Picardie zone logistique ? (1)

par Aline Dekervel 01/07/2006 paru dans le Fakir n°(29) Juillet-Août 2006

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Un aéroport, un canal à grand gabarit, des autoroutes, des pôles logistiques, etc.

Hier « grenier à blé de la France », la Somme deviendra demain « le hangar de l’Europe ».

C’est un serpent de fleuve qui, depuis les années 70, revient hanter les berges de la Somme : le canal Seine-Nord. Vu le poids des enjeux – cinq fois le budget de la Région, vingt fois celui de la Ville d’Amiens – Fakir a épluché ce dossier. Sans a priori, au départ. Mais avec un point de vue, à l’arrivée.

Le canal Seine-Nord ressort des cartons avec à sa suite des chiffres colossaux : 37 millions d’E juste pour l’étude, près de 4 milliards d’E pour la réalisation, un pont d’un kilomètre de long, « 4000 emplois » d’après le Courrier picard (9/03/06), « jusqu’à 15 000 emplois en 2022 » surenchérit La Voix du Nord (14/03/06), etc.

Un projet aussi ambitieux, dans un coin où Flodor a liquidé ses salariés, où Fleury-Michon ne s’est pas installé, où même la CCI de Péronne a fermé ses portes, les élus locaux ont bien sûr mordu à l’hameçon. A les écouter, et à lire notre presse régionale, c’est la Providence qui s’est penchée sur la Picardie : des difficultés économiques aux problèmes écologiques, tout sera bientôt résolu. Et pourtant, les obstacles (politiques, financiers, économiques) demeurent nombreux, mais les chantres du crû s’appliquent à ne pas les voir.

Au secours de l’environnement ?

C’est au nom de l’environnement que, dans sa longue étude, VNF (Voies Navigables de France) réclame la construction du canal Seine-Nord : « La pollution du transport routier, souligne le dossier de synthèse, ne concerne pas seulement les émissions de CO2, mais aussi les émissions d’oxydes d’azote et de particules, et également le bruit, la congestion et les accidents ». Or, si cette croissance se poursuivait, « cette évolution s’accompagnerait de nombreuses nuisances : congestion des grands axes, insécurité routière, surconsommation énergétique, impact sur la qualité de vie, pollution de l’air et émission de gaz à effet de serre. » D’où la nécessité d’un « rééquilibrage entre les différents modes de transport, dans une perspective de développement durable. » Et Vincent Foucrier, le délégué territorial de VNF en Picardie, s’empresse de convertir en « équivalent camions » le tonnage transporté par une méga-péniche.
Quiconque respire se montrera sensible à cette argumentation.
Une ombre, néanmoins, à ce raisonnement : « Parallèlement au canal, rappelle Philippe Mühlstein, ingénieur dans les transports, est prévue la construction de l’A24, doublon de l’autoroute A1, qui mène de Lille à Paris. Ceux qui poussent à la mise en service d’une telle infrastructure trompe leur monde en utilisant l’argument de l’alternative à la route. »

Autant dire que le canal Seine-Nord ne va ni limiter ni diminuer le trafic routier, dont on prépare au contraire le doublement. La même « solution » était suggérée pour le tunnel du Mont-Blanc : puisque trop de camions bouchonnent à son entrée, que faire ? Creuser un second trou !

Depuis 1970, le trafic de marchandises a doublé en France. Il devrait encore augmenter de 38% entre 2001 et 2010. Et le mouvement pourrait encore s’accélérer à l’horizon 2030, avec à nouveau un quasi-doublement. Comme l’énonçait Gilles de Robien, alors ministre des Transports : « Les prévisions de trafic de marchandises pour les vingt ans à venir nous interpellent nécessairement. Les études prospectives confirment une double tendance : d’une part, l’accroissement de la quantité de marchandises transportées, d’autre part l’allongement des trajets. »

Face à cette explosion, que propose l’Europe, et la France en son sein ? « Il est difficile de concevoir, note la Commission européenne dans son Livre blanc sur les transports, une croissance économique forte, créatrice d’emplois et de richesses sans un système de transport efficace permettant de profiter pleinement du marché intérieur et de l’effet de la mondialisation des échanges. » Donc, on libéralise, on délocalise, on ouvre les marchés et les frontières. Et on parsème d’une pincée d’écologie en appelant à « améliorer l’efficacité des modes alternatifs à la route » afin d’opérer un « rééquilibrage » à la marge.

« L’Europe promeut la multiplication des voies navigables en général, ajoute Markus Lichti du (gentil) lobby Transports Environnement à Bruxelles, mais notre principe c’est d’utiliser les infrastructures déjà existantes. Pour ce projet Seine-Nord, on s’interroge vraiment sur son ’intérêt et sa pertinence. » Les Verts de la région freinent des quatre fers aussi, et Picardie Nature dans la foulée, et France Nature Environnement à sa suite, etc.

C’est qu’entre « désengorger le trafic routier », « désaturer l’A1 », comme le réclame le maire de Péronne Jean-Pierre Viénot, et défendre l’environnement, y a plus qu’un fossé. Plus, même, qu’un canal. Fût-il large de 26 mètres...

Quelle utilité ?

Pourquoi bâtir un nouveau tracé alors que, d’ores et déjà, une trentaine de péniches par jour, notre canal du Nord est loin d’être saturé ? C’est que ces embarcations ne sont chargées, au maximum, que de 750 t. Bien riquiquis comparées aux mahousses cargos, qui transportent 4400 t : « L’équivalent de près de 200 camions », compare Vincent Foucrier, délégué territorial de VNF (Voies Navigables de France). Or, aujourd’hui, ces géants des fleuves peuvent circuler d’Amsterdam jusqu’à Cambrai. Puis, au sud, de Compiègne jusqu’à Paris. Mais entre les deux, entre Cambrai et Compiègne, la voie est rétrécie, et les gros engins ne passent pas. Il existe donc, bel et bien, une logique à la construction du « canal Seine-Nord-Europe » : bâtir « le maillon manquant d’un réseau à grand gabarit ».

Le trafic passerait alors, d’après VNF, de 3 millions de tonnes annuelles à 13 millions aujourd’hui. Soit l’équivalent de 500 000 camions...

Interviou : 3 000 km dans le pot de yaourt !

Entretien avec Philippe Mühlstein, ingénieur transports et membre du conseil scientifique d’ATTAC.


Fakir
 : Je suis allé faire mes courses dans mon magasin préféré, Carrefour, et j’ai acheté des yaourts Danone, une patate, et une crevette.

Philippe Mühlstein : Dans un pot de yaourt, il y a plus de 3000 km qui ont été parcourus. Ce sont des économistes d’un institut allemand qui ont calculé ça, puisque pour fabriquer un pot de yaourt, pour y intégrer les différents composants qui se trouvent dans différents pays d’Europe, ilLes marchandises parcourent plus de 3000 km au total. Parce que ce fabricant va faire fabriquer les différents composants dans les pays où ça lui coûte le moins cher en terme de matière première et de main d’oeuvre. Ce que nous exportons et nous importons, c’est à grand renfort de transport et de pollution.

Fakir : En Picardie, on fait pas mal de patate, vous avez des histoires de patates ?

P.M : En Allemagne, on cultive aussi beaucoup de pommes de terre. Un gros vendeur de patates tout épluchées, tout empaquetées qui vend essentiellement sur le marché intérieur allemand producteur. Ces pommes de terre sont essentiellement récoltées en Allemagne, sont envoyées dans le sud de l’Italie, où la main d’oeuvre est bon marché, avec un transport en camion sur plus de 1000 km, là-bas, elles sont épluchées, nettoyées, puis elles remontent en Allemagne – de nouveau transport en camion – où elles seront conditionnées au goût allemand et vendues sur le marché allemand.

Fakir : Dernier aliment, une crevette, vous avez des histoires de crevettes également ?

P.M : On en pêche beaucoup en mer du Nord mais les consommateurs préfèrent les crevettes décortiquées. Donc, les crevettes danoises traversent le Danemark, l’Allemagne, la Belgique, toute la France, l’Espagne jusqu’au Maroc où elles seront dépiautés. Elles repartiront au Danemark où elles seront de nouveau envoyées sur les différents marchés européens.

Fakir : Ce qui intéressant, c’est que ces marchandises achetées à Carrefour, je les mets dans un sachet sur lequel est inscrit : ‘Ce sac répond aux exigences NF Environnement...’

P.M : Parlons-en : si le coût du transport était plus élevé, une entreprise aurait moins d’intérêt à délocaliser puisque certes elle diminuerait ses coûts salariaux en allant installer son usine dans un pays où les salaires et les charges sociales sont moindres, mais elle y perdrait parce qu’elle paierait les transports au prix fort. Le dumping social dans les transports renforce en réalité le dumping social dans les entreprises, au niveau des salaires, des garanties sociales, d’où les 3000 km dans le pot de yaourt.

Fakir : Les transports sont un peu la clef de voûte de la mondialisation ?

P.M : Peut-être pas clef de voûte mais en tout cas, les transports sont au centre de la mondialisation : les délocalisations d’entreprises, la recherche des plus bas coûts de main d’oeuvre, de la protection de l’environnement dans tous les pays du monde ne peut avoir lieu que parce qu’il existe une offre de transports surabondante et peu chère.

(article publié dans Fakir N°29, juillet 2006)

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