Au nom de la rose et de ses épines

par François Ruffin 12/12/2012 paru dans le Fakir n°(57 ) septembre - novembre 2012

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C’est pas tous les jours qu’on se bidonne avec les lendemains qui déchantent. Étienne Liebig, lui, dans Je n’ai jamais rencontré Mitterrand, ni sa femme, ni sa fille… écrit le roman marrant d’un espoir fané.

[*L’avantage*], avec Hollande, c’est qu’on ne connaîtra pas les lendemains qui déchantent, faute d’avoir jamais chanté. Sans illusions, pas de désillusions. Tandis qu’au printemps 1981, Étienne, jeune prolo, tantôt ferrailleur, tantôt plombier, tantôt coursier, lui, y croit :
« La société allait se retourner comme un gant : ceux qui en avaient bavé seraient les rois du monde, et inversement. Nous la tenions notre revanche. On allait voir ce qu’on allait voir, les patrons pouvaient trembler et les capitalistes planquer leur pognon en Suisse. Moi, je m’imaginais rentrer à l’Élysée, trinquer avec le président de la République puis traverser Paris sur mon scooter, le poing levé sous les hourras des ouvriers vengés. Bon, rien ne s’est passé comme prévu…  »

[*Dès le début*], dès le « 10 mai », rien ne se passe comme prévu : ce soir-là, Étienne arrive trop tard « en scooter à la Bastille, la fête était finie. Les voitures roulaient à nouveau autour du Génie ». C’est que, ce dimanche, il ne pouvait «  pas laisser filer le petit déménagement en banlieue et les 400 francs à la clé  », et qu’il a bien fallu, ensuite, « ramener la camionnette de Nordine à 2h30 du matin à Aubervilliers ».
« Je suis donc rentré chez moi, déçu. Enfin chez moi, c’est beaucoup dire. Nous vivions à plusieurs dans un pavillon de Villemomble. Il y avait quatre chambres pour quatre couples, mais j’étais seul, Luce ne m’avait jamais suivi. C’est dingue quand même. J’étais parti de chez mes parents pour vivre avec elle, je bossais comme un malade pour elle et elle n’était jamais venue me rejoindre. J’aimais Luce et elle aussi m’aimait, alors ?
Alors, je n’ai jamais compris.
Le 10 mai 1981, le pavillon était calme à 4 heures, j’ai donné à manger au chat, je lui ai dit en le caressant :
“Tout va changer, Bakounine, la gauche est au pouvoir.” Il n’a pas ronronné. »

[*Ainsi s’ouvre*] ce roman d’apprentissage – sentimental, culturel, mais aussi politique. Où, donc, la naïveté s’en va.

Une année durant, lui va poursuivre François Mitterrand, et pour apercevoir son idole va jouer les vigiles à l’aéroport, enfiler une tenue de cosmonaute à Versailles, s’endormir au sous-sol du Congrès de Valence sur un paquet de linge sale :
« Avec Gégé, nous étions arrivés la veille du congrès pour repérer les lieux et aider à préparer l’organisation de la sécurité. Je ne comprenais pas bien pourquoi les socialistes avaient besoin de sécurité. Qui aurait pu en vouloir à ces hommes droits, intègres et courageux qui allaient redonner la dignité aux plus pauvres et aux plus exploités d’entre nous ? J’avais abandonné un peu vite la lecture de Gramsci, mais j’avais retenu un ou deux trucs que je ressortais à loisir devant les copains et qui s’appliquaient bien en la circonstance comme :“ L’humanité ne se propose toujours que des tâches qu’elle peut résoudre” ou : “Le rapport entre les intellectuels et la classe ouvrière n’est pas immédiat, il se fait par le temps et la fréquentation commune des structures du parti”. Il était important à ce titre que les dirigeants socialistes aient un contact avec les travailleurs de base. Je ne me faisais, à ce sujet, aucun souci : Mitterrand, Mauroy et Deferre avaient lu Gramsci. […]
Au congrès de Valence, je pourrais dire : j’y étais. Pas besoin de raconter que j’étais à l’extérieur sous la pluie à surveiller les bagnoles à cocardes tricolores. 
 »
[*Mais ce jour-là*], Mitterrand ne viendra pas. Et Étienne ne croisera, de loin, qu’Alain Savary et Édith Cresson : « Je lui aurais bien dit : “Eh, Édith, c’est pour des mecs comme moi que tu as été élue, pour me sortir de la merde. Regarde le boulot que je suis obligé de faire pour gagner de quoi payer mon loyer.” “Eh Édith, tu as une poitrine de star américaine !” Non, ça, je ne lui aurais pas dit. Mais putain, c’est vrai qu’elle est belle. »

« Tu veux toujours buter tous les patrons ?
- Mauroy va s’en occuper pour moi. Les socialistes ont commencé le boulot. Aujourd’hui, ils ont augmenté les minima sociaux et le taux directeur de la banque de France.
- Et ça fait quoi ?
- Je sais pas. »
Malgré le gouvernement Mauroy, rien ne change. Tandis que le « 29 juin 1982, Nicole Questiaux laisse sa place à Bérégovoy au ministère des Affaires sociales », Étienne évacue une cave envahie par les excréments : « On a tapé comme des fous, de toutes nos forces, de toute notre jeunesse et de toute la hargne d’être obligés de baigner dans la merde pour survivre.  »
À chaque date de l’épopée socialiste répond ainsi une journée ordinaire d’Étienne. Et ce roman pourrait s’intituler « La Gauche vue d’en bas ». Ou encore « Une histoire populaire de 1981 » :
« Moi, je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours voté pour les communistes. Ce n’est pas que j’aie particulièrement bénéficié de leur gestion municipale. Non, plutôt parce que je pense que c’est ce qui emmerde le plus la droite. »
Les espoirs politiques s’effilochent : avec maman, « on n’a parlé de rien, mais surtout de la gauche qui ressemblait tellement à la droite (avec de la barbe) que vu d’Aulnay, on ne voyait plus la différence. J’ai essayé d’avancer quelques arguments, mais ils sont tombés à plat face au plan de restructuration de l’usine de tréfilerie de Poissy où bossait mon père ».

[*Mais ça ne fait*] pas sombrer Étienne dans la dépression.
Lui compense par une heureuse débauche, avec Carina, Marithé, Hélène, Luce, etc. Converti, d’ailleurs, à la « collaboration de classe » bien avant Mitterrand : dès le 26 mai 1981 (jour où « Gaston Deferre, ministre de l’Intérieur, suspend les expulsions d’étrangers en situation illégale »), la bourgeoise Christiane, « charmante épouse du patron de Moribato », lui enseigne l’art du cunni et l’invite à « Saint-Raph’ ». Et ce sont les femmes, encore, qui l’initieront au cinéma, à la littérature, au théâtre, élargiront sa banlieue jusque Avignon. Témoin d’une gauche qui, faute de conquêtes sociales, jouira de la liberté des mœurs et de la culture. Témoin d’autre chose, aussi : qu’à observer l’histoire de haut, on l’écrase. Tandis que la joie survit même dans les heures de reculade sociale.
« J’ai embrassé Carina en l’entraînant vers la maison du président de la République. Il y avait deux flics à l’entrée de la rue de Bièvre, ils nous ont laissé passer sans faire d’histoire. J’ai chuchoté : “Voilà, c’est là qu’il vit, il suffit d’attendre. Il va bien se passer quelque chose.” Nous avons attendu une heure sous le regard de plus en plus méfiant des pandores de faction. Carina a sorti un journal en anglais de son sac, elle a cherché un article précis et l’a lu doucement en traduisant simultanément.
- “Les scientifiques américains pensent que la nouvelle maladie qui frappe la communauté homosexuelle de New York pourrait se transmettre aux hétéros. Il pourrait s’agir d’une épidémie liée aux modes de relations modernes, au multipartenariat et au tourisme sexuel. Plusieurs laboratoires cherchent à isoler le virus.” Alors, Monsieur je-saute-sur-tout-ce-qui-passe, qu’est-ce que tu penses de cela ?
- C’est une invention des curés pour nous empêcher de baiser… Voilà ce que je pense.  »

[/François Ruffin/]

Je n’ai jamais rencontré Mitterrand, ni sa femme, ni sa fille…, Etienne Liebig, éditions La Musardine, 2008, 17 €.

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