Bienvenue en démocrature

par François Ruffin 10/03/2011 paru dans le Fakir n°(49 ) février - mars 2011

On a besoin de vous

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La solution à la crise économique, écologique ? Une « dictature bienveillante ».
Sans un sursaut, l’oligarchie achèvera son programme.

I wanted to felicit you…
– What ?

On appelle la Commission européenne. à Bruxelles, après le standard, on nous passe la porte-parole de Catherine Ashton, la « ministre des affaires étrangères de l’Union » – qui est francophone :

« Je voulais vous féliciter…
_– Pourquoi ?
– Ben j’ai vu que, en Côte d’Ivoire, vous étiez intervenus pour faire respecter la démocratie. Vous avez gelé les avoirs bancaires de Laurent Gbagbo, vous avez privé de visa, je ne sais plus, une soixantaine de ses proches, et je trouve ça très courageux…
– Merci à vous de dire merci à nous.
– Je vous appelle parce que, sous les yeux, j’ai une liste de personnes qui, eux non plus, n’ont pas respecté le suffrage populaire. Vous avez de quoi noter ? MM. Élie Aboud, Manuel Aeschlimann, Yves Albarello, Alfred Almont, Mme Nicole Ameline…
– Mais qui sont ces personnes ?
– Elles n’ont pas respecté le suffrage populaire. MM. Jean‑Paul Anciaux, Benoist Apparu, Jean Auclair, Mme Martine Aurillac…
– Vous en avez combien ?
– J’en ai repéré 565. Mais y en a ailleurs, je peux les trouver.
– Mais qui sont ces personnes ?
– Euh, des députés, des sénateurs…
– Et ils ont des comptes en Côte d’Ivoire ?
– Non mais je proposerais que l’Union européenne gèle leurs avoirs, les prive de passeport, et éventuellement, si l’Onu pouvait envoyer une force d’interposition à Paris…
– Je ne comprends rien à votre histoire.

Faut vraiment tout leur expliquer.

– Eh bien, en 2005, 55 % des Français ont voté contre le Traité constitutionnel européen. Et pourtant, deux ans plus tard, les parlementaires français ratifiaient le traité de Lisbonne…
– …
– Y a les sénateurs néerlandais, aussi, à ajouter à la liste… la reine de Hollande…
– Mais ça n’a rien à voir !
– Ben pourquoi ? C’est la démocratie qui…
– Mais l’Europe, ça n’est pas l’Afrique ! »

Tous les continents, il est vrai, ne disposent pas de notre savoir-faire. Qu’il convient d’exporter d’Abidjan à Pékin. Ainsi, comme le note le chercheur à Sciences-Po Jean-Louis Rocca, les dirigeants chinois « ne comprennent rien à la technologie du pouvoir démocratique qui permet aux classes dirigeantes de contrôler le peuple au nom de la légitimité populaire » (Le Monde, 27/03/10). Ces niais d’orientaux prennent la démocratie occidentale au sérieux !

Dictature bienveillante

Le peuple, cet enfant fiévreux, a de fréquents accès de « populisme ». Avec lui, la démocratie tourne si vite à la « démagogie ». Heureusement, une élite veille au grain, à notre bonheur malgré nous. Elle a voté « oui » à notre place (pour préserver la paix, la prospérité, le doux commerce). Elle a déjà choisi le « candidat de la raison » pour 2012 – afin que rien ne change. Elle sait que des « réformes sont nécessaires », qu’il faut « adapter le modèle social français » – plutôt que de prôner des solutions « simplistes », « manichéennes », « archaïques ».

Dans son dernier livre, L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie !, le journaliste Hervé Kempf a collecté un paquet de citations, éclairantes, sur cette « démocratie formelle » qui vire à la « dictature informelle » :
Christophe Barbier, rédacteur en chef de L’Express, recommande un nouveau traité européen, mais puisque « les peuples ne valideront jamais un tel traité (…), un putsch légitime est nécessaire »(L’Express, 11/05/10).

James Lovelock, scientifique influent : « Face à la crise écologique, il peut être nécessaire de mettre la démocratie de côté pour un moment » (29/03/10).

Alexandre Adler, éditorialiste sur France Culture : « La Grèce pourrait être forcée, après des émeutes qui se préparent de façon évidente, à créer un gouvernement d’union nationale. On aurait ainsi la dictature, mais une dictature bienfaisante, de 90 % des électeurs grecs contre le peuple grec lui-même. Cette formule pourra choquer, mais en tout cas elle est nécessaire » (12/02/10).

The American Enterprise Institute, lobby libéral : « Le manque de liberté peut être un avantage. Les dictatures ne sont pas gênées par les préférences des électeurs pour, disons, un état social » (The American, mai 2007).

Georges Steiner, essayiste : « Il est concevable que la solution dans les grandes crises économiques soit une solution à la chinoise, technocratique. Que nous évoluions vers un despotisme libéral. Ce n’est pas un oxymore. Il reviendra peut-être à des despotismes technologiques d’affronter les grandes crises qui dépassent les systèmes libéraux traditionnels. »(Témoignage chrétien, 11/03/10).

Le voilà, leur programme. Il faut le lire entre les lignes, encore.
Ils ne l’énoncent qu’à demi-mot. Mais à demi-mot, déjà, c’est qu’ils l’ont à moitié rempli. Comment s’étonner, dès lors, du soutien policier que propose notre ministre des Affaires étrangères à une dictature ? Ou que les journaux de l’oligarchie, Le Monde, Paris-Match, Le Parisien, redoutent une « contagion démocratique » ?

Mon voisin

En 1975, la Commission Trilatérale – qui rassemble les experts officiels, les dirigeants d’entreprise, les ministres en vue du Japon, d’Europe, des États-Unis – publiait un rapport intitulé « Crisis of Democracy », « Crise de la démocratie ». Ou plutôt, « Crise de démocratie ». Parce que le problème, là, d’après ces lumières, c’est qu’on avait trop de démocratie. Il fallait, bon, peut-être pas s’en débarrasser, mais calmer tout ça. Samuel Huntington, l’inventeur du « choc des civilisations », énonçait ainsi : « Ce qui est nécessaire est un degré plus grand de modération dans la démocratie. (…) Le bon fonctionnement d’un système politique démocratique requiert habituellement une certaine mesure d’apathie et de non-engagement d’une partie des individus et des groupes. »

Et ils y sont parvenus, à obtenir toujours plus d’apathie, toujours moins d’engagement. Ils en ont fabriqué, depuis vingt ans, de la résignation. Et à quoi a-t-elle conduit, cette mise en sommeil des esprits ? À nous guider vers davantage de justice sociale ? Vers une moindre exploitation du Sud ? Vers une planète à l’avenir pérenne ? On les a laissés faire et au contraire, les inégalités ont crû comme jamais, et ils ont œuvré de leur mieux pour que la question, cruciale, de l’environnement, ne soit pas posée, ou le plus tard possible, ou qu’elle ne perturbe pas leurs priorités : « bénéfices », « profits », « dividendes » – ces mots sacrés qui, invariablement, guident leurs choix. Et c’est à eux, donc, que nous devrions confier notre destin ? Jamais. Ou plutôt, j’aurais plus confiance dans mon voisin, s’il se sentait habité par la démocratie, si tel un juré d’assise il voyait défiler devant lui les témoins, les chercheurs, les agriculteurs, les industriels, les pêcheurs, les ingénieurs, s’il en débattait librement, longuement, rudement, avec ses concitoyens, si tout était pensé non pour l’abêtir, mais pour nous élever – j’aurais plus confiance dans cette démocratie à bâtir, dans ces hommes ordinaires, que dans une avant-garde éclairée, dans un cercle de la raison, dans une ploutocratie déguisée.

Debout les morts !

Le triomphe de l’oligarchie ne tient qu’à ça : à notre inertie. à ce champ des possibles que nous n’exploitons pas. Voter, évidemment, tous les cinq ans. Manifester, quand l’occasion se présente. Mais au quotidien, s’organiser. Militer, dans des partis, des syndicats, malgré leurs défauts, leurs mesquineries. Tracter dans les boîtes aux lettres de nos proches. Désigner l’adversaire, le démasquer, le nommer. Ranimer les cœurs, réveiller les esprits, préparer les hommes. Nous n’avons pas le choix : sans ce sursaut, ils rempliront leur programme jusqu’au bout. Comme disait l’autre barbu : Lève-toi et marche… et brandis ton poing !

(article publié dans Fakir N°49, février 2011)

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