Faust, ancien chien de garde ?

par François Ruffin 28/11/2012

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C’est le chaînon manquant, d’après Friedrich Engels, entre Spartacus et La Commune : au XVIème siècle, en Allemagne, éclate « la guerre des paysans ».
Au milieu de cette bataille, la Compagnie Jolie Môme a placé son Faust, un intellectuel tourmenté, qui ne sait trop quel camp choisir : celui de son peuple accablé, ou celui des maîtres qui délivrent médailles et honneurs…

« Il faut les pulvériser, les étrangler, les saigner, en secret et en public, dès qu’on le peut, comme on doit le faire avec des chiens fous. » Dans son pamphlet Contre les prophètes célestes, en 1524, le chrétien Martin Luther n’y va pas de main morte : les «  hordes de paysans  » sont à liquider.
C’est pourtant lui, sept années auparavant, dans cette Allemagne encore féodale, qui avait ouvert la boîte de la révolte : « La foudre que Luther avait lancée porta, écrit Friedrich Engels. Le peuple allemand tout entier se mit en mouvement. D’une part, les paysans et les plébéiens virent dans ses appels à la lutte contre les prêtres, dans ses prédications sur la liberté chrétienne le signal de l’insurrection ; de l’autre, les bourgeois modérés et une grande partie de la petite noblesse se rallièrent à lui, entraînant même avec eux un certain nombre de princes. »

[*La Caroline*]


Tous se liguent derrière Luther, mais pour des motifs différents. Pour les nobles et les bourgeois, c’est l’opportunité de redistribuer pouvoirs et richesses, pour cesser d’exporter des fortunes à Rome, pour confisquer des terres gigantesques à la papauté. Mais pour la plèbe, l’ambition est encore plus vaste, c’est l’occasion de renverser l’ordre social : « Le paysans ne pouvait ni se marier, ni même mourir sans payer un droit à son maître. Et de même qu’il disposait de la propriété, le seigneur disposait à son gré de la personne du paysan, de celle de sa femme et de ses filles. Il avait le droit de cuissage. Il pouvait, quand il voulait, faire jeter le paysan en prison, où la torture l’attendait aussi sûrement qu’aujourd’hui le juge d’instruction. Il le faisait assommer ou décapiter, selon son bon plaisir.  » Et les pires supplices sont inscrits dans le Code pénal en vigueur : « De ces édifiants chapitres de la Caroline, qui traitaient de la façon de “couper les oreilles”, de “couper le nez”, “crever les yeux”, “de trancher les doigts et les mains”, de “décapiter”, de “rouer”, de “brûler”, de “pincer avec des tenailles brûlantes”, d’ “écarteler”, etc., il n’en est pas un seul que les nobles seigneurs et protecteurs n’aient employé à leur gré contre les paysans. Qui les aurait défendus ? Dans les tribunaux siégeaient des barons, des prêtres, des patriciens ou des juristes, qui savaient parfaitement pour quel travail ils étaient payés. Car tous les ordres officiels de l’Empire vivaient de l’exploitation des paysans. »
Sous la lutte théologique, dès lors, couve une espérance révolutionnaire.

[*Le Docteur Menteur*]


Un prêtre va prendre la tête de cette rébellion : Thomas Münzer. Evangéliste, mystique, millénariste, il parcourt le pays pour combattre l’Église romaine. Puis ses prêches se font plus politiques : « Pour lui, résume Engels, le royaume de Dieu n’était pas autre chose qu’une société où il n’y aurait plus aucune différence de classes, aucune propriété privée, aucun pouvoir d’État autonome, étranger aux membres de la société. Toutes les autorités existantes, si elles refusaient de se soumettre et d’adhérer à la révolution, devaient être renversées ; tous les travaux et les biens devaient être mis en commun et l’égalité la plus complète régner. »
Entendant ça, les princes le convoquent. Va-t-il courber l’échine ? Nullement. Le voilà qui, dans un sermon enflammé, s’appuie sur le Nouveau Testament pour réclamer qu’on « tue les souverains impies  », s’en prend aux seigneurs qui « font de toutes les créatures vivantes leur propriété : les poissons dans l’eau, les oiseaux dans le ciel, les plantes sur la terre. Et ensuite, ils prêchent aux pauvres le commandement : Tu ne voleras pas ! Mais eux-mêmes s’emparent de tout ce qui tombe entre leurs mains, ils grugent et exploitent le paysan et l’artisan ; cependant dès qu’un pauvre s’en prend à quoi que ce soit, il est pendu » et, à tout cela, Luther, alias le docteur « Menteur », alias « la viande douillette de Wittenberg », à tout cela il dit : Amen ! On imagine la tête du noble auditoire. Mais lui conclut, crânement : « Si vous me dites, à cause de cela, que je suis rebelle, eh bien, soit, je suis un rebelle ! »
Ce n’étaient que des paroles. Voilà qu’on en vient aux armes : au printemps 1525, l’insurrection devient générale. De la Saxe à la Thuringe, de la Franconie à la Suisse, de l’Alsace à Prague, c’est l’ébullition. Une république paysanne est proclamée, un congrès se déroule, des gouverneurs, un vigneron, un tanneur, etc. sont nommés dans chaque province. Avec un programme commun, le Manifeste de l’homme ordinaire, qui tient en douze article : « Abolition du servage… Droit de pêche et de chasse… Impartialité de la justice… Mise en commun des terres n’appartenant à personne…  » Quand la propriété est en danger, on sait taire les vieilles querelles. Face à cette menace sociale, les dominants resserrent les rangs : noblesse et bourgeoisie s’unissent, princes catholiques et protestants, etc. Et Luther, en parfait chien de garde, applaudit la répression.


[*A la soupe ?*]


Voilà pour l’histoire, à peu près.
La fiction version Jolie Môme, maintenant.
En ce printemps 1525, le docteur Faust vit dans la ville de Luther, à Wittenberg. Durant la peste, lui a sauvé de nombreux malades durant la peste, et en est devenu populaire. D’où l’enjeu, pour les deux partis en lutte : que cet intellectuel dans leur camp, et ce sont les citadins qui entreront dans la bataille ou non, qui prêteront main fort aux paysans alentours – ou qui demeureront fidèles à leurs maîtres, au moins par inertie.
Faust est d’abord approché par un émissaire de Müntzer :
Karl : Docteur, quand prendrez-vous parti ?
Faust : Je ne prends pas parti ? Je suis un esprit libre, je ne me suis jamais laissé embrigader.
Karl : L’amour que les petites gens vous portent est sincère. Une déclaration publique de soutien en notre faveur montrerait que nous ne sommes pas les bandits sanguinaires que Luther dénonce.
Faust : Tu es en contact avec Münzer ?
Karl : Une déclaration de votre part épargnerait bien des vies.
Faust : C’est assez brutal comme demande. Laisse-moi du temps. Je dois réfléchir.
Karl : Nous n’en avons pas. Avant la tombée du jour j’ai besoin d’une réponse.
De l’autre côté, la municipalité lui offre une cérémonie, pour le faire Docteur Honoris Causa, avec des officiels, le prince, Luther, etc.
Hanswurst, valet de Faust : Mais si vous faites ça, que vont penser les gens des faubourgs ? Luther est devenu le principal ennemi de Münzer. Quant au prince, n’en parlons pas ! Si vous acceptez, vous décevrez tous ceux qui voient en vous un défenseur des petites gens.
Alors, que va choisir le Docteur Faust ? L’honneur ou les honneurs ?
Chantera-t-on bientôt de lui :
Qui a dit merci
Au prince au bailli ?
Qui a dit merci
Et qui a choisi ?
Qui préfère la compagnie des grands
Au compagnonnage des paysans ?
Qui a bu la coupe ?
Qui a dit merci ?
Qui va à la soupe
Auprès du bailli ?
Qui a le bonnet, celui du savant ?
Qui voit les dorures, aime les puissants ?

Pour en finir avec ce terrible suspense, une seule solution : aller voir le spectacle de nos copains de Jolie Môme.

[(On l’a pas vu…

… et on n’a pas envie de faire semblant. Mais on a lu la pièce, et le thème, Faust en intellectuel tourmenté, au milieu de cet épisode révolutionnaire méconnu, ça nous paraît original.
Jusqu’au 23 décembre.
Théâtre La Belle Etoile, 14 rue Saint-Just, à La Plaine - Saint-Denis.
Jeudis, vendredis et samedis à 20h30. Dimanches à 16h.
Réservations conseillées au 01 49 98 39 20.
Tarif réduit d’office avec un Fakir sous le bras !)]

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