Révolte ou bohème ?

par Sylvain Laporte 02/04/2017 paru dans le Fakir n°(70) mai-juin 2015

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Le boss m’a envoyé dans la France d’en haut, des saisonniers des stations.
C’est à l’image de l’Europe, d’après lui…

De : Benj Bain
à : redaction@fakirpresse.info

Fakir bonsoir,
J’officie comme skiman dans les Alpes. durant l’hiver, de nombreux Français se ruent sur nos montagnes pour occuper les emplois saisonniers. Il serait bon que vous nous représentiez dans vos pages. en effet nous aspirons à la liberté, et à une autre façon de penser et de vivre dans ce pays. Vous trouverez là-haut, parmi nous, une grande diversité, des voyageurs, des anarchistes, des décroissants, des écolos, des woofeurs, des mareyeurs et j’en passe. Nous avons des privilèges : logement, nourriture, cadre magnifque, carrefour d’humanité. Avec cela nous vivons et travaillons à l’envers car nous sommes la France d’en haut (à 1 800 m) : grosse période de travail le week-end, jours de congé la semaine.
Et pourtant, nous ressassons parfois de bien sales sentiments.
Des employés ont craqué après des semaines d’affilée de 90 h. Chez mon employeur, contrat falsifié, heures supplémentaires non payées, repos journalier non respecté, hébergement à la cave… Nous soutenons tous un autre manière de vivre, et tolérons parfois des réalités de travail éprouvantes. Très peu font appel à l’inspection du travail, aux prud’hommes. On a tenu bon grâce à la fumette, à l’alcool, aux copains et on est toujours au poste. Je suis persuadé qu’il y a beaucoup à dire sur nous tous là-haut.

Benjamin.

[**Comme j’étais dans le coin, le boss m’a envoyé faire un tour*] sur les hauteurs.
J’étais pas hostile à un séjour au ski.
J’ai retrouvé Benjamin et ses potes en soirée, devant une bière, à côté d’un bowling, mais leur discours, c’était pas facile à capter, ça passait de « c’est trop cool ! » à « c’est l’enfer ! »
« Ici t’es sur une île, c’est génial. On est dehors jusqu’à deux heures du matin, devant les bars, entre saisonniers, à fumer sa clope et boire sa bière, à se rouler un cône.
- C’est pas Kingstown Jamaïque
, a enchaîné Adam, mais y a pas de présence policière, t’es pas emmerdé, tu peux rouler sans ceinture dans la station, tu peux fumer ton pète devant le bar, les restaurateurs le tolèrent.
- T’es pas dans la France d’en bas, où c’est pas réglé de la même manière.
- La France d’en bas ?
- Celle d’entre 0 et 400 mètres ! T’as le cadre, t’as le temps, il fait beau, t’as la neige, t’as un grand domaine skiable. Ici, la liberté est acquise ! »

[**Voilà pour l’option « jardin des délices ».*]
Mais ça bascule aussitôt après dans la Complainte des saisonniers mal-aimés :
« Moi, j’ai fait des dimanche à travailler quinze heures, avec seulement une pause repas. Les deux plus grosses semaines de janvier, j’ai noté les heures et j’ai dû enregistrer 53 ou 54 heures, payées 41. Sur toute la saison, j’ai estimé nos pertes à environ 100, ou 120 heures supplémentaires non payées. Ca fait l’équivalent d’un smic que tu perds. On faisait pas la fête à ce moment-là, hein ? C’était pas détendu du tout.
- Le soir, vous sortiez pas ? Pour décompresser ?
- On fumait un peu. Quand on sortait, c’était pour se mettre la mine, en mode pas joyeux, parce qu’on n’en pouvait plus. Fallait trouver des échappatoires. En gros, il aurait fallu doubler nos heures, embaucher deux bonhommes. Mais ça passe pas.
- On dit chez nous : on fait le meilleur avec le pire.
- Le temporaire devient éternel ! »

[**Ca tanguait, comme ça, du pire au meilleur.*]
Même pour les nanas, entre l’autopromo et la débâcle :
« Ah lalala ! Tu as devant toi les deux tombeurs de la station !, a gueulé Rémi.
- Des Don Juan mon gars !
- Ah ouais, à ce point ?
- Noooon, c’est dur ! On galère !
- Parle pour toi, moi ça va…
- Truc simple : déjà, y a un quart de meufs pour le reste des mecs, je te laisse faire le calcul. Et entre saisonniers, on évite, c’est un nid à emmerdes, on est tous les jours les uns sur les autres, ça peut partir en cacahuète absolument n’importe quand.
- Et puis y a les touristes, les animatrices.
- Aaaaah les animatrices… Mais bordel, elles sont chiées, tu sais ?! A chaque fois c’est pareil : tu y vas pendant cinq jours, parce que t’as cinq jours, le compteur qui tourne, cinq jours au top, cinq jour pour conclure, mais rien ! Des nonnes ! Et puis elles partent, et trois jours plus tard, tu reçois ça... »

Il me tend son portable. Un SMS dessus : « Benjamin, tu viens quand tu veux à Metz, j’ai pas de canapé, mais on s’arrangera... Tu finis quand ? »
Il pestait, le camarade : « Merde, merde, merde ! Ca fout la rage, hein ? C’est toujours comme ça ! L’avantage, c’est que j’ai quatre cinq plans dans plusieurs villes, pour bouger quand la saison sera terminée. »

[**Il ferait quoi, après ? Il faisait quoi, d’ailleurs, avant ?*]
« Je me voyais pas commencer, comme ça, à 20 ans, à faire la tournée des intérims, avec le Smic t’as à peine de quoi subvenir à ton loyer, ta bagnole et tes impôts. C’est pas possible. Après le BTS, j’aurais pu faire un Master, un doctorat peut-être, mais je me suis lancé dans un Bac+2 sud-ouest.
- Un quoi ?
- On a appelé ça comme ça avec les potes : tu vas travailler deux ans de ta vie dans un endroit où c’est plus cool. Là-bas, t’as les mêmes contrats que dans le nord de la France mais tu bosses pas pareil, y a une autre philosophie du travail.
Si je suis en saison, c’est justement parce que j’ai pas confiance dans ce système : y a plus de travail. On est sept millions de chômeurs, aujourd’hui, plus tous les radiés. La saison, comme ils paient la bouffe et l’apparte, ça te permet de vivre comme un riche en mettant 700, 800 euros de côté sur ton Smic. »

[**J’ai ramené mes notes au rédac’chef.*]
Il s’est gratté la tête.
Il ne voyait pas trop l’ « angle ».
Ca partait dans tous les sens.
« Mais est-ce que, il m’a demandé, est-ce que, justement, c’est pas tout le paradoxe de l’Europe qui est condensé là-dedans ? »
Hein ?
Il délirait.
Mais c’est le chef, donc on l’écoute.
« On est sur un continent de vieux. Le taux de fécondité, c’est quoi ?
- 1,58 enfant par femme dans l’UE
, j’ai répondu en tapotant sur Internet. 1,32 en Espagne, 1,34 en Grèce, 1,43 en Italie…
- Ridicules ! Et tous ces vieux oppriment les jeunes qui restent, leur font payer la ‘crise’, préfèrent sauver leur monnaie, leurs économies…
- Le taux de chômage des moins de 25 ans est de 22,8% dans l’UE, 53,9% en Espagne, 56,8% en Grèce, 42,7 % en Italie…

- Mais, comme le faisait remarquer Todd, ‘les jeunes sont trop gentils’, ils devraient rentrer dans la gueule de leurs pères, mais non. A la place, ils transforment ça en un genre de bohème, un truc cool, une aventure, on fume et on picole, et du coup, malgré la situation explosive, l’Europe ne pète pas. Ton papier est un condensé tout ça. »
Ah bon ?
« T’en penses quoi ? »
J’en pensais que le boss a un côté vieux con, mais qu’il a peut-être raison.
« Y a quand même une jeunesse qui se révolte, moins éduquée, plus populaire. Dans les banlieues d’abord, des bagnoles qui flambent à l’occasion. Et dans les urnes, le Front national cartonne aussi chez les jeunes.
- Aux départementales, le FN a fait 29 % chez les moins de 35 ans. Cinq points de plus que dans l’ensemble de la population.
- Voilà. Tu pourrais faire un édito là-dessus. »

J’en étais pas certain, mais faut pas contrarier ses intuitions : je ne suis qu’en formation.

Voir en ligne : Emmanuel Todd : "Je suis pour la mise à mort de ma génération"

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Messages

  • En lisant ce papier, assez intéressant (je suis assez d’accord avec le boss ;) ), je pensais au cas de l’Italie, justement.
    On dit souvent "ha oui là bas les jeunes restent chez leur parents jusqu’à 30 ans, parfois plus, c’est dans la culture.". La vérité c’est que c’est une société très patriarcale/gérontocrate (vu le niveau des retraites et le système fiscal en général, pour le peu que j’en sais). Donc ils y restent tard parce qu’ils n’ont pas les moyens de partir, voilà tout.
    Je trouve que les conclusions du boss pourraient être développées un peu plus, ce serait intéressant. (avec peu-être un petit résumé de qq chiffres sur le travail saisonnier en france à la fin).

    Merci !

  • Chronique de la vie d’en haut,
    saisonnier est devenu un statut social, alors qu’il découle juste d’une forme de contrat.
    Une sorte de hiérarchie s’opère : les employeurs du cru, les employeurs "étrangers", les saisonniers du cru, les saisonniers permanents et les saisonniers de passage. S’il faut 4 générations pour être considérés comme un enfant du pays, certains d’entre nous persévèrent, montent dans la hiérarchie. Pour cela, il faut être un bon petit soldat, ne pas marcher sur les pieds (ou sur le chiffre d’affaire) de ceux en place, être accommodant et visible. Le carnet d’adresse s’étoffe souvent au bar puisque nous allons tous dans les mêmes établissements où la bière est à 4,50€. Donc, non, le saisonnier ne moufte pas. Il n’est pas encarté dans un syndicat, ne connait que peu ses droits et ne les fait pas valoir. Mais là où il peut être gagnant, c’est que les employeurs cherchent des salariés sur lesquels ils peuvent compter d’une année sur l’autre. Les employeurs sont au contact de leurs salariés. Les salariés sont au contact de leur très chère clientèle. Se faire planter en milieu de saison par une partie de son personnel est un cauchemar. S’ils peuvent garder un bon élément dans le coin, les employeurs font le nécessaire (se porter garant auprès d’un propriétaire, faire marcher son réseau pour trouver un emploi en vallée l’été...) mais les conditions de salaire sont toujours la dernière variable qui sera négociée.