiers] mais on doit voir comment… Parce qu’il a raison à 1000 %. […] Mais je me demande qui est ce type qui envoie de pareils courriels à un parlementaire. Qu’est-ce que c’est que ce truc, Corporate Europe Organization, on le sait ? »
Qui est-ce qui vient nous embêter ? Ça marche si bien ! Un lobbyiste des banques témoigne de cette routine, sous couvert d’anonymat : « Vous repérez les membres du parlement qui sont sympathisants de notre industrie. Vous construisez une relation et vous savez qu’ils vont soutenir vos amendements. Beaucoup sont simplement paresseux. Ils écrivent la législation sur des domaines où ils ne connaissent rien. »

La tactique a marché.
Comme on débattait au Moyen-Age sur le sexe des anges, les théologiens de la Finance ont chipoté, durant des mois, pour savoir si le « superviseur » des banques devait être la BCE ou une nouvelle instance, si les Caisses d’Épargne espagnoles et allemandes seraient ou non concernées, etc. Des détails au fond, mais qui négligeaient l’essentiel : cette « Union bancaire » ne contient aucune règlementation ! Nada. Le néant.

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