"L’Europe est une machine à inaction." - Entretien avec Emmanuel Todd (2)

par François Ruffin 20/05/2014 paru dans le Fakir n°(61) juillet - août 2013

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Dans son n°61, Fakir publiait "Ce qui mine, c’est le sentiment d’impuissance", une longue interviou d’Emmanuell Todd, sur son désenchantement du "hollandisme révolutionnaire", le libre-échange, la nation, la monnaie unique, le passivisme. Autant de thèmes que le démographe évoquait dans "L’Illusion économique", il y a quinze ans, déjà. Dans la bataille des idées qui est en cours sur l’Europe, l’euro, l’Allemagne, on en a ressorti quelques extraits, bien d’actualité. La vidéo de cet entretien à la fin de l’article.

François Ruffin : Mais est-ce que ces socialistes sont des gens qui pensent ?

Emmanuel Todd : Ah non.

F.R. : Est-ce qu’il y a une pensée au sein du Parti socialiste ?

E.T. : Je n’en ai pas l’impression, ni au sommet, ni dans ses sections. Ceci dit : on peut cibler le PS, parce qu’il est aux affaires, dire « il ne pense pas », mais il faut se demander « pourquoi ? » C’est un phénomène social massif.

F.R. : Vous voulez dire que, au fond, les socialistes sont représentatifs de la pensée zéro, d’un coma intellectuel ?

E.T. : C’est un état psychique et mental de la société française. Vous devez mentionner, également, la timidité de la gauche de la gauche, son incapacité à contester tout ça. Comment demander au Parti socialiste de réclamer le protectionnisme, directement, brutalement, si Attac ne l’ose pas ? Comment demander au PS de sortir de l’euro si le Front de Gauche ne l’ose pas ?

F.R. : Vous avez un mépris pour la gauche de gauche…

E.T. : Ah non, ne me laissez pas le terme mépris. Vous me mettez dans une attitude de bourgeois, qui regarde de haut. C’est de l’exaspération, plutôt. Les mecs que je méprise, ce sont les énarques de l’Inspection des Finances, de la Cour des comptes et du Conseil d’état, qui se croient intelligents, alors que ce sont en général des super-glands intellectuels, des mecs qui ne lisent jamais un livre, ceux-là je les méprise. Que ça soit clair. Mais les militants de la gauche de la gauche, ne mettez pas le mot mépris : ils m’énervent, ça on peut le dire.

F.R. : S’ils vous énervent, c’est meilleur signe, c’est que vous n’en seriez pas si éloigné que ça…

E.T. : Mais c’est une évidence. Mon reproche, c’est qu’ils donnent dans des rêves utopiques, de dépassement du capitalisme, etc. Mais vu l’état du rapport des forces, vu l’état des mentalités, tout débat général, grandiose, sur la Révolution n’a aucun sens. Il faut être capable d’accoucher d’un programme de gouvernement, avec sortie de l’euro et protectionnisme sectoriel. Or, sur ces mesures concrètes, ils sont bien timorés.

F.R. : Votre exaspération, je la comprends. Je me considère comme un compagnon de route de la gauche critique, mais longtemps j’avais honte d’appartenir à ce camp. Sur le plan idéologique, avec l’absence de pensée cohérente sur le libre-échange, une interdiction de penser même. Et quant à la politique proprement dite, les querelles Buffet-Besancenot-Bové pour se partager 10 %, c’était d’une nullité, et les forums altermondialistes à répétition sans proposition nationale me lassaient…

E.T. : C’est vous qui le dites.

F.R. : Je le dis. Mais là, est-ce qu’il n’y a pas une force qui renaît, encore immature, avec des contradictions, mais qui se structure lentement ?

E.T. : Prenez l’euro, c’est le point faible des dominants. Comment faire claquer ce système ? Le foirage de l’euro : il est rare qu’une population entière ait sous les yeux l’incompétence de sa classe dirigeante. Donc, il faut redevenir maître de sa monnaie. Mais au Front de gauche, ça n’est pas clair, c’est alambiqué, ça piétine. Si Mélenchon arrive aux affaires, avec des mesures radicales mais en restant dans l’euro, en quinze secondes il devient François Hollande ! Sur le protectionnisme, ça avance, mais avec quel retard sur les classes populaires qui, elles, ont saisi depuis deux décennies le théorème de Heckscher-Ohlin [en gros : à l’ouverture des échanges répond l’inégalisation interne des économies], ou du moins ses implications !

[([*LA GAUCHE*]
« Les enseignants, qui constituent l’un des cœurs sociologiques de la gauche, sont faiblement menacés par l’évolution économique. N’ayant pas à craindre au jour le jour le licenciement ou une compression de salaire, ils ne se sentent pas menacés d’une destruction économique, sociologique et psychologique. Ils ne sont donc pas mobilisés contre la pensée zéro. (...) Sans être le moins du monde “de droite”, statistiquement, ou favorables au profit des grandes entreprises, ils sont atteints de passivisme et peuvent se permettre de considérer l’Europe monétaire et l’ouverture des échanges internationaux comme des projets idéologiques sympathiques et raisonnables. (...) L’acceptation implicite de la gestion économique par cette catégorie sociale, idéologiquement et statistiquement beaucoup plus importante que les “bourgeois” ou les hauts fonctionnaires, assure la stabilité européiste et libreéchangiste du Parti socialiste, dans ses tréfonds militants et non pas simplement parmi ses dirigeants. On peut ici formuler une prédiction de type conditionnel : si les enseignants viraient sur les questions de la monnaie unique et du libre-échange, la pensée zéro serait, du jour au lendemain, morte, et l’on verrait se volatiliser les prétendues certitudes du Medef et de Bercy.

« L’immobilité idéologique des enseignants les a séparés de cet autre cœur sociologique de la gauche que constituent les ouvriers, qui eux subissent, depuis près de vingt ans, toutes les adaptations, tous les chocs économiques concevables. Les résultats électoraux des années 1988-1995 mettent en évidence cette dissociation, peut-être temporaire, des destins. La stabilité du vote enseignant pour la gauche, aux pires moments de la plongée du Parti socialiste, a contrasté avec la volatilité du vote ouvrier, désintégré, capable de se tourner vers le Front national comme vers l’abstention. »)]

[**« Le stade politique de la crise »*]

F.R. : Et quel retard sur le Front national, aussi, qui est devenu hyper-efficace sur ces questions. Vous voyez le FN comme le parti des dominés, le refuge pour le refus du libre-échange, pour le refus de l’euro…

E.T. : Le parti des dominés, il n’y a qu’à regarder les statistiques, il n’y a qu’à regarder les cartes. Le vote FN se déplace des marges anti-maghrébines, situées à l’est, pour aller se loger dans le vieil espace révolutionnaire égalitaire français. Alors, avec Hervé Le Bras, on aurait pu lui prédire un grand avenir. Mais il y a une contradiction fondamentale, une bizarrerie dans sa construction : c’est un parti foncièrement inégalitaire, avec une élite convaincue de sa supériorité de race et de classe, mais qui s’épanouit désormais dans les vieilles régions révolutionnaires françaises. Donc, notre intuition, c’est plutôt que ses dirigeants n’arriveront pas à profiter de la situation jusqu’au bout, que leur façade se lézardera et qu’ils seront rattrapés par leur fond traditionnel.

F.R. : Donc, vous entrevoyez quel débouché politique à la crise ?

E.T. : On entre maintenant, vous avez raison, dans le stade politique de la crise. Il est clair que la Grèce a perdu son indépendance, que la démocratie grecque est détruite par l’euro. L’Italie, l’Espagne suivent. L’Euro est en train de détruire la démocratie. Et la France prend conscience, à son tour, que ses classes dirigeantes mettent en péril l’indépendance – industrielle, budgétaire – du pays. C’est extrêmement grave : la classe dirigeante est en voie d’être délégitimée. On sent un élément de fébrilité dans le système.

F.R. : Et donc ?

E.T. : Et donc, joker.

F.R. : Pourtant, bien souvent, ça ne vous effraie pas de jouer un peu les Madame Irma…

E.T. : Sauf qu’on est dans une situation vraiment inédite. La zone euro est le trou noir de l’économie mondiale. Mais cette crise intervient dans des circonstances jusqu’alors inconnues : jamais on n’a vu un pareil niveau éducatif. Jamais on n’a vu, non plus, une telle structure d’âge, avec autant de « vieux ». Il est donc difficile de trouver des comparaisons. En France comme ailleurs, l’effondrement de l’idéologie dominante va restructurer l’ensemble du champ politique, sans doute accoucher d’un projet plus collectif, plus interventionniste, plus protectionniste, plus autonome sur le plan monétaire. La droite aussi peut changer. En général, d’ailleurs, les changements de paradigmes économiques et sociaux touchent la gauche et la droite. La révolution néolibérale a touché la gauche et la droite, durant les années 1960 la droite était aussi keynésienne…

[(

[*LE FRONT NATIONAL*]
« La “plongée” d’une proportion importante d’ouvriers ou, plus généralement, de membres des catégories populaires, dans le vote Front national, conduit à une situation sociologique et psychologique originale. Le pauvre, dans le regard du riche, commence d’être défini par son naufrage moral autant que par ses difficultés économiques. C’est ainsi que naît le climat très particulier des années 1990, durant lesquelles les milieux populaires sont systématiquement dénoncés. C’est sans doute un moment de bonheur intense pour les catégories supérieures de la société, qui peuvent ainsi jouir, simultanément, de leurs privilèges matériels et du sentiment d’être du côté de la justice. Rarement une société aura tant donné à ses élites : la culture, l’argent, et la bonne conscience en prime.

« La société française des années 1988- 1998 combine un discours civilisé, soft, moderne, sur les droits de l’homme, la démocratie et la sexualité, à une gestion féroce, cruelle, indifférente, des rapports économiques et sociaux. Le libre-échange et la politique du franc fort ont imposé à l’économie des adaptations aussi dures qu’inutiles, les élites ont infligé à la société des souffrances inouïes. Le vote Front national ne révèle pas une violence populaire spécifique, il n’est que le reflet, dans les milieux populaires, de la violence de la classe dirigeante. »)]

Retrouvez l’entretien en vidéo :

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[(

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