Les couilles de Lénine

par Pierre Souchon 25/09/2015 paru dans le Fakir n°(70) mai-juin 2015

On a besoin de vous

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Il était con comme un balai, Nicolas, macho et facho.
C’est devenu le meilleur des lutteurs, à réveiller les consciences dans sa boîte et toute la région, à réchauffer les âmes autour de braseros.
Comme quoi, rien n’est jamais acquis à l’homme, même sa connerie…

« Allô Souchon ? T’es où ?
- En Ardèche.
- Faut que tu viennes le 6 février dans les Ardennes, je bloque la zone industrielle de Rethel, on va cramer du pneu.
- Attends, je...
- Tu fais un article pour L’Huma. »
C’était pas une question.
« Il pourra paraître quand ?
- Mais j’en sais rien, moi, faut que je les appelle, on...
- Tu leur dis “Rethel, 6 février, contre l’austérité la CGT fout le feu à la zone”. Allez salut.
- Ciao Nicolas. »
J’ai exécuté le commandement. J’ai appelé L’Huma le lendemain matin, pour leur détailler à la première heure comment l’avenir de la classe ouvrière française se jouait le 6 février 2013 à Rethel, dans les Ardennes, 7 700 habitants, et qu’il s’agissait de faire un grand reportage d’urgence.
« T’es vraiment sûr, Pierre, que ça va être un gros truc ?, bafouillait sévèrement ma rédactrice en chef.
- Énorme. C’est Nicolas Galut qui organise. »

Victor Galut, son grand-père, avait collé tous ses timbres en 1936 sur sa carte de la CGT métallurgie.

J’annonçais « c’est Nicolas Galut qui organise » sur le même ton et avec la même dévotion que si j’avais dit « c’est le groupe Manouchian qui passe à l’assaut », ou « c’est Lénine qui coordonne ». Rien que son nom, et ça me collait des frissons de poings levés, des passions de barricades. Je revoyais notre première rencontre, en 2011. Ce délégué CGT de 38 balais m’avait accueilli à Rethel, dans son local de MPI, un des cadors de la logistique :
« Je suis agent de quai. Ça veut dire préparateur de camions : on charge, on décharge.
- C’est dur ?
- Non, pas ici. On a dit que c’était fini de se casser le dos. On a mis des règles. La direction a suivi, ils ont été obligés. »
Et c’était tout.
Ça faisait pas d’effets de manches, c’était dit dans la barbe, à moitié grommelant, laconique.
Fallait se démerder pour apprendre que dans sa taule, avant son arrivée, y avait rien. Un désert syndical, un éden patronal, avec mises à pied sans arrêt pour les salariés, des licenciements à la gueule du client, un Code du travail inexistant. Au moment où je m’y pointais, la CGT additionnait les scores coréens du Nord sur le site, 97 % des voix aux élections professionnelles, ses salariés avaient conquis le taux horaire le plus haut du groupe, sans compter qu’ils avaient fait embaucher tous les salariés précaires, obtenu le travail sur quatre jours pour les transporteurs, et la récup’ des repos qu’on leur faisait sauter depuis toujours... Toutes choses arrachées dans des face-à-face permanents devant les tribunaux, où il finissait toujours par gagner, soutenu par toute sa boîte, des syndicalistes d’ailleurs, aussi, sans se vanter, discret, jamais un mot en trop. Impressionné, je lui avais demandé d’où ça lui sortait, ce sens de l’organisation, du travail de conviction, ce goût de la baston. Il avait réfléchi un sacré moment, je me souviens. Et puis, du placard de son local, il avait sorti une espèce de vieux carton orange parcheminé. Victor Galut, son grand-père, avait collé tous ses timbres en 1936 sur sa carte de la CGT métallurgie. Ça lui avait inspiré un grand élan lyrique :
« Toute ma famille, c’est des ouvriers. Normal, quoi. »
On était devenus potes.

« Et au nom de Dieu, vive la Coloniale !
- Hein ? Qu’est-ce t’as dit, Nico ? »

« T’as déjà fait quatre articles sur lui, Pierre », doutait ma rédactrice en chef, curieusement.
On insultait Manouchian. C’était Lénine qu’on outrageait.
« Oui, mais là c’est vraiment important.
- OK, vas-y. »
Il était radieux, Jean Jaurès, quand j’ai débarqué à Charleville-Mézières sous la flotte, la veille du blocage :
« Faut qu’on aille à l’Union départementale de la cégète, on a plein de matos à charger. »
Ça le ravissait, je le sentais, de me faire jouer au prolo. Moyennant quoi j’ai foncé cette fois-là tête baissée dans le panneau ouvriériste, trimballant pendant deux heures des tas de tracts, de drapeaux, de tables et sonos. On monte dans sa voiture chargée jusqu’à la gueule :
« Bon, on va bouffer une frite à Rethel, et on se couche tôt : on se lève à 3h30 du mat’ pour préparer le blocage. Ah la vache ! Il fume dans ma caisse ! Arrête ça, ma copine va me détruire ! Merde... Mon téléphone, putain ! Allô ? »
Il sort pour répondre, et s’allume une clope. Je savoure la mienne les pieds sur le tableau de bord :
« Oh, on n’est pas en Ardèche, ici !, il gueule en rentrant. Bon, changement de programme : y a l’agence MPI de Metz qui est en grève depuis dix jours pour les salaires, ils occupent le site. C’est le délégué qui m’a appelé, Faba... Les gars commencent à craquer un peu. On y va pour soutenir, c’est à deux heures de caisse.
- Attends, on se lève à 3h30 ? Mais il est 20 heures passées, là, on va rentrer à quelle heure ?
- J’en sais rien, on s’en fout. »
On est partis plein pot, Metz sur le GPS. « Faut pas qu’ils craquent, les potes de Faba », Nicolas murmurait, pour lui, presque, et ça me plaisait, cette solidarité ouvrière en marche nocturne sur l’autoroute. Je poétisais intérieurement qu’il suffirait de cinq cents Nicolas Galut pour changer le pays « et au nom de Dieu, vive la Coloniale !
- Hein ? Qu’est-ce t’as dit, Nico ? »

Il lève le poing, et hurle de nouveau :
« Et au nom de Dieu, vive la Coloniale !
- C’est quoi ce truc ?
- C’est ce qu’on disait à l’armée, à Djibouti. Putain, j’arrive à la caserne le premier soir, tu m’entends ? Le premier soir ! Les officiers nous torchent la gueule complet, pour bizuter les bleus. Au bout d’une heure ils nous emmènent au bordel, on était tous complètement raides. Je me souviens, l’entrée du boxon c’était une porte cylindrique tournante, ça tournait, putain, j’arrivais pas à rentrer, ça me filait envie de dégueuler... Je rentre, je me casse la gueule, je titube dans le truc... Hop ! Une pute me chope, elle me met la tête droit dans sa chatte ! Aaah ! Je... Je regarde juste à côté de moi, y avait mon pote qui tringlait debout sur un canapé... “C’est bon !”, qu’il me dit ! Je pousse la pute, je fonce aux chiottes, je me gerbe à moitié sur l’uniforme... Je reviens, un officier me prend par l’épaule, il gueule : “Et au nom de Dieu, vive la Coloniale !”
- Mais qu’est-ce tu foutais à Djibouti dans l’armée ?
- Ben le matin où je partais à la convocation pour le service, mon grand frère me dit “demande un VSL”. Du coup sur place je demande direct un VSL, ils me disent “OK, on vous inscrit”. Je rentre, je dis à mon frangin : “C’est bon, je suis pris en VSL.
- Hein ? Mais c’était une vanne, t’es con ou quoi ? C’est le Volontariat service long, tu vas en prendre pour un an de plus !
- Mais t’es abruti, toi, pourquoi tu m’as dit de dire ça ?”
C’est comme ça que je suis parti à Djibouti. J’ai passé deux ans à aller au bordel, quand je suis parti les bizuts me demandaient de dédicacer leurs jeans, j’étais célèbre pour mes faits de bite. Ça m’avait secoué, l’armée. Quand je suis rentré chez moi, dans mon village...
- Dans les Ardennes ?
- Ouais, les potes étaient contents de me revoir, du coup on boit comme des trous, et ils m’emmènent en boîte. Y avait une meuf à côté de moi sur une banquette, je lui mets la main aux seins direct, comme ça. “Oh, t’es chaud, toi !, elle me dit. - Ben ouais, t’aimes ça, hein, salope ?”, je lui réponds, et je sors ma queue, là, au milieu de la boîte... J’avais pas encore changé d’ambiance. »

Ce bloc de silence s’arrêtait plus de me raconter à quel point ses années militaires cumulaient les médailles progressistes. Au nom de Dieu et de la Coloniale, il avait filé du pognon à des gosses djiboutiens pour qu’ils se battent jusqu’au sang, et que le meilleur gagne !, trafiqué des fringues, du shit par dizaines de kilos, manqué de se faire découper à la machette par les macs des filles qu’il ne payait pas, entendu des bizuts se faire violer, et demandé le lendemain aux mecs tuméfiés « si c’était bon »...
« Et... Non, ça je peux pas te le dire.
- T’inquiète, je le mettrai que dans un journal...
- Je... J’étais raciste, en plus. Le pire des racistes. Et fallait pas me parler de politique, de syndicats : je m’en branlais, pour moi c’étaient que des fainéants, et je racontais que je t’aurais mis ça au taf avec mon pied au cul. »
Au moment où on arrivait à Metz, sa zone industrielle banlieusarde à déprimer un régiment, je réfléchissais dans la nuit épaisse que Lénine avait affirmé son caractère révolutionnaire dès son plus jeune âge...

Ce soir, presque tous les grévistes viennent d’Afrique : « Qui d’autre, pour bosser dans des entrepôts à –28°C ? »

« Salut Nico.
- Salut Faba. »
Il est loin, le bidasse dégueulasse, disparu, le deuxième classe facho plein pot. Le voilà, Nicolas Galut, le voilà regardé en fraternité par une quinzaine de grévistes pleins de respect qui le saluent un à un : dans la boîte, il a une réputation de combat, comme une aura. « Les gars, maintenant qu’il y a Nico, on va faire une AG », annonce Faba – et autour d’un feu de palettes, les salariés donnent leur avis un à un, sur la poursuite de la grève. Tous disent leur épuisement, dix jours à se geler le cul sur un parking désert, à occuper leur site – ils ont deux procès qui viennent de leur tomber sur la gueule, entrave, blocage illicite, et ça risque de dégénérer au pénal. Les épouses sont fatiguées, gérer les gamins toutes seules – et Faba relance, « allez-y, balancez ce que vous pensez », harangue, harcèle, « on n’aura rien sans rien, les gars », puis vient le tour de Nicolas.
« Si vous tenez pas, ils vont tous vous virer. Là, vous leur avez plombé la trésorerie, ils vont plier, c’est une question de jours. Vous avez du soutien, tous les salariés du groupe regardent ce que vous faites. Lâchez pas, tout ce qu’on a eu on l’a eu dans la rue. Moi je repasserai vous voir après-demain, avec les copains de Rethel. Dans quelques heures on bloque la zone industrielle, ça mettra un coup de pression pour vous.
- Merci Nicolas.
- Merci pour le soutien.
- Merci de venir, ça fait du bien. »

Il rajuste son écharpe jusqu’aux yeux, il fait moins cinq degrés, et pas la peine d’en rajouter : ses victoires plaident pour lui.
Les victoires de Faba, aussi.
Car c’est un frère de combat, à Nicolas, son égal en bataille. À peine arrivé du Cameroun à 16 ans, il additionne les petits boulots, jusqu’à rentrer chez MPI en 2005. La politique ? Il s’en tapait. Les syndicats ? Jamais entendu parler. Il bossait comme un con, juste, des travaux d’exécution, comme un Noir, aussi – autour du feu de palettes, ce soir, presque tous les grévistes viennent d’Afrique : « Qui d’autre, pour bosser dans des entrepôts à –28 degrés ? » Chez MPI, Faba encaisse. Trois ans. Trois ans à bouffer le froid, les cadences, les bas salaires, les heures sups pas payées, les amplitudes horaires jamais respectées. Jusqu’à « Rodrigo » : c’est le responsable du site, en 2008, qui refuse de lui filer sa prime de Noël au motif de deux inadmissibles jours d’arrêt maladie. « Dans son bureau, je lui ai dit texto : “J’irai chercher cette prime jusqu’à mon dernier souffle.
- Allez-y, il m’a répondu. Et surtout ne mourez pas sur mon site.”
Je sors de là, et je fais le tour des entrepôts : je trouve sept mecs dans mon cas, quatre Maliens, deux Arabes, et un Français, Cyril Bâtard.
- Comment il s’appelait, le Français ?, je me marre.
- Cyril Bâtard, Faba continue sans ciller. Je leur dis : “Dès qu’on a fini, on va se syndiquer à la CGT de Metz.” Je lisais 20 Minutes, à l’époque, et sur les photos on voyait plus les drapeaux rouges CGT que les autres. On arrive là-bas, on tombe sur un gars qui s’appelle Yves Romon. Il photocopie nos pièces d’identité, on donne un RIB, notre cotise, et il envoie un recommandé à notre direction pour les avertir de la mise en place d’une section syndicale. On était à trois semaines des NAO : avant la création du syndicat, aux NAO, on obtenait cinq euros de plus par mois. »
Seulement maintenant, il y a un syndicat. Il y a Yves Romon, pour les coups de main, il y a Faba, surtout, son charisme tranquille, les trente collègues qui se syndiquent trois jours plus tard, galvanisés, les premiers tracts, la première grève dans la foulée... Résultat : 65 euros d’augmentation, et les primes de Noël payées pour tout le monde. « Rodrigo a été viré à la fin des NAO, parce que la direction supportait pas la création du syndicat. J’ai pris rendez-vous avec lui. Dans son bureau, je lui ai demandé s’il faisait un pot de départ ! Il était livide, le mec. Depuis, j’en suis à mon cinquième directeur. À chaque fois, ils arrivent avec une feuille de route du siège : “Le départ de Faba Afeki est non négociable.” Et puis ils sont virés. »
Je rigole comme un âne, les mains au-dessus du brasero.

Un grand type s’approche du feu, me prend à part, et m’apporte sur une planche du poulet grillé, un bout de pizza et une pomme : « Mange, mange, il fait froid. » Je m’assois pour mon festin :
« Tu sais, Nicolas, c’est un homme. Il aime la bagarre, il se bat pour gagner son pain. C’est comme Faba. Il accepte pas d’argent, il travaille pour tout le monde, il refuse les propositions de postes, il tient sa parole, il n’abandonne jamais. En 2008, il a fait régulariser deux sans-papiers qui travaillaient chez MPI.
- Et toi, tu bosses ici depuis longtemps ?
- Ça fait huit ans. Là, on risque d’être virés. Mais l’important c’est que Faba reste dans l’entreprise. Moi c’est pas grave. Et Nicolas a... »
J’y arrivais pas. J’arrivais pas à ce que Obadele, 56 ans, me parle de lui.
« Je m’excuse, hein, parce que je suis musulman, je vais être vulgaire, mais...
- Oui ?
- Nicolas c’est un homme qui a des couilles. Pardonne-moi, hein. Des couilles de cinq kilos ! Combien de fois ils ont essayé de le virer ? En réalité, ils ont peur de lui, les hommes riches. Nicolas il peut se regarder dans la glace.
- Oui, mais et toi, Obadele ?
- Moi il y a des choses que j’ai envie de faire, mais je ne sais pas lire ni écrire, donc j’y arrive pas. Eux, ils savent. Et ils se battent pour nous. Depuis 1973 que je suis en France, j’ai été ouvrier chez Renault, chez Citroën, éboueur, trieur de fruits et légumes, vendeur à Monoprix, aux Galeries Lafayette, receveur dans une imprimerie, chauffeur-livreur, jusqu’à MPI en 2006. J’avais jamais entendu parler de syndicat. Quand je suis arrivé, j’appelais la boîte “le Burkina”. Avant la grille, c’était la France. Dedans, c’était le Burkina, parce que chez moi, en Afrique, le riche a toujours raison. Ça, c’était jusqu’à l’arrivée de Faba et Nicolas. On était des esclaves, là-dedans. On est devenus libres. J’aime me battre, j’adore le syndicat. Mais avant Faba et Nicolas, je m’étais jamais battu, à cause de mon illettrisme, et parce que j’avais pas rencontré des hommes comme eux. »
Il regardait Nicolas, Obadele, comme une réincarnation de Sankara. L’autre était assis sur un tas de bois à côté, sans rien dire, il hochait la tête. On a parlé longtemps, encore, avec Obadele, de la France, de ses cinq filles, de l’Islam, du Burkina, de politique, et tous les sujets, et même une sourate du Coran renvoyait à « Faba et Nicolas ».

Je jette une palette dans le feu, Faba me file un Coca.
« T’as raconté à Pierre l’histoire de Jean-Claude Norman, Faba ?, marmonne Nicolas.
- Ah putain oui, c’était mon troisième dirlo, lui. Il est arrivé en 2010, spécialement pour nous démonter. Il m’avait proposé des postes d’encadrement, il était balèze, une bonne pute ! Il avait réussi à nous diviser, au départ. Et puis on lui a mis un bon piquet de grève en 2011 : là, il a compris direct. Un an plus tard, il a un refus de température : un gros client devait recevoir sa came à –28 degrés, il l’avait reçue à –22. Il se fait convoquer à un entretien préalable au licenciement. Il m’appelle le jour même : “Je voudrais que vous me défendiez.” Donc je suis allé au siège, à Paris, avec lui, face aux grosses têtes de MPI. L’occasion rêvée de se les payer, d’ailleurs il a halluciné comme le ton avait changé dès mon arrivée, la DRH était toute gentille. Il a été lourdé avec un gros chèque. Maintenant, il m’appelle pour qu’on aille boire un café ensemble...
- Et t’y vas ?
- Ben ouais ! Mais c’est pas mon pote, faut pas déconner. »
Faba va chercher une feuille dans sa bagnole. Elle est pliée en quatre : « RECAP NAO MPI LOGISTIQUE METZ DE 2006 À 2012. » Sous ce titre qui rappelle Arthur Rimbaud, les années s’égrènent, avec six colonnes : « augmentation salaire de base », « tickets restaurant », « prime de productivité », « prime transport », etc. En 2006, seule la colonne « augmentation salaire » est remplie : « 0,5 % au 1er avril. » 2007, la même unique colonne : « 0,8 % au 1er avril. » 2008, grâce à l’ami Rodrigo : « 65 euros, 1,2 % pour les cadres. » Et à partir de 2009, toutes les colonnes sont noircies, ou presque, avec en plus des diverses « primes », une « mise en place d’accord de modulation », un « complément d’intéressement 100 euros nets », une « mise en place d’une journée enfant malade payée », et ainsi de suite, jusqu’à la nausée patronale. Cette feuille A4 tachée que Faba m’offre, avec ses petites cases et un tas de chiffres, raconte le réveil de dizaines d’Obadele aux poings levés. À mes cinq cents Nicolas Galut pour changer le pays, je rajoutais désormais la même proportion de Faba Afeki, et j’entendais le grand fracas de la Révolution socialiste.
« On y va, dit Nico.
- Ciao Nicolas. Merci.
- Salut, hein. »
La Révolution ne serait pas poétique, je le pressentais.
Rentré dans la caisse, je gueule à tue-tête :
« Et au nom de Dieu, vive la Coloniale !
- Chut, putain, t’es cinglé ?
- Ben quoi ? Pourquoi tu leur as pas dit, à Faba et ses potes ? C’était bien, les colonies, non ? Et au nom de Dieu...
- Ta gueule ! Qu’il est con ! »
On a repris la route pour Rethel. C’étaient ses loisirs, à Nicolas, les nuits blanches autour d’un feu de bois, son scoutisme à lui, ou distribuer des tracts à l’aube, aider des camarades, aussi, à séquestrer leur direction, c’était sympa et convivial à la fois, nettement mieux que la Grande-Motte, y avait de la musique, on voyait les copains, et on rigolait bien.

« Je l’avais amoché. Boum ! Torgnole ! “Les RG on a tous les droits !” »

« Mais t’étais con comme un balai, toi, Nico, avant, qu’est-ce qui t’a déclenché ?
- Comme Faba : un nouveau dirlo, une humiliation. Un oncle m’a dit “Syndique-toi, tu vas les emmerder”. C’est devenu une addiction.
- Et c’est d’être troufion qui t’avait rendu débile, où ça datait d’avant ?
- Avant ? Mais c’était pire ! »
Alors, dans les plaines champenoises, comme défilent la route et les coteaux, défile l’immense imbécillité du camarade Galut. Ses cuites invraisemblables nous prennent d’assaut, ses mains au cul des filles, ses bastons avec n’importe qui, pour un regard en travers, un mot de trop, mais on n’en finirait pas, d’écrire autant de conneries, un concentré, vraiment, un infini, et il s’arrêtait plus, cet ahuri, « Oh ! Mais pourquoi tu me racontes tout ça ? », je m’inquiétais, envahi de la tête aux pieds, « J’en sais rien, t’es mon psy », il s’énervait, et il en remettait quatre ou cinq couches pas exactement freudiennes, « y a eu la période où je jouais au flic, aussi, ça j’aimais bien.
- Hein ? Tu jouais à quoi ?
- Au flic, je te dis, au RG ! La première fois, j’avais 18 ans, y avait une fête dans mon village, j’étais rond au dernier degré. Y avait deux gars à la buvette, putain, deux ouvriers agricoles, énormes, les mecs, supers balèzes, rouges d’alcool et de soleil, tu vois, des vrais costauds... Ils draguaient les filles, ils les collaient. Les gens leur font comprendre qu’il vaut mieux qu’ils se tirent. Ils s’en vont, les mecs, énervés, en menaçant tout le monde... Je me mets en travers de la route, j’arrête leur bagnole. “Descendez s’il-vous-plaît.” Le type baisse sa fenêtre. “Dégage”, il me dit. Je mets un énorme coup de pied dans la caisse, et je hurle : “Police ! Vous descendez immédiatement !” Le mec sort, il demande ce qui se passe...
“Police !, je gueule. Vous m’avez dit quoi ?
- Euh... Rien...”
Je le prends par le col, boum ! Je lui colle une énorme gifle !
“Vous avez emmerdé tout le monde, et vous m’avez dit dégage ? On va au poste !”
Le mec se défend un peu, “Non, j’ai pas dit dégage”... Boum ! Je lui en remets une ! “Ici c’est moi qui pose les questions ! Papiers ! ”, je gueule. Il les sort... Je les consulte...
“Mais vous êtes connu de nos services, monsieur, je dis au type.
- Oui, un peu...”, il me fait l’autre, boum ! Je lui en colle une ! Et comme ça, à la chaîne, je lui ai mis au moins trente beignes. “Oh, vous avez pas le droit !”, il commençait à se rebeller, je l’avais amoché. Boum ! Torgnole ! “Les RG on a tous les droits !” T’aurais vu l’attroupement derrière moi...“Ça va pour cette fois, je vous laisse partir... Mais revenez jamais ici, j’ai votre plaque d’immatriculation et je vous signale immédiatement à tous mes collègues.” Après, dès qu’y avait des bastons au bal, on venait me chercher... »

« Je leur pisse dessus, moi, les journaleux ! C’est des cons, c’est des abrutis, faut juste les exciter ! »

On est arrivés à deux heures du mat’ dans son appart’.
« Ça vaut pas le coup de se coucher. Je te fais un thé.
- Non mais tu déconnes ? Mets une gnôle, t’as vu l’heure ?
- Y a pas d’alcool ici. Je bois plus. C’est fini, tout ça. »
Et il a sorti du tilleul séché, « c’est ma mère qui le fait », le voyou des balloches, le truand de l’armée. Le syndicat, la CGT, la lutte l’avaient transformé. Un coup de hasard, vraiment, un coup de dés à la Rodrigo, son manager suffisant et totalitaire qui met la couche de trop, et convertit en Che Guevara un alcoolo de bistro. « Tu prends du miel ? » Du miel, oui, vraiment, il s’agissait bien de ça exactement, et il était reparti comme en 36, l’autre bobo à tisane, « t’es mon psy, je te dis », les charges de CRS, ses pneus brûlés qui coupent l’autoroute, ses soutiens qu’il est allé chercher un à un, aussi, dans ses procès, « en 2009 le Front de gauche je savais même pas ce que c’était, je voyais les affiches, je me disais “Tiens, ça a l’air d’être pour les ouvriers, ce truc”, je les ai contactés, ils m’ont soutenu, c’est comme ça que j’ai commencé à m’intéresser à la politique ». Pas formé par son syndicat, lui arpente le terrain, visite les boîtes en lutte, rallie des copains seul, un à un, jusqu’à se retrouver à 250 types devant le tribunal de Charleville-Mézières pour l’encourager, « et des pneus, plein de pneus à brûler ». Il se délecte, maintenant, de tous ses souvenirs de fumée, de ces dizaines de flics tenus en respect, la baston comme dans les balloches, le poing sur la gueule des cadres comme dans les boîtes de nuit, sa rage adolescente qu’il a convertie et insufflée à Rethel, et ailleurs.
« C’est vrai, c’est toujours se mettre sur la gueule qui m’intéresse. Tu vois que t’es mon psy !
- Je suis journaleux, moi, monsieur.
- Je leur pisse dessus, moi, les journaleux ! C’est des cons, c’est des abrutis, faut juste les exciter ! Les conneries que je leur ai inventées, pour avoir la une ? Les championnats de France de patinage artistique, putain, la glace que MPI devait livrer était arrivée depuis longtemps. Le Parisien m’appelle :
“On nous dit que la glace est arrivée, M. Galut ?
- Pas du tout, je réponds, on a bloqué les camions.
- Vous pouvez nous envoyer une photo ?
- Tout de suite.”
J’ai appelé les collègues, Titi a garé son poids lourd devant l’entrée de la boîte, et on s’est mis à cinq devant son pare-brise à faire genre on pousse, hop, photo envoyée ! TF1, L’Équipe, RMC publient deux heures après que les championnats de France vont être annulés... Ma boîte disjonctait : “Arrêtez tout, M. Galut !, le DRH du groupe me suppliait.
- OK, mais vous retirez votre plainte contre moi au pénal.”
Trois jours après, plainte retirée ! Des abrutis, ces journalistes, faut les utiliser ! Comme j’ai fait avec toi !
- Quoi, “avec moi” ?
- Quand j’ai su que tu venais, la première fois, je me suis dit bon, c’est un mec de L’Huma, on va le cuisiner... J’ai retrouvé la carte de la CGT métallurgie de mon grand-père.
- Oui, j’en avais parlé, c’était la chute de mon article ?
- Ben ouais, t’étais tombé dans le panneau complet ! J’en avais rien à foutre, de mon grand-père, moi, je l’ai à peine connu, il était méchant... En plus il avait pas du tout collé tous ses timbres mensuels, y en avait que deux, donc j’ai fait les dix autres sur Photoshop, et j’ai mis ça dans l’armoire... Ça a marché impec’, j’ai sorti ça à la fin, quand tu partais...
- Mais t’es un vrai connard, toi !
- Eh ouais mon gars ! Une sale race, ces journalistes ! Seulement, après, j’ai envoyé ton article à mon père... Il me rappelle, il me dit : “Putain, c’est beau, la fin sur papa”, il était vachement ému... Du coup moi aussi... Et... Ben ensuite je l’ai encadrée, la carte de mon grand-père. »
J’arrivais plus à m’arrêter de rire.
C’était trois heures. On a sauté dans la caisse pour aller bloquer la zone industrielle de Rethel, moment déterminant pour le prolétariat du pays, par moins huit degrés.

On était les premiers sur le site. Jusqu’à 16 heures, ravagé par le froid, j’ai suivi Nico sous une saloperie de pluie battante. Il était partout, le camarade, aérien, sur le barrage, derrière les piles d’affiches, à la sono, la diffusion de tracts, encore plus en forme que la veille, presque, la nuit blanche lui avait réussi, « ça crame bien, aujourd’hui, c’est beau », il contemplait ses cinquante mètres d’incendie comme une œuvre d’art. Et c’était son œuvre, vraiment, cette centaine de manifestants dans ce bled du bout du monde, son acharnement, des centaines de coups de fil, de mails, de discussions, d’engueulades – tous le consultaient ici pour n’importe quoi, le groupe électrogène, la musique, un routier bloqué qui s’énervait, le manque de pain pour les sandwiches... Je titubais du manque de sommeil, lui filait de l’énergie à tout le monde, ravi d’être au front, épanoui de castagne, sa place au soleil pluvieux de la baston. Il conduisait en début d’aprème le défilé jusqu’à la mairie, une heure de marche pour audience trempée avec les autorités. L’édile nous reçoit dans la salle d’honneur : « Je vous remercie du fond du cœur d’avoir mobilisé à Rethel. Il y a trois boîtes qui risquent de fermer sur la commune... On se sent tellement démunis que ça fait du bien de se sentir soutenus. » Du jamais-vu, dans l’histoire de Rethel, la zone industrielle bloquée.

Ça ne se reverra sans doute plus jamais.
« Allô Souchon ? T’es où, branleur ?
- Non, je peux pas faire d’article en ce moment.
- C’est pas ça ! J’arrête tout ! J’ai fait une demande de rupture conventionnelle, je vais l’obtenir. Ah la vache !
- C’est quoi ce bordel ? Pourquoi t’arrêtes tout ?
- À cause de la CGT. J’en ai marre. »
À cause de la CGT.
Pas à cause des procès que ses patrons lui mettaient en chaîne sur la gueule, non. Pas à cause de ses moments d’intenses angoisses, à plus dormir, à se demander quand il serait lourdé, non. Pas à cause de son salaire de misère, non. Pas à cause des mises à pied, des tentatives de corruption, des menaces, non. À cause de la CGT. Et c’est un cégétiste d’élite qui le dit, pas un gauchiste, pas un anar, pas un type compliqué et dogmatique, non, un militant de terrain acharné, qui avait convaincu toute sa boîte, des scores de dictateur, qui avait remobilisé sa région.
Ça déplaît, à la CGT-transports, une histoire pareille. Ça déplaît à sa fédération, qu’il faut prier pour un soutien, implorer pour un fax, supplier pour un coup de fil. Ça déplaît à une bureaucratie à Macintosh dernier modèle, occupée sur des iPhone, dans des congrès, des chouettes restos, des voyages incessants en TGV. Elles sont sombres, ces histoires que Nicolas raconte par le menu, on ne comprend pas tout, c’est la médiocrité monumentale de « Frédéric Gritard », un des boss de la fédé, c’est des petits putschs dans les couloirs, c’est des vexations, des manipulations d’urnes, des coups fourrés, des histoires de cabinets d’expertise. S’en dégage une pénible impression : les activistes de son calibre emmerdent la hiérarchie syndicale, qui se fait un honneur de les plomber. À la suite d’une énième manip’, Nicolas avait été destitué de tous ses mandats, désigné par la fédé comme l’homme à abattre. Il avait passé l’éponge.
« Au fait, tu sais que Thierry Lepaon est allé soutenir Faba et ses potes au tribunal ? »
La grève de Metz s’était terminée par le licenciement brutal de Faba et dix autres syndiqués, l’affaire était aux prud’hommes.
« Ah ouais ? Ben c’est une bonne nouvelle, ça, ils se bougent, pour une fois !
- Ouais, enfin, tu sais, la copine de Faba est à la confédération... »
Voilà comment on obtenait un soutien de Montreuil...

Quatre mois plus tard, le délibéré des prud’hommes est tombé : MPI a été condamnée à réintégrer Obadele, Faba et les autres. Ils sont retournés au boulot le lendemain.

Nicolas, lui, est devenu vigile dans une grande banque. Il emmerde plus la CGT, mais vire une clocharde qui fait les poubelles, interdit à de jeunes militants de tracter devant l’entrée, signale aux flics des jeunes qui fument du shit sur le parking.
« Mais t’es complètement con, et t’en es fier ?, je m’inquiète.
- L’ordre, monsieur ! Il faut de l’ordre ! C’est pas vous qui nettoyez mes parterres de fleurs, ça se voit ! », il se bidonne, surjouant le réac pour s’en sortir par le haut, par l’ironie appuyée de son boulot de maton.
« Faut se mettre bien avec eux. Mais le jour où faut y aller...
- Ben quoi ?
- Tu verras les pneus ! Ils pourront plus sortir de leur agence à la con ! »

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Messages

  • Je suis syndicaliste et je partage le sentiment de ces gars. Grâce à l’action syndicale sur mon lieu de travail, ma compagne syndiquée et moi même avons fait changer de camp la peur. Nos chefs nous craignent et putain que c’est bon. On se rend vite compte que la résistance est payante. On en tire des satisfactions énormes. C’est le pied.
    Merci pour votre article, le témoignage de ces travailleurs est admirable. Il part direct comme affiche dans le local syndical du boulot.

  • Allo allo, ici Quentin d’Ozanam, je reconnais bien ton style rien que dans le titre "Les couilles de Lénine", bonne continuation mec !