Au boulot les jojos

par François Ruffin 27/11/2015

On a besoin de vous

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Lundi commence la Cop21. Mais entre les USA qui réclament un accord sans sanction, et les entreprises qui prônent l’autorégulation, peu de chance que ça change quelque chose. Heureusement, mon fiston mesure l’ampleur de la tâche…

« Je peux enlever mon pull, Papa ? »
Bien que début mars, et en Picardie, et de bon matin, le soleil tape presque comme un midi d’été. Mon fils Jojo caracole vers l’école, tandis que je porte sa sœur sur mes épaules.
« J’aurais dû mettre mes lunettes de soleil !
- Pour faire ta star à la maternelle ?
- Nan mais ça me fait mal aux yeux. »

« Bonjour, Olivier. Dans votre revue de presse, aujourd’hui, vous nous annoncez rien de moins que la fin de notre civilisation…
- Mais oui, détendez-vous, cette fois c’est sûr, désolé, notre civilisation occidentale, industrielle, va disparaître dans les prochaines décennies. Ce constat est établi par des scientifiques de la Nasa qui ont cherché et répertorié avec un nouvel outil mathématique, toutes les raisons qui ont entraîné la chute de grandes civilisations comme celle des Mayas ou l’empire romain. »
C’était sur France Info, cette bonne nouvelle.
Bon, après vérification (une manie à Fakir…), les chercheurs ne sont pas vraiment, voire vraiment pas de la Nasa – juste le « nouvel outil mathématique » qui a été financé, en partie, par l’agence spatiale américaine. Et leur étude, bien qu’en anglais, on l’a lue (une autre manie à Fakir…) et on va pas faire semblant d’avoir pigé grand-chose à leurs

et autres

Le sentiment, c’est qu’ils viennent raconter avec des équations à dix-sept inconnues, des trucs qu’on a pigés depuis longtemps avec "Comment les riches détruisent la planète" du journaliste Hervé Kempf (Seuil, 2007), avec la "Prospérité sans croissance" du professeur de développement durable Tim Jackson (éditions de Boeck, 2010), ou encore l’"Adieu la croissance" de l’économiste Jean Gadrey (2012, éditions Les petits Matins) : nulle croissance infinie dans un monde fini, et ce délire sert une oligarchie. Sauf que, bon, comme les trois scientifiques sont américains, comme c’est bourré de chiffres, comme ça provient très vaguement de la Nasa, ça devient sérieux et les sites et les radios te ressortent ça en boucle.
Reste l’évidence : notre monde court à sa perte. Seule voie de salut : réduire « la croissance », « la consommation des ressources non renouvelables » et « les inégalités économiques. »

J’hésite à l’accabler : Jojo n’a que cinq ans.
« Mais tu sais, je lui dis quand même, qu’il fasse chaud comme ça, c’est pas forcément bien…
- Ah bon, pourquoi ?
- C’est aussi dû à la pollution.
- C’est quoi ?
- Ben tu vois, toutes les voitures, mais aussi les usines… Tu sais ce que c’est, une usine ?
- Oui, c’est là où on fabrique les jouets.
- Voilà. Eh bien, partout, ça rejette des fumées. Et les fumées, elles réchauffent la planète… Tu as vu les ours blancs en photo ?
- Oui.
- Ils sont sur la banquise…
- La glace ?
- Voilà. Eh bien, la glace elle fond à cause de toutes les fumées, et bientôt les ours blancs ne sauront plus où aller, et ça crée de gros problèmes que toi et tes copains vous allez devoir résoudre quand vous serez grands. »
L’horloge de l’église indique 8 h 30. On est retard. On fait le cheval, hue hue, jusqu’aux grilles.

Donc à Paris, ces jours-ci, et à Amiens pareil, dans une trentaine de départements, y a une alerte à cause des particules fines.
Je sais pas trop à quoi elles ressemblent, ces cochonneries de particules, quel mal elles font, quelles en sont les causes, etc., et je vais pas me prestigidater en expert, là, sous vos yeux. J’ai juste vu le ministre de l’Écologie à la télé.
Vous connaissez son nom, au ministre de l’Écologie ?
Non ?
C’est un signe, déjà. Ça devrait être, moi je crois, vu le bazar dans les airs les terres les mers, ça devrait être le numéro 1 du gouvernement, il devrait s’ingérer dans le social, dans l’économie, quasiment diriger Bercy, mais là, il se fait si discret, personne se souvient de lui.
Avant lui, y avait eu Nicole Bricq. Pas une foudre de guerre, mais, pour protéger « la faune marine », elle avait suspendu les permis de forages au large de la Guyane, elle avait dénoncé un code minier « inadapté et obsolète ». Shell, Total et Laurence Parisot avaient réclamé sa tête à l’Élysée, et l’avaient obtenue.
On l’avait remplacée, alors, par Delphine Batho. Mauvaise pioche. Pas une écolo-warrior, mais elle a estimé que, rigueur oblige, on avait trop taillé dans son « mauvais » budget et qu’avec trois radis, deux cacahuètes, elle ne pouvait pas « mener à bien la transition écologique ». Virée, pour n’avoir rien compris : un ministre de l’Écologie, ça sert de pot de fleur ou ça démissionne.
Avec Philippe Martin – c’est le nom du nouveau, essayez de le retenir quand même – ils ont trouvé le bon, cette fois, je crois. Il passait sur France 3, ce midi. Rien qu’à sa moumoute grisâtre, à ses petites lunettes, à son nœud de cravate bien serré, à ses mots qu’il cherche, il transpire ça de partout, l’insignifiance, l’élève discipliné, l’absence intégrale de charisme : il va se tenir bien sage, au dernier rang, pas embêter ses collègues sérieux avec des histoires d’environnement.
Il se dandinait devant les micros de France Info, hésitant : « C’est une décision euh relativement euh lourde que je pense qu’il n’y pas un très bon souvenir euh de la façon dont elle s’était passée en 1997 parce que c’est très compliqué euh à mettre en œuvre et parfois pour les gens c’est euh difficilement compréhensible… »
La circulation alternée, déjà, ça lui paraît « lourd », « compliqué », « difficilement compréhensible », alors vous imaginez, la « transition écologique », comment il va la prendre à bras le corps, la mener d’arrache-pied, contre vents et marées, contre les intérêts industriels et contre Bruxelles.
Dans la bataille pour la planète, on tient notre guerrier.

A la porte de la classe, je coche les cases pour la cantine et le centre.
« A mercredi, mon coco. »
Il me claque un bisou avant de rejoindre sa maîtresse.
« Mais dis Papa…
- Oui ?
- Tout à l’heure, t’as raconté que les fumées elles réchauffent la glace…
- Oui…
- …et que avec mes copains on va devoir résoudre ça…
- Oui…
- Mais comment on va faire ?
- Ben moi je sais pas. Faudra être plus intelligents que nous. »
Je souris. Ça m’amuse que, en silence, dans sa tête, tandis qu’on faisait hue hue, il ait tourné et retourné ce souci dans sa caboche.

On vit l’ère du bricolage. Et vas-y que je te ravaude l’Euro avec une grosse injection de liquidités, et vas-y que je te raccommode l’emploi avec un pacte d’irresponsabilité, et vas-y que je te rafistole l’Europe avec une cure d’austérité. Tout ça semble mort, à bout de souffle, les décideurs eux-mêmes n’y croient plus, rapiéçage d’un monde qui craque, avec ses élites désavouées, isolées, comme le coyote dans les dessins animés de Tex Avery : plus que le vide sous leurs pieds.
Mais c’est sur l’écologie, à mon sens, qu’elles signent leur plus grande faillite, leur incapacité à nous protéger. Que la Terre se réchauffe, et à cause des « activités anthropiques » - autrement dit : de l’homme -, les rapports du GIEC (le Groupe d’experts sur l’évolution du climat) le démontrent année après année. Et face à cette menace, majeure, que font nos dirigeants ?
Rien.
Si : finalement, à Paris, deux jours de circulation alternée et des transports en commun gratuits. Voilà de l’ambition contre l’effondrement d’une civilisation !

Le mercredi midi, je récupère mes enfants.
Tandis que je change sa petite sœur dans la salle de bain, Jojo m’interpelle :
« Dis Papa, quand on fabrique des poupées, ça fait des fumées ?
- Bien sûr.
- Et quand on fabrique des ballons ?
- Aussi.
- Et quand on fabrique du fer ?
- Pareil.
- Ah... »
Sa cape de Zorro sur le dos, il retourne méditer dans sa chambre.
Enfin un qui mesure l’ampleur de la tâche…

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