Abbeville : l’eauccasion manquée

par L’équipe de Fakir 01/03/2007 paru dans le Fakir n°(31) Décembre - Janvier 2007

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Grâce à Veolia, les Abbevillois paient leur eau 47 % plus cher que les Amiénois - en régie publique, eux. Voilà qui satisfait pleinement la municipalité, il faut croire : Joël Hart vient de renouveler sa confiance dans le privé...

Il faut continuer « avec la Générale des Eaux » : c’est un rapport à sens unique qu’a rendu Monique Boulart, élue abbevilloise (UMP), à son conseil municipal. « Les frais de personnel », « l’absentéisme dans la fonction publique », « les besoins en compétence », « les risques et la responsabilité », « les critères financiers et relatifs à la qualité », rien, absolument rien, ne militait « pour un retour en régie publique ». Pas même le fait que les Abbevillois ont, objectivement, par leurs factures, financé l’appartement de Messier à New York, ses provisions de stock-options, les milliards du crash de Vivendi, les dividendes des actionnaires : il faut du culot, après ce constat, ou de l’aveuglement, pour saluer la « gestion du privé »...

Les Abbevillois paient leur eau plutôt cher : 3,28 $ le m3 – contre 2,71 € en moyenne dans la Somme. Que l’on compare, par exemple, avec Amiens - ville restée en régie publique : le prix du litre se révèle 43 % plus élevé à Abbeville ! Et le coût de l’abonnement 47 % plus coûteux ! Y a pas photo : les Abbevillois mettent du beurre dans les épinards de Veolia...
Surtout, la qualité des canalisations apparaît largement améliorable : le « rendement » n’atteint pas les 80 % (78,5 % exactement). Ce qui signifie que plus d’un litre sur cinq, pourtant puisé, traité, ne parvient pas au robinet et se perd en route dans les tuyaux. Soit, d’après nos calculs, entre 700 000 et un million de litres gaspillés par jour. Après ça, à nous de faire attention quand on prend notre douche...

Ailleurs en France, ce thème – les services rendus par les trois géants de l’eau (Veolia, Suez, Saur) et à quel prix – sera au coeur des prochaines municipales. Mais à Abbeville, le calendrier tombait bien mal : la délégation avec la Générale des Eaux se termine en décembre 2007, et il fallait lancer un appel d’offres dans l’année. Plus d’un an avant les élections, la campagne pas encore lancée, la machine à reconduire presque mécaniquement les contrats ne fut pas perturbée. Ou à peine, par les interventions des élus socialistes et communistes.

Le maire Joël Hart et sa majorité ont donc renouvelé leur confiance au privé : c’était ça, quasiment, à lire leurs écrits, ou une catastrophe sanitaire, une débâcle financière. C’est à se demander comment des villes comme Neufchâteau, Cherbourg ou Castres, qui ont fait le choix kamikaze du public font pour survivre. Et pour baisser leurs factures...
Avec nos correspondants sur place, on se l’est donc demandé.

Yvan Tricart, membre de l’association Barrage au Palais-sur-Vienne (Haute-Vienne, 6 000 habitants)

C’est un test comparatif grandeur nature, quasiment, qu’a opéré le Palais-sur-Vienne. En 1992, en effet, la municipalité socialiste a choisi de privatiser son eau, de confier sa gestion à la Saur. Et en 2002, la même municipalité, toujours socialiste, a opéré le mouvement inverse : un retour au service public. Sous la pression notamment de l’association Barrage.

Fakir : Est-ce qu’on pourrait faire, d’abord, le bilan des années de privatisation ?

YT : Alors, je regarde une facture de 1993 : là on paie l’eau 2 francs le m3, et en 2002, on arrive à 3,93 e. Donc le prix a doublé en dix ans. On s’est donc rendu à la direction de la Saur et pendant une journée on s’est fait détailler la facture. Ils ont été incapables de préciser quels services couvrait l’abonnement, donc on l’a dénoncé parce qu’il y avait une anomalie. On l’a sorti dans un petit journal, en mettant à côté une facture de Limoges – où l’eau était restée en régie municipale – et qui payait le m3 moitié prix. Ensuite, on a découvert des carences sur le plan qualité : le taux de fuite c’était 33 % de ce qui était acheté. C’est-à-dire qu’un litre sur trois était jeté à la poubelle et deux litres sur trois arrivaient au robinet. C’est pas la peine de nous dire de couper le robinet quand on se brosse les dents si on balance des tonnes d’eau...

Fakir : Et maintenant, alors, le bilan des presque cinq années de remunicipalisation ?

YT : Le plus évident, c’est le prix. On était à 4 r avec la Saur, on est repassés à 3 e. Et surtout, nous avons obtenu la suppression de l’abonnement : 443 francs étaient prélevés sans raison. Sur la qualité, on est passés à 94 % de rendement. Donc on a divisé les fuites par cinq ou six en repassant en régie publique.

Frédéric, technicien réseau à Bujaleuf (Haute-Vienne, 900 habitants)

Sur un chantier, au milieu des champs, un bulldozer creuse des tranchées tandis qu’un technicien en tenue fluorescente, la trentaine, surveille les travaux.

Frédéric : J’ai passé huit ans chez Vivendi. Moi je voyais qu’on avait des réseaux qui étaient en perdition, avec des rendements catastrophiques : 60 % de fuites, une perte énorme. Et puis, on ne faisait rien pour la commune, y avait rien d’investi mais par contre eux ça tombait, quoi. Je me suis rendu compte qu’on avait affaire à des gens qui pensaient qu’à l’argent. Alors qu’aujourd’hui, on a acheté un tractopelle et on se donne les moyens, sur plusieurs années, de changer les canalisations.

Fakir : Vous, vous avez connu le privé, vous connaissez aujourd’hui le public...

Frédéric : Attention, j’ai pas dit que la Générale des Eaux, c’est des gens qui savaient rien faire. Au contraire. Mais par contre je regrette beaucoup qu’ils soient dirigés par des banquiers. Y avait pas beaucoup de monde sur le terrain, mais en revanche plein de gens, on ne sait pas trop ce qu’ils font, ils arrivent dans des directions régionales, on leur donne un bureau et ils touchent le salaire de quatre gars d’un seul coup. Moi aujourd’hui, je ferai pas marche arrière, je reviendrai pas dans le privé, parce que je vous dis vous avez affaire à des banquiers. On leur parle d’une bouche à clé, d’une vanne, de polyéthylène ou PVC, ils vous regardent avec des yeux tout ronds.

Fakir : Ils ne parlent pas comme des industriels, ils parlent comme des banquiers ?

Frédéric : Exactement. Et tout ça, pour satisfaire des actionnaires derrière.

Jacques Drapier, maire de Neufchâteau (Vosges, 8500 habitants)

Fakir : L’eau était déjà confiée à Veolia, vous avez confié l’assainissement à Veolia, et puis vous êtes revenu sur ces décisions...

JD : Tout simplement parce que le prix de l’eau augmentait tous les ans et je me suis rendu compte que je ne maîtrisais rien. Je ne maîtrise même pas les informations puisqu’on me les rend illisibles, incompréhensibles. Très vite, je me suis aperçu qu’ils me roulaient dans la farine. Les travaux n’étaient pas faits comme on le souhaitait, donc il n’y avait même pas le respect du contrat qu’ils m’avaient fait signer. En droit public français, vous pouvez casser un contrat, ce que j’ai fait.

Fakir : Mais est-ce qu’ils ont tenté de faire pression sur vous ? De vous acheter ?

JD : C’est classique. Mais moi qui ne suis pas très important dans leur panel, ils m’offraient des voyages, des petits colloques sur la culture, avec la personne de mon choix... J’imagine ce qu’ils doivent proposer à des maires de grandes villes.

Fakir : Quand ça s’est de nouveau transformé en service public, le prix de l’eau a monté ou baissé ici ?

JD : Deux choses : le prix de l’eau a baissé de un franc la première année. On a fait sept millions de francs de travaux (parce que nous, en plus, on a fait les travaux qu’ils devaient se charger de faire), et on fait deux millions de bénéfices ! Donc on baisse le prix, on fait les travaux et on est bénéficiaires ! C’est vous dire la marge qu’ils prenaient...
Mais aujourd’hui, si on était resté avec eux, les Néocastriens paieraient l’eau 4,76 E alors qu’ils sont aujourd’hui à 2,98 €. Bah écoutez, c’est pas la peine de faire de grands discours.

Marc Laimé, journaliste spécialiste de l’eau

ML : Depuis quatre à cinq ans, il y a eu une très forte mobilisation des citoyens, des petites associations, des collectifs, Attac, etc. Mais aujourd’hui, 95 % des contrats sont encore reconduits au même délégataire et les retours en régie se comptent encore sur les doigts d’une main. Sauf que, chaque fois que ça se produit, c’est très fort. Y a un véritable impact sur la population parce que ça se traduit, c’est imparable, par une diminution du prix de l’eau (les dividendes versés aux actionnaires disparaissent), par un meilleur entretien du réseau, un taux de fuite plus faible, davantage de renouvellement des infrastructures... Donc localement ça fait de l’effet. Et par conséquent quand une ville accomplit ce boulot-là, ça se sait.

Fakir : Alors, comment vous expliquez qu’il n’y ait que 2 % de retours en régie ?

ML : C’est vrai qu’il y a une mobilisation citoyenne depuis plusieurs années, mais sont dramatiquement absents les syndicats, les partis politiques, le monde de la recherche, qui n’accompagnent pas le mouvement de retour à une gestion publique. On a là, vraiment, les muets du sérail. Donc, les partis, les syndicats, l’université, ce sont quand même des acteurs de poids qui ne prennent pas vraiment position.

(article publié dans Fakir N°31, décembre 2007)

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