Ma footballite aiguë

par Josef Kohlhaas 22/03/2017 paru dans le Fakir n°(46 ) juin - août 2010

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Pourquoi retourner sur le terrain de foot, sous cette pluie, dans ce froid ?
Ça vaudrait une séance de psychanalyse.

Vous croyez que je ne me pose pas la question ?

Les essuie-glaces crissent sur la vitre. Avec l’averse qui tombe dehors, j’aperçois à peine le bout de mon capot. Dans la côte après Querrieu, ma 205 diesel ralentit, elle peine, à cause du vent de face. Je repasse en seconde, jusqu’au sommet. En pleine après-midi, le soleil a disparu de la plaine picarde.
Alors bien sûr que je me la pose, la question : mais qu’est-ce que je vais foutre au foot ? Pourquoi je retourne sur la pelouse, sous cette pluie, dans ce froid, ce dimanche comme tous les dimanches ? Je vais goûter aux joies du banc de touche, en plus, près d’une mitemps sans doute. Parce qu’on n’intègre pas, comme ça, d’un coup, l’Association sportive du foyer rural de Meaucourt-sur-Bresle, même son équipe B. « Faut faire ses preuves », a prévenu l’entraîneur mardi, au milieu des « Debout ! Couché ! Roulade avant ! Roulade arrière ! »
C’est un colonel à la retraite, lui. « On ne gardera que les meilleurs ! », il a insisté.
La loi de la concurrence, même pour jouer en quatrième division départementale (l’avant-dernière, dans la Somme).
Je me suis donc rouladé avant, rouladé arrière, pour faire mes preuves. Pas sûr que ça suffise. Faudrait que je prenne l’apéro avec le président, que je prête une tronçonneuse au capitaine, que je sorte en boîte avec leur cousine… Les critères extra-sportifs, ça pèse, pour la sélection en équipe officielle.

Mon cas s’aggrave.

J’aurais raconté, encore, qu’on forme une super équipe, une bande de potes, que l’ambiance déchire dans les vestiaires, qu’à la troisième mi-temps on grimpe à poils sur les tables en soufflant dans une trompette des airs de Carmen, on m’aurait pardonné mon atavisme footballistique. Mais non, même pas. Alors pourquoi je repars, aujourd’hui, me tremper les os ? Me geler la couenne à Lahoussoye ? Sincèrement, je ne sais pas. Je veux bien chercher, si ça vous intéresse.
Transformer mon siège avant en divan, ma voiture en cabinet de psychanalyste.

Je dirais l’enfance, d’abord.

Que je songe au « vert paradis des amours enfantines », et je vois du gazon et un ballon. Des plongeons dans la gadoue, le mercredi après-midi, les matches dans le jardin avec le copain Gwenaël : « On dirait que je serais Joël Bats et toi Platini. »
Car je rêvais de devenir Platini. A vrai dire, toute autre ambition – médecin, pompier, mécano – me paraissait vaine : je serais Platini ou rien. Sans doute rien, donc. Cet échec en vue me rendait mélancolique. J’avais le poster de mon idole au-dessus de mon lit. Et l’affiche, en grand, de toute l’équipe de France 1984, les vainqueurs du Portugal. Qui a oublié ce France-Portugal ? J’avais huit ans, et je me souviens de cette demi-finale de Coupe d’Europe des Nations comme de mon Austerlitz. Dans les prolongations, d’une reprise de volée ratée, sans le faire exprès, Jordao lobe Joël Bats (2-1). Là, la roue du temps s’est arrêté. Effondré, en larmes, muet, je suis parti me coucher...

Oui, parce que c’est comme 1940.

On ne peut pas comprendre 1940 sans 1914. Et 1914 sans 1870.
Eh bien, on ne peut pas comprendre France- Portugal 1984 sans France-Allemagne 1982.
La demi-finale de la Coupe du Monde, en Espagne. Les Français jouent avec génie, avec grâce, et les Allemands comme des Allemands : crampons en avant. 62e minute, Battiston arrive seul devant Schumacher, leur goal, qui lui rentre dedans, un coup de pied poing genou hanche, tout qui lui part dans la gueule, à pleine vitesse, dans la surface de réparation. Battiston s’écroule, sonné. Il a perdu des dents, étalées sur la pelouse. Il a des vertèbres broyées. On
l’évacue sur une civière, inconscient. Tandis que le gardien boche, oui, je dis bien boche, son père devait défiler au pas de l’oie sur les Champs Elysées, ou il était trop occupé à torturer des juifs, enfin bon, ce sale boche provoque le public, annonce que « si vraiment ça lui fait plaisir, je lui paierai ses frais de dentiste », et l’arbitre ne siffle même pas la faute, rien. Evidemment, à la fin, aux pénaltys, ce sont les chleuhs qui ont gagné.
Ce soir-là, à six ans, en direct de Séville, j’ai appris l’injustice. Et dès le lendemain, par solidarité, j’ai entamé une grève de la faim : puisque, sans ses dents, Battiston ne pouvait pas manger...

Voilà pourquoi, deux ans plus tard...

...en 1984, je suis en pleurs dans mon lit. C’est comme une plaie qui se rouvre : les Bleus seront donc, pour toujours, une équipe maudite, une vraie équipe de gauche, avec des élans, de la générosité, de l’audace, du romantisme, mais qui perd
toujours à la fin ? Et il allait falloir que, pendant combien ? vingt, trente, quarante, cinquante ans ?, je me débatte dans un monde si tellement injuste ? La défaite emportait mon enfance dans une dépression métaphysique. « Ils ont égalisé ! Ils ont égalisé ! » me crie alors mon père, en bas de l’escalier. Je n’y ai pas cru. Quand on me promet de la joie, moi, je me méfie. Je suis descendu quand même, soupçonneux. Mais il tressautait, bondissait, le papa, et devant les ralentis j’ai tressauté, j’ai bondi avec lui. On s’est rassis après l’extase, le coeur fébrile, bouleversé, comme amoureux.
Mais inquiets, toujours.
La fin approchait : on allait encore perdre aux pénaltys. Et là, dans la dernière minute, Tigana déborde, passe en retrait à Platini, qui a quatre défenseurs Portugais devant lui, cinq avec le gardien, mais que fait-il notre 10 chéri ?
Tranquillement, il contrôle ! Les Portugais s’écroulent, feintés, épuisés. Alors, Platini place sa frappe. Buuuut ! On saute sur le canapé, comme sur une trampoline, on le bousille, on le massacre, on le met en pièces et on s’en fout, on pleure, on rit, on s’étreint. On a rompu la malédiction des Bleus : 3-2.

Y a ça aussi, dans le football : mon père.

Je le déçois souvent, je ne brille pas à l’école. Le foot, au moins, nous rapproche. On regarde les matches côte à côte. On tape dans le ballon à la mi-temps. On apporte toujours une balle aux mariages, aux baptêmes, aux aux communions, toujours prêts à se filer ensemble loin des cérémonies...
A cause de la nostalgie, donc, un peu, si je me retrouve, malgré mes 34 ans, une femme, un enfant, sur les routes de cambrousse avec un sac qui pue dans le coffre (j’ai oublié de laver mes chaussettes, elles fermentent depuis mardi). Comme une fidélité : rarement la littérature, le cinéma, la vie, m’ont offert les mêmes émotions que la bande à Platini.

« Lahoussoye. »

Dans ce bled, y a pas un passant, évidemment. Sous la flotte, je cherche un panneau « stade ». Je retourne au foot, aussi, si je réfléchis, pour des raisons politiques. Je veux dire, je lutte contre mon petit embourgeoisement, je combats ma pente sociologique, à n’être bientôt entouré que de journalistes, d’enseignants, d’éducateurs, d’informaticiens, liens qui se distendent, rompus, avec le Peuple. Le foot, c’est une attache que je maintiens. Tout en minuscule, le peuple. Franchement, à Meaucourt-sur-Bresle, il picole trop, le peuple, pour conserver la majesté de sa majuscule.
Voilà le parking.
A côté d’une gouttière, Mathieu est plié en deux.
« Ca va pas ?
– Si si. Je vomis ma paella d’hier. Tu verrais ça la mine que je me
suis mise ! »

Fier de picoler, en plus, le peuple, fier d’avoir cartonné son auto contre un platane, fier d’arbitrer sur la touche en état manifeste d’ébriété, le drapeau qui se lève à tout va. Heureusement que la Fédération n’impose pas d’alcootest avant l’entrée sur le terrain…
Y a comme de la solennité aujourd’hui, dans les vestiaires. Le président qui s’est déplacé. Bien la première fois pour l’équipe B. C’est qu’on risque la descente en cinquième division (la dernière : plus bas, après, y a pas). Avec sa panse d’archi-vétéran, titubant, il se lance dans un discours de remobilisation, mieux que l’appel du 18 juin : « Les gars, nan, bon, nan, je vous dis, nan, va pas, un truc, je dirai qu’un truc, vous manque, quoi qui vous manque ? Hein, quoi ? »
Il brandit un dessous de bock « Pelforth », avec « E.N.V.I. » inscrit au verso. « Voilà quoi, ça qui vous manque, l’envi. L’en-vi. Euh hi haine vé hi. Quoi, Quentin ? Qu’est-ce t’as à rigoler ? » On pouffe tous, évidemment, on se retient de pisser sur les bancs.
« Dehors ! Dégage ! Dehors, Quentin ! » Et de tendre, encore, son carton « Pelforth » encore : «  En-vi ! ». Le houblon lui aura inspiré ce sursaut de management…

Dans le froid de la pièce, serrant les fesses, on enlève les caleçons. La voilà, la classe ouvrière, en partie. Le dimanche ici, mais la semaine à l’usine Airbus de Méaulte, chez Friskies à Blangy, chez Goodyear sur la Zone, ou routier pour Intermarché.
Les pieds nus sur le béton, je prends le pouls de la France : « Moi qu’y ait marqué Airbus ou Aérolia en bas de ma fiche de paie, je m’en fous. Tant qu’on me paie…
Ouais, je tempère, sauf qu’ils commencent comme ça : ils changent de nom, ils filialisent, et après ils revendent à on ne sait pas trop qui. »
Je conscientise les masses en enfilant un maillot usé. (Des nouveaux sont attendus depuis deux saisons, mais on ne récolte pas assez de sous avec les grilles de Noël : une bouteille de whisky à gagner et un filet garni comme deuxième prix. Ca sert juste à remplacer les ballons perdus dans les marais.) Je passe mon K-Way, et on foule les graviers.
Durant quatre-vingt dix minutes, on va se bagarrer, ensemble, à ne penser qu’au ballon, aux hors-jeu, aux tacles, au marquage. Le cerveau qui arrête de mouliner, plus de sociologie, plus de psychanalyse, plus de politique, mais la combativité qui s’aiguise.
Parce qu’au fond, est-ce que je ne pratique pas le journalisme comme le football ? Offensif ? Avec des élans, de la générosité, de l’audace, du romantisme, mais qui perd toujours à la fin ? Jusqu’à notre revanche, à nous aussi, à notre France-Portugal 84...

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