Vive la banqueroute

par François Ruffin 06/05/2013

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[(Vive la banqueroute - Comment la France a réglé ses dettes de Phillippe Le Bel au général De Gaulle, de François Ruffin et Thomas Morel, Fakir Éditions, 134 pages, 6 euros (+2€ de frais de port)

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En dix brefs récits, cet ouvrage raconte comment nos grands hommes (Sully, Colbert, Talleyrand, Poincaré, etc.) furent plus radicaux dans leurs actes que ne le sont aujourd’hui ATTAC ou Jean-Luc Mélenchon dans leurs discours.

Suivi de « L’irréalisme, c’est eux ! », entretien avec l’économiste Frédéric Lordon.

[*Extraits :*]

Yves Calvi, animateur de C dans l’air : « Le seul enjeu de 2012 ne doit-il pas être la réduction de la dette française et les moyens proposés pour y arriver ? »
Nicolas Baverez, du Point : « Oui. »
Nicolas Beytout, des Échos  : « Si. »
Jean-Pierre Gaillard, de LCI  : « Bah oui ! »
Philippe Dessertine, professeur de finance et de gestion, qui signe régulièrement dans Libération : « Bien sûr... C’est bien tout le problème. »
Yves Calvi : « Tout le monde est d’accord ? »
Nicolas Baverez : « Il n’y a pas d’alternative au désendettement de l’État. »
(France 5, 14 septembre 2011).

Cette petite musique, nous la connaissons par cœur.
La dette est à payer.
L’austérité, nécessaire.
Les réformes, impératives.
Sur tous ces points « il ne devrait pas y avoir de débat », prévient le Cercle des économistes. Qui ajoute : « la rigueur n’est pas un choix », « la priorité, c’est de réduire la dépense, et ce de manière enfin radicale ». La crise est « l’occasion de renoncer aux illusions sur l’État protecteur et de faire enfin le pari audacieux en faveur du marché ».

Ça n’est pas comme ça

Tout ce fatalisme, là réside leur habileté, se déguise en « leçon de réalisme ». Ainsi pédagogise chaque matin « l’édito-éco » sur ma radio, France Inter : face aux « chiffres durs de la réalité économique », face aux « principes de réalité » qui « s’imposent à tous », aux ministres socialistes, aux ouvriers de Peugeot-Aulnay, aux sidérurgistes de Florange, face à « une réalité économique incontournable », nous devons renoncer. Sans quoi nous voilà rejetés parmi les irréalistes, autant dire les rêveurs, les utopistes, les démagogues.
Même lorsque, à la télévision cette fois, Nicolas Beytout présente une œuvre d’éco-fiction, fantasmant notre pays en 2017, en faillite évidemment, avec un État « encadré dorénavant par le FMI et l’Union européenne », qui « ne pourra plus payer les retraites, les salaires de ses fonctionnaires, les remboursements médicaux », qui « devra aussi vendre des hôpitaux, des universités, des écoles », au nom de quoi nous livre-t-il ses prophéties catastrophistes ? Pour « mieux interpeller sur la réalité économique de la France d’aujourd’hui », bien sûr. Car « la France vit au-dessus de ses moyens », cela va de soi.

« Regardons la réalité en face », répètent-ils.
Tel un miroir, le réel ne renvoie plus qu’au réel.
La pensée en devient interdite, face à cette réalité posée là, comme un gros bloc solide, qu’il serait impossible de modeler, de transformer, de bouger, de contourner, de briser. Ne reste plus qu’à l’accepter et se taire.
Jusqu’au « c’est comme ça » final, suprême tautologie : qu’on le prononce, et ils ont gagné. Que de découragement, que de démission, elle contient, cette expression passe-partout, « c’est comme ça », que de renoncement à la lutte, au changement, au progrès, « c’est comme ça », combien on les devine, les épaules baissées, le dos voûté, la voix désemparée « c’est comme ça », l’espoir évanoui, l’avenir rétréci, les lendemains qui ressemblent au présent, mais en pire.

Eh bien non, ça n’est pas comme ça.
Qu’on regarde la réalité ailleurs, en Équateur, en Islande, en Argentine, et c’est autrement, pas forcément le paradis mais autrement.
Qu’on regarde la réalité au passé, et il en existe « des alternatives au désendettement de l’État ».
Ce qui est n’a pas toujours été.
Et pourrait donc bien, demain, ne plus être.
L’histoire est une arme contre ces perroquets.

Une tradition

« La banqueroute est nécessaire une fois tous les siècles, afin de mettre l’État au pair. » Qui théorise cette saine gestion ? Un fantaisiste ? Un pamphlétaire ? Pas du tout : l’abbé Terray, qui exerçait comme contrôleur général des finances de Louis XV. Qu’on imagine alors ses homologues contemporains, un Pierre Moscovici, un François Baroin, un ministre de l’Économie s’exprimant avec pareille audace !
À relire notre histoire de France sous cette lumière, on éprouve comme une jouissance anachronique à cette habitude qu’avaient prise les monarques de régler leurs comptes, pour de bon, aux créanciers…

_ Philippe le Bel ne chipote pas : il chasse d’abord ses créanciers du royaume avant de saisir, de condamner, de brûler « les banquiers de l’Occident »
Quand le sieur Barbeite, conseiller du roi, recommande qu’on en revienne au « franc fort » et qu’à cause de lui les loyers triplent dans la capitale, on se le représente volontiers sous les traits de Jacques Attali, conseiller spécial de François Mitterrand, persuadant le prince moderne d’accrocher le franc au mark, de ne pas quitter le Système monétaire européen et de désindexer les salaires. Et c’est donc chez Jacques Attali que se déroulerait l’émeute, ouvriers et artisans au rendez-vous, saccageant sa résidence, buvant son vin, cassant ses meubles.

S’avance Henri II, qui emprunte des deniers à s’en faire péter le gosier, qui renverse le « too big to fail » d’aujourd’hui : c’est son royaume de France qui apparaît alors, aux yeux des financiers, « trop gros pour faire faillite », et eux lui prêtent donc par millions, par crainte de tout perdre. Qu’importent, pour ce souverain, les « générations futures » : qu’elles se débrouillent après lui avec l’endettement public. Son fils met en place une loterie : seul un rentier sur trois, tiré au sort, sera dédommagé ! C’est une « alternative », ça, non ? Et si on montait un loto géant, un Euromillions qui permettrait aux Grecs, aux Espagnols aux Portugais, aux Chypriotes, de ne payer leurs créances qu’au hasard ?

Arrive l’honnête Sully : dès son entrée au ministère, lui mène « un audit de la dette » comme en rêvent aujourd’hui Attac ou le CADTM. Et le compagnon d’Henri IV écarte les « dettes illégitimes », opère une banqueroute, rejette les plaintes des prêteurs. La trésorerie est ainsi assainie, et il peut lancer un plan de grands travaux digne du New Deal.

Colbert fait mieux : il dresse le procès des oligarques. Des clans entiers d’affairistes, 494 d’entre eux, sont démantelés, poursuivis, leurs biens adjugés, eux qui vivaient sur l’impôt comme des parasites. Il faut mesurer le choc, à l’époque, la peur qui règne chez les nantis : comme si, en 2013, d’un coup, les gros actionnaires d’EADS, de Veolia, de Dassault, etc., ces sangsues accrochées à la société, étaient emprisonnés, spoliés.

Comment Mirabeau, à l’Assemblée nationale, envisage-t-il de le combler, « ce gouffre effroyable » ? « Eh bien ! Voici la liste des propriétaires français. Choisissez parmi les plus riches ; car ne faut-il pas qu’un petit nombre périsse pour sauver la masse du peuple ? Allons ! Ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficit. Ramenez l’ordre dans les finances, la paix et la prospérité dans le royaume. Frappez, immolez sans pitié ces tristes victimes. » C’est mieux que du Besancenot ! La CGT n’oserait pas signer pareil pamphlet !

L’histoire est insoumise.
C’est elle, par ses convulsions, par ses solutions hardies, qui nous enseigne la dissidence, voire la violence, c’est elle qui se braque contre les aboyeurs de la rigueur, contre les caniches du « il n’y a pas d’alternative », contre ces intellos toutous postés dans les écrans de télé comme les vigiles dans le sas des banques, protecteurs des coffres-forts, préférant ne plus penser.

Car qui les a prises, au fil des siècles, ces mesures brutales ? Pas des extrémistes, non. Et il y a certes de la facétie à les avoir pour héros, ces Sully, ces Colbert, ces Talleyrand, ces Raymond Poincaré même, tous ces personnages ambigus, plutôt conservateurs, qui ont leur place dans les manuels scolaires et leurs statues au carrefour de nos villes.
Et l’on ne se berce pas d’illusions : ces banqueroutes, eux ne les ont pas menées pour le bien du peuple, qu’ils visaient rarement. Au mieux, pour la grandeur du royaume, pour le service de la France. Au pire, pour un mariage royal, pour un palais ruineux, et, le plus souvent pour des guerres incessantes.
Même : dans les faillites qu’ils déclaraient, l’injustice était de mise. Le spéculateur proche du prince, les plus puissants financiers, échappaient bien souvent aux sanctions et rétablissaient vite leurs positions.
Mais ainsi ont-ils construit l’État, ces grands hommes officiels : entre autres, par des banqueroutes régulières. Par la spoliation des rentiers. Par l’annulation calculée des dettes. Voilà une autre « leçon de réalisme » à retenir.

Le vrai terme

« Le vrai terme, c’est pas "banqueroute", m’interpelle un ingénieur lors d’un débat à la gauche du PS. C’est "défaut de paiement souverain", en anglais sovereign payment default, et ça veut dire que, là, contrairement à la banqueroute, l’État contrôle, il décide de payer telle dette et pas telle autre. »
J’ai regardé dans Le Petit Robert, tout bêtement.
À « défaut », j’ai trouvé des définitions sur le « manque », l’ « insuffisance », l’ « imperfection physique, morale », etc., mais rien qui concernait les dettes.
À « banqueroute », en revanche, c’était plus clair : « Défaillance d’un État qui n’exécute pas les contrats d’emprunts qu’il a conclus, viole ses engagements à l’égard des créanciers de la dette publique. »

Pourquoi, alors, chez ce militant – et plus généralement dans les milieux militants – remplacer un mot connu, installé dans les dictionnaires, par une expression nouvelle, complexe, imbitable, comme si la situation l’était, nouvelle ?

C’est qu’on singe l’adversaire, d’abord. À l’expertise répond la contre-expertise sur le même terrain, avec le même langage bourré d’anglicismes, empli de chiffres, avec les mêmes armes « technicistes ».
Alors que le choix est d’évidence politique : doit-on respecter nos « engagements à l’égard des créanciers » ? Ou avons-nous des engagements plus sacrés, à l’égard des trois millions de chômeurs, par exemple, avec le « droit d’obtenir un emploi » inscrit dans le préambule de notre Constitution ? Des engagements à l’égard des malades, avec le droit à « la santé, au bien-être, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires », comme le mentionne la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen ? Des engagements à l’égard des enfants, avec le droit à « une éducation qui contribue à sa culture générale et lui permette, dans des conditions d’égalité de chances, de développer ses facultés, son jugement personnel et son sens des responsabilités morales et sociales », tels qu’établis dans la Déclaration des droits de l’enfant ? Et si le service de la dette obère trop le budget de la nation, si c’est toute une population qui en souffre, dans ses entreprises, ses hôpitaux, ses écoles, la priorité est-elle encore d’« exécuter les contrats d’emprunts que l’État a conclus » ? Place-t-on notre sens de la morale, de l’honneur, dans cette déférence envers les créanciers ?
La question se pose en ces termes simples, que les « défauts de paiement souverain » embrouillent.

Ces « sovereign payment default », et autres jargons de la City, occultent également une longue tradition française : la « banqueroute ».
« Entre 1500 et 1800, la France a répudié ses dettes en huit occasions, notent Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff. Comme les rois de France avaient pris l’habitude de mettre à mort les grands créanciers nationaux (une forme ancienne et radicale de restructuration de la dette), le peuple avait fini par appeler ces épisodes des "saignées". » Et le pays est toujours debout !
Ces deux économistes, dont un ancien chief economist du FMI, dédramatisent d’ailleurs : « Une faillite d’État est finalement assez banale et l’on sait comment gérer le problème d’une restructuration. » Eux en dénombrent « au moins 250 entre 1800 et 2009 ». Et surtout, d’après leurs statistiques, les économies se relèvent assez vite d’une cessation de paiement « sur la dette extérieure » : trois ans après la crise, il n’y paraît plus. Le recul du PIB est effacé. Mais pas le recul dans la fortune des créanciers…

« Un Rentier est non seulement inutile à la République, mais il lui est à charge, parce que sa subsistance est prise sur l’industrie des autres sujets, proclamait Ange Goudar, littérateur et aventurier, en 1756, dans Les intérêts de la France mal-entendus. Le remède unique est d’abolir ces rentes, dont l’effet tend à augmenter le nombre de gens oisifs, et à diminuer considérablement la culture des terres. Ce n’est point à nous à en indiquer les moyens ; ils doivent naître de la nécessité politique de l’abolition. Sans doute qu’on les trouvera impraticables si on n’envisage que les intérêts des particuliers ; mais la difficulté disparaîtra à mesure que l’on envisagera la mesure du côté du bien général. » Voilà qui résonnait comme un écho à Colbert, déclarant qu’ « il n’y a pas de bien plus inutile à un État, ni qui lui soit plus à charge que les rentes ».

Cette tradition politique, et intellectuelle presque, cet irrespect à l’endroit de l’argent et de ses possédants, les contestataires pourraient s’en saisir, s’ils ne l’ignoraient pas.
[…]

[(

L’histoire du projet

En mai 2012, la rédaction de Fakir a reçu un courriel de Thomas Morel, doctorant en histoire des sciences, qui avait « creusé en détail un épisode particulier : l’emprunt du Grand Parti de Lyon, en 1555 où la France emprunte alors des sommes monstrueuses, qu’elle ne remboursera bien sûr jamais, et du coup comment l’Etat gère la banqueroute de 1557 (banqueroute européenne provoquée par... l’Espagne évidemment). »
L’article était intéressant mais manquait de chair, rédigé façon disserte. Et ça aurait fait bizarre que, d’un coup, comme ça, notre journal s’intéresse à cette seule crise, isolée, au milieu du XVIe siècle. Pourquoi celle-là et pas une autre ?
On a adressé ces deux réserves à Thomas. Qui, en retour, nous a livré l’inventaire des banqueroutes qu’il avait repérées dans l’histoire de France.
Ça mettait en appétit.
Notre petite équipe s’est donc répartie les périodes. À Florent Martel, dit Ptitatou (en master de science politique, devenu apprenti menuisier), Sully. À Arnaud Théry (Monsieur Vidéo de Fakir), Colbert. À Catherine Mounié (enseignante en histoire, croisée à la Fête de l’Huma), Law. À Thomas Dupeux (infirmier au chômage), Raymond Poincaré. À Yannick Martel (en master de socio), 1848. À Antoine Dumini (qui passe le Capes d’éco), l’épisode Law et l’après-guerre. À Thomas Morel, Henri II, Louis XV, la Révolution. À François Ruffin (reporter), Philippe le Bel et la Fronde – ainsi que la coordination et la réécriture de l’ensemble.
)]

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