La croissance d’abord ? Ce qu’en disent les syndicats (3)

par Antoine Dumini, François Ruffin 11/04/2014 paru dans le Fakir n°(56) juillet-septembre 2012

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Josette Lefèvre est chercheuse au CNRS. Depuis trente ans, cette socio-linguiste retranscrit toutes les résolutions de tous les congrès de tous les syndicats. Alors, comment ont-ils évolué sur la croissance ? Réponse ici-dessous pour la CFDT et la CGT.

La CFDT : de la contestation à la reddition

[*1970-1979. Contestation*]
C’est un discours digne des décroissants que tiennent, dans les années 70, les cédétistes – alors les militants les plus « gauchistes » : contre la « croissance productiviste privilégiant la consommation individuelle, inégalitaire, au prix de la dégradation des conditions de vie et de travail », il y a « la nécessité de promouvoir une autre croissance et une autre manière de vivre... » Avec cette analyse : « La société industrielle néo-capitaliste tente de cacher ses tares originelles par une croissance toujours plus rapide des biens de consommation individuelle... La lutte doit être conduite en vue de la démystification du taux de croissance pour montrer qu’il valorise les effets de l’expansion industrielle et cache la dégradation des conditions de vie de la quasi-totalité de la population... » Et l’arrivée de « la crise » n’entame pas cette volonté : il faut « changer le type de croissance productiviste en un type de développement répondant aux besoins [des peuples] et à leurs aspirations profondes... Toute réponse à la crise doit, selon la CFDT, s’inscrire dans cette démarche » (1979).

[*1982-1985. Transition*]
Mais en 1982, soudain, silence : pour la première fois lors d’un congrès, le mot croissance n’est pas prononcé.« C’est le signe d’un malaise », d’après Josette Lefèvre. Les copains socialistes sont au pouvoir. Cette gauche-là, avec la CFDT en son cœur, avec Libération, avec la Fondation Saint-Simon, est en train de faire sa mue, vers l’accompagnement du libéralisme. « Comme on ne peut plus dénoncer la croissance capitaliste, poursuit la chercheuse, comme on ne peut pas encore la révérer, on ne dit rien. On se tait. »
Le congrès suivant, en 1985, marque une autre étape vers l’acceptation. Les motions réclament « la recherche d’un nouveau type de développement, c’est-à-dire d’une nouvelle croissance », « l’amorce d’une nouvelle forme de croissance qui repose sur une relance sélective de l’investissement et la prise en compte de la demande sociale non satisfaite ». Les militants en appellent désormais à la croissance, à la maigre condition qu’elle soit « nouvelle » – mais sans en préciser la nature. Et surtout, de façon peu combative : sans critiquer clairement la croissance en cours.

[*1988-2002. Reddition*]
Dès lors, la CFDT ne critique plus l’idéologie dominante, du patronat, des médias, mais la rejoint, la soutient. Il s’agit d’« impulser une stratégie concertée de croissance mondiale », de « promouvoir une croissance pour l’emploi », « une stratégie européenne concertée de croissance et d’emploi », de « retrouver un rythme de croissance nationale et européenne plus soutenu et développer l’emploi », « un développement plus significatif de la croissance ». « La croissance » est acceptée telle quelle – avec l’article défini « la ». Sans réclamer « un autre type de croissance ». Sans la qualifier, comme hier, par des adjectifs : « capitaliste », « productiviste » Sans mettre en évidence ses méfaits – exploitation, inégalités, environnement. Et en l’associant, comme un réflexe, à l’« emploi ». Jusqu’à applaudir l’ordre global : « La mondialisation est une opportunité de croissance supplémentaire et de création d’emplois. » La voie du bonheur...

[*2006-2010. Hésitations*]
Lors des derniers congrès, l’écologie aidant, la critique signe un timide retour : « Le développement durable [...] oblige à repenser nos modes de production, de croissance économique et de consommation. Les coûts [écologiques], aujourd’hui externalisés, devront être intégrés en repensant les questions de mesure du contenu de la croissance. On ne peut se contenter de mesurer la seule croissance du PIB. » Et la centrale syndicale de réécrire sa propre histoire, en se donnant le beau rôle : « La CFDT critique depuis longtemps les dysfonctionnements majeurs de notre modèle de croissance économique. » Disons, plutôt, que ces « dysfonctionnements », la CFDT les critiquait « il y a longtemps ». Puis a baissé pavillon. Mais tant mieux si la centrale renoue avec ses premières amours. Pourvu qu’elle y mette la même vigueur critique, et ne se contente pas d’un gloubi-boulga consensuel : « L’État doit aussi favoriser une croissance, s’inscrivant dans la nécessité du développement durable. »

CGT : contre la croissance capitaliste

[*C’est une absence, d’abord.*]
Durant les années 1970, le mot n’est quasiment pas prononcé dans les congrès de la CGT. On conteste certes « le taux de croissance mensongèrement affiché » (1975), on évoque bien « un nouveau type de développement et de croissance fondé sur les besoins » qui « éliminer[ait] les gaspillages, les injustices, les incohérences du système capitaliste » (1978), mais rien de marquant. C’est la crise qui, à l’inverse de la CFDT, va faire exploser l’usage du mot « croissance » – et qui va aiguiser l’esprit critique des militants...

[*1982. Une croissance « démocratique »*]
En 1982, la CGT pond un énorme rapport, livrant un gros boulot d’analyse – avec, en son cœur, le couple crise-croissance : « La crise, c’est la faillite d’une manière de produire, de travailler, de vivre. C’est la faillite d’un type de croissance fondé sur le profit capitaliste et sur un type de productivité qui mutile et broie l’homme... » Si la CGT dénonce « la croissance capitaliste », ce n’est pas – on s’en doute – pour prôner la décroissance. Mais pour vanter une autre croissance :
« Une croissance nouvelle pour un grand progrès social, économique et démocratique. Cette croissance a pour objectif et pour moyen la satisfaction des besoins des travailleurs... La croissance de type nouveau constitue la réponse concrète que les travailleurs et leur organisation syndicale de classe peuvent donner, par leur action, à la crise. Cela suppose de partir des besoins
de la satisfaction des travailleurs et en premier lieu des plus exploités. »

Cette « nouvelle croissance » passe, en vérité, par un changement de société – auquel la CGT veut encore croire, après un an de pouvoir socialiste, avec des ministres communistes au gouvernement :
« Le développement de la nouvelle croissance doit être démocratique, faisant appel aux travailleurs, dans les entreprises et dans l’ensemble du pays... La sphère agroalimentaire doit être libérée du poids de la domination des grandes sociétés capitalistes multinationales qui la régentent... Une nouvelle croissance économique assurée par une rentabilité sociale, prenant le pas sur la rentabilité strictement financière et productiviste du capitalisme », etc. Ainsi obtiendra-t-on « la modification profonde du contenu de la croissance », du « contenu du travail », avec « une croissance pour l’homme ». Tout ça, carrément, « vers un socialisme autogestionnaire » ! Cette transformation radicale, bien sûr, ne se fera pas toute seule : « Cette croissance nouvelle est avant tout l’enjeu d’une bataille quotidienne, pied à pied, et sur tous les terrains, entre les forces qui veulent que ça change vraiment et celles qui luttent pour maintenir l’ordre ancien. »
Avec des aléas, un espoir qui va s’essoufflant, des illusions qui s’évaporent, une analyse critique qui s’épuise, mais cette ligne, au fond, « contre la croissance capitaliste, pour une nouvelle croissance », la CGT ne l’abandonnera jamais franchement. Ou très lentement.

[*1989-1995. La « mauvaise croissance »*]
« Parler de croissance, c’est s’interroger : quelle croissance ? pour quoi faire ? Certes, elle est nécessaire. Mais à qui doit-elle profiter ? À l’accumulation financière ou à un investissement en faveur des hommes et des femmes ? La croissance ne peut être basée sur la suppression et la précarisation des emplois. Il ne peut y avoir de croissance durable en dehors de la réponse aux besoins des populations. » En 1992, le mot ne va toujours pas de soi.
Et la CGT prenait ses distances avec ce vocable, par des guillemets : « La sanction de cette “croissance” est sans appel : le chômage s’est accru et la précarité se généralise. »

Médias, patronat, ministres usent, en abondance, de ce terme consensuel. Aussi la CGT pointe-t-elle son effet lénifiant : « “Mais, diront certains [dirigeants], cela n’a-t-il pas permis la relance de la croissance ?” D’une croissance, sans doute, mais quelle croissance ? [...] Une croissance de crise basée sur les suppressions et la précarisation des emplois et les inégalités sociales. Une croissance pourtant est certaine, la croissance financière. Celle des profits qui a détruit les grands équilibres du pays. » Et de s’attaquer, encore, à l’idéologie dominante : « “La conjoncture est mauvaise mais ça ne va pas durer”, prétendent-ils, “il faut garder le cap et nous pourrons profiter de la reprise américaine et de la locomotive allemande”... Qui ne connaît ce discours, quel que soit son habillage, dans l’entreprise, au plan régional, ou national ? La croissance est en recul ? Il faut en reconstruire les conditions ! Elle avance ? Il faut en garantir les progrès ! Et dans tous les cas, il faut mettre le pied sur le frein pour les revendications. La mystification est totale » (1995).

Contre cette farce, les militants opèrent un distinguo. Comme pour le cholestérol, il y a la mauvaise croissance, la « croissance capitaliste » : « les marchés financiers connaissent une croissance sans précédent, une énorme croissance financière et spéculative », et il convient de combattre « la croissance dans la crise de ces activités parasitaires, spéculatives ou se nourrissant du déclin de l’industrie et de l’emploi. Il en est ainsi, par exemple, des agences d’intérim, de l’orientation négative de certaines activités financières ou des activités d’importation ». Et face à cela, la bonne croissance, celle espérée, souhaitée : « une croissance pour les travailleurs
et pour le pays »
, « une croissance économique nouvelle toute concentrée sur l’épanouissement des personnes », « une croissance saine, pour un vrai développement de la société d’aujourd’hui ».

[*1999-2009. Le flou*]
Depuis une dizaine d’années, sur cette question (et sans doute sur bien d’autres : lutte des classes, protectionnisme...), la CGT est dépourvue d’une colonne vertébrale. Sans se rallier à l’idéologie dominante, la pensée n’est plus guère structurée.

« La croissance », d’abord, est acceptée comme telle, rarement suivie comme hier par des adjectifs (« capitaliste », « productiviste », etc.). Au congrès de 2003 – et c’est la seule occurrence cette année-là – « la croissance » est ainsi rangée parmi les « fondamentaux » du syndicalisme : « Le plein emploi, la croissance, la coopération pour un développement durable, l’éducation et l’appropriation des nouvelles technologies, la culture et l’émancipation des femmes, la santé, le statut du salariat : ces fondamentaux peuvent être à la base d’une convergence syndicale au niveau international ». De moyen, contestable et contestée, la croissance est élevée au rang de finalité, de valeur morale, à l’égal de la « santé » ou de « l’émancipation  ». On trouve des bonnes intentions, qui ne heurtent personne : « Pour que le progrès social et le plein emploi soient un moteur essentiel de la croissance économique... » Voire un condensé de bien-pensance : « Une nouvelle croissance dans le cadre d’un développement durable, conciliant progrès social, respect de l’environnement et efficacité économique. » La Commission européenne, la Banque mondiale, ou Jean-Louis Borloo, pourraient signer... Ensuite, et ce dès 1995, le consumérisme survient : « Reconstruire une logique économique saine passe entre autres par une relance de la croissance par la consommation... Favoriser la croissance et la consommation... » La « nouvelle croissance » ne répond plus aux « besoins des travailleurs », aux « besoins des exploités », des « besoins » – côté santé, éducation, logement, etc. – définis collectivement via une « démocratie économique ». Il s’agit, désormais, comme chez Michel-Édouard Leclerc, de relever le pouvoir d’achat, et que les salariés consomment individuellement. Quant aux nouvelles questions, elles sont traitées en surface. Ainsi, en 1999, l’écologie fait son apparition : « L’environnement est, à juste titre, une préoccupation majeure. Certains en déduisent que, pour le préserver, il faut limiter la croissance. Certes, les taux de croissance des années d’après-guerre ont été acquis au prix de dégâts écologiques, sanitaires et humains considérables : pollution, dégradation des ressources naturelles, mise en danger de travailleurs et de populations, exploitation des pays du tiers-monde... » Mais cette donnée est intégrée à peu de frais, sans une réflexion approfondie : « Ce constat appelle à miser sur les progrès technologiques et scientifiques pour maîtriser puis supprimer ces conséquences dramatiques. Des moyens supplémentaires vont devoir être mobilisés pour ces objectifs. Des champs d’activités nouveaux, des emplois supplémentaires vont être indispensables. » Et voilà qui créera de la croissance...

Avec la crise en cours, le congrès de 2009 marque à peine un sursaut critique : « Patronat et gouvernement occultent que c’est globalement le mode de croissance financier et libéral, imposé depuis 25 ans, qui est en crise... Pour la CGT, la crise actuelle appelle une nouvelle stratégie de croissance à l’échelle mondiale, fondée sur un projet de développement humain durable. » C’est pauvre. On en reste à la cheville des analyses menées dans les années 1980. Qui seraient à reprendre, prolonger, amplifier, pour les syndicalistes d’aujourd’hui. En y intégrant l’écologie, pour de bon. Pour répondre, à nouveau, à ces questions, toujours posées aux militants : « Quelle croissance ? Pour quoi faire ? À qui doit-elle profiter ? »

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Messages

  • Hello bon Fakir, merci pour ce très bon article publié, mais quel dommage qu’il manque une analyse pertinente sur les bons militants motivés de SUD SOLIDAIRES.......!!!!!!!
    bonne journée. Cloée

  • Nous ne pouvons plus parler de "crise" pour définir cette période. Une crise qui dure plus de 2-3 ans n’en est plus une. Les jeunes n’ont encore jamais connu un monde sans crise et nous savons que ces prochaines années seront pires encore. La Grande Dépression de 1929 a couvert les années 1929 à 1940, soit 11 ans. L’actuelle à vraiment commencé en 2006 (déclaré en 2007), soit 8 ans aujourd’hui. Ou bien nous revivons une grande dépression ou bien nous vivons un bouleversement économique.

    Il semblerait en effet qu’en Europe et aux US de plus en plus de consommateurs se sont tournés vers une économie alternative-une éco. circulaire ou locale, achats groupés, Récup, le crowdfunding pour l’investissement, des médias alternatifs ... une autre économie qui représente plus de 10% de l’éco. actuelle (selon le Ministère de l’ESS) et prend de plus en plus d’ampleur, et selon le Bureau International du Travail, 15% du marché en France est informel (10% aux US), et ces chiffres sont en pleine croissance.

    Ce n’est plus une crise, mais un changement qui s’opère.

  • Toutes ces -bonnes (merci) -citations sur la croissance montre bien la domination de l’économie sur les sociétés et de la "pensée" économique sur nos cerveaux.

    Démocratie...?