Le nouveau « laisser faire »

par François Ruffin 19/11/2010 paru dans le Fakir n°(47 ) septembre - novembre 2010

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Grâce à la loi de l’offre et de la demande et aux luttes des travailleurs dans les pays à bas coût, le monde parviendra à son équilibre. Voilà le nouveau visage du libéralisme : Marx se réconcilie avec Ricardo. Voilà qui signe, toujours, la démission du politique devant la mondialisation.

« la commission des salaires a calculé le nombre de calories journalières dont a besoin un ouvrier pour survivre »

« Bonne nouvelle : les ouvriers d’Asie se révoltent ! »
C’est l’édito en une du Monde, paru le 10 août 2010.
Ça renvoie à un reportage, publié plus loin, dans les pages International.
Au Bangladesh, « une commission composée de représentants du gouvernement, des ouvriers et du patronat a décidé d’augmenter le salaire minimum de 80 % à 3 000 takas (32,6 euros), contre 19 euros auparavant. »
Ce progrès social, immense, a fait l’objet d’une évaluation scientifique : « la commission des salaires a calculé le nombre de calories journalières dont a besoin un ouvrier pour survivre. ‘3 200 calories par jour, soit environ 27 euros par mois’, explique froidement le juge Ikteder Ahmed, président du comité. Voilà comment, au Bangladesh, un ouvrier qui doit subvenir aux besoins d’un autre que lui, comme c’est souvent le cas, tombe au-dessous du seuil de pauvreté en travaillant jusqu’à 10 heures par jour, 6 jours sur 7. »

Malgré cette conquête, les petites mains du textile n’ont pas applaudi :
« Dans les jours qui ont suivi l’annonce du nouveau salaire minimum, cinquante usines ont été saccagées, et près d’une centaine de manifestants ont été blessés dans des affrontements avec la police. » A vrai dire, je ne croyais même plus que c’était possible, 32,6 € (ne pas oublier le virgule 6 : il doit avoir son importance pour les hommes condamnés à vivre avec ces rogatons). J’imaginais que chez tous les sous-traitants des multinationales (ici H&M, Zara, etc.), on atteignait la barre des 100 $.

Bien sûr, règne ici « l’interdiction des syndicats » – et ce sont « les acheteurs internationaux [qui] qui jouent le rôle des syndicats » ! Les salariés doivent être défendus becs et ongles… « Avec sa soeur et ses parents, Arjun vit dans une petite pièce à peine plus grande que le lit, sur lequel tous dorment entassés. La cuisine, un point d’eau partagé avec les autres habitants du bidonville, se trouve à l’extérieur… Ici, les réprimandes sont sévères. Un contremaître hurle, la main levée, sur une ouvrière, tandis qu’à ses côtés, d’autres cousent à un rythme effréné des tee-shirts dans une chaleur étouffante. Tous sont payés à la quantité produite… ‘Mais nous ne pouvons pas augmenter les salaires. Sinon des usines vont fermer’, prévient Munsur Khaled [du MEDEF local]. »

Pangloss de l’économie

A la Une, donc, l’éditorialiste en tire une belle leçon, bien optimiste :
« Bonne nouvelle : les ouvriers d’Asie se révoltent ! »
« Ces conflits sociaux et les fortes augmentations des rémunérations qui en résultent en Asie sont une excellente nouvelle. Pas seulement d’un point de vue moral, avec la possibilité de sortir de l’extrême pauvreté et de la misère, ce qui a été le cas de plusieurs centaines de millions de Chinois depuis vingt ans. La mondialisation ne peut être durable que si elle est équitable, c’est-à-dire si elle favorise la convergence des niveaux de vie entre les différentes régions de la planète. » 32,6 € par mois d’un côté, le coût d’une heure dans l’industrie chez nous (avec les cotisations), voilà donc, pour notre penseur, la « convergence des niveaux de vie » en marche…
Et bientôt s’étendra l’harmonie universelle : « De façon beaucoup plus égoïste, la hausse des salaires en Asie est une aubaine pour les économies occidentales. Certes, les consommateurs devront payer un peu plus cher leurs vêtements. Mais les délocalisations dans les pays asiatiques vont devenir de moins en moins attractives au fur et à mesure que le coût du travail y progressera. En outre, tous ces salariés mieux payés constitueront peu à peu de nouveaux clients à qui vendre des sacs à main et des automobiles, ou de nouveaux touristes à accueillir. En se battant pour leurs salaires, les ouvriers chinois ou bangladais défendent aussi nos emplois. »
Notre plume anonyme a juste oublié de conclure : « Tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. »
Tant on croirait que le philosophe Pangloss a suivi une formation accélérée en économie…
prédiction

Marx et Ricardo

Ce raisonnement étalé ici, plein d’insouciance, presque guilleret, les journalistes du quotidien n’en détiennent malheureusement pas le monopole. Il s’étale partout. Il a conquis les esprits. A la sortie d’une « Teuf à Babeuf », à Amiens, après un débat sur le protectionnisme, une élue communiste interpelait Emmanuel Todd : « Mais vous ne croyez pas que les Roumains vont se révolter ? Et les Indiens aussi ? Et qu’à la fin, leurs salaires seront proches des nôtres, et que donc le patronat ne pourra plus délocaliser ? » L’auteur de l’Illusion économique grimaçait, dubitatif, entamant sa réponse par un « Non, il me… » aussitôt coupée par son interlocutrice :
« Eh bien moi, je crois que si. » Cette ouvrière chez un sous-traitant automobile, déléguée CGT, n’aurait pas asséné cela, il y a vingt ans. Elle l’assène désormais, sincèrement convaincue : le travail idéologique a porté ses fruits…
Car c’est le nouveau visage du « laisser faire ».
Le « laisser faire la lutte des classes ».
Qu’énonçaient, auparavant, les libéraux ? Que grâce à la loi de l’offre et de la demande (avec les « avantages comparatifs », la « spécialisation des zones », etc.), le monde parviendrait à un équilibre, et qu’il suffisait donc de patienter. Cette apaisante doctrine a pris du plomb dans son catéchisme. On lui ajoute donc un élément, pour la rendre plus présentable, plus conforme à l’air du temps : grâce à la loi de l’offre et de la demande et aux batailles des travailleurs dans les pays à bas coût, le monde parviendra à son équilibre.
Marx est réconcilié avec Ricardo. Tacitement, ce nouveau credo a emporté une adhésion quasi-générale. Mais le postulat central demeure : il suffit, encore et toujours, de laisser faire, de patienter – avec un fatalisme optimiste. En Occident, les salariés n’ont qu’à jouer les spectateurs, passifs. Au fond, et c’est l’essentiel, perdure une démission de la politique : nulle décision à prendre, ni contre le libre échange, ni contre les Zara, H&M, etc. Aucune urgence à imposer, dès maintenant, des entraves à la démesure du Capital.

Demeure une question.

Quand viendra cet « équilibre » promis ? D’ici combien de siècles, les firmes auront-elles exploité tous les réservoirs de « main d’œuvre docile », comme il écrit, le rédacteur du Monde ? Et après quels cataclysmes, écologiques, sociaux ?
Tiens, je vais lui envoyer ma question à ce diseur de bonne aventure.

(article publié dans Fakir N°47, septembre 2010)

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