"Les cochons sont tellement joueurs ..." (2)

par François Ruffin, Vincent Bernardet 08/07/2016 paru dans le Fakir n°(71) Juillet - Août 2015

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David Riou, président de la Pig Parade, dirigeant du Comité régional porcin, nous reçoit dans sa « ferme ».
L’occasion de mieux piger son métier, vachement technique. Et de causer « bien-être animal », aussi…

[**Dans sa « ferme » de Plouvorn,*] 450 truies, 13 000 cochons par an, on enfile des tenues de cosmonautes.
« On faisait des portes ouvertes mais pour faire venir les journalistes, ça ne marche plus. Il faut plus leur parler technique, mais artistique. C’est ça qui les attire. » Entre deux armoires et une table en formica, dans son petit réduit, David Riou nous dévoile son plan de com’ : « Dans les sondages, l’élevage de porc, c’est ce qui reste le moins populaire. Alors que moi, j’appartiens à la nouvelle génération, je suis fier du métier que je fais. »
David est sympa.
Vraiment.

D’abord, il va perdre deux heures de son temps, pour qu’on fasse le tour de ses ateliers, pour qu’on découvre son boulot, et c’est pas rien, deux heures, il a sans doute mieux à faire, avec son comptable, ou ses collègues, ou avec sa femme, son fils. Surtout, deux heures pour un petit canard picard, « fâché avec tout le monde ou presque » (l’attachée de presse de la FDSEA l’a renseigné)… Il le sait, il le devine que l’élevage intensif c’est pas notre kif, qu’on serait plutôt des adversaires de tout ça, mais qu’on tient quand même, avant tout, à comprendre comment il raisonne, quelles sont ses contraintes, comment il voit l’avenir de sa filière.
Comprendre, d’abord.
La base de l’enquête.

Merde en ébullition
« J’ai repris l’exploitation de mon oncle, en 2004. Ce bâtiment que vous voyez, là, en parpaings, je l’ai abandonné. Il datait du temps du grand-père, pas isolé du tout, un coup il faisait très chaud, un coup il faisait très froid. Les cochons consommaient trop.
— Ils devaient manger plus, pour s’adapter aux variations, c’est ça ?
— Voilà. Tandis qu’avec une température stable, ils grossissent plus vite. Et l’autre chose que j’ai faite aussi, dès mon arrivée, c’est que j’ai investi dans une station de traitement. »

Sa station, c’est un immense bazar, six mètres de haut, j’ignore combien sous le sol, avec des milliers de litres de merde en ébullition, qui font glouglou, et il nous a expliqué comment il fait disparaître les nitrates au contact de l’air (sur le coup, j’ai compris à peu près, mais là, en relisant mes notes, j’ai tout oublié de la magie du truc).
« Ça m’a coûté 350 000 € tout de suite, 350 000 € pour vendre le cochon au même prix.
— Mais de toute façon, vos concurrents, ils ont les mêmes obligations ?
— Non non non. En Espagne, j’y suis allé en vacances, j’en profite pour me renseigner, ils continuent à déverser ça gaiement. Ça va venir chez eux, tout doucement. Mais en attendant, ils sont dans les étals des supermarchés, les grandes marques, les Herta, Madrange et compagnie, ils s’approvisionnent là-bas. Parce que c’est moins cher. »

Science du cochon
On rentre dans un atelier.
Il siffle.
« C’est pour pas qu’elles s’énervent. »
On embrasse du regard des centaines de truies, devant nous, chacune enserrée dans sa case, comme une grande mâchoire de fer, qui les empêche de bouger, de se retourner, mais pas de pisser, ça y va à gros jets. « Y a quatre piliers pour réussir : l’alimentation, la génétique, le bâtiment, le facteur humain. »
David nous décrit son travail comme une science.
Et c’en est une, un peu.
Nombre de jours à la maternité, nombre de porcelets par truie, nombre d’antibios par porcelet… Tout est calculé, formalisé : « Si les cochons mangent trois kilos pour produire un kilo de viande, ça ne passe pas. C’est à perte. Moi, je suis plutôt à 2,8 kilos, et les 200 g que j’économise, c’est ce qui fait que je serai encore agriculteur dans dix ans. » On entre dans le laboratoire, avec les éprouvettes pour l’insémination gardées au frigo : « Il y a trois milliards de spermatozoïdes par flacon…
— Ça fait beaucoup de perte !,
on rigole.
On a fait des essais avec seulement la moitié, lui reprend sérieusement. 1,5 milliard, pour épargner, mais ça aboutit à 0,2 à 0,3 porcelet en moins, en moyenne, par portée. Donc on y perd. »
Toutes ses truies sont pucées à l’oreille, avec un ordinateur qui les reconnaît, qui leur fournit des rations de 100 g. Au sol, à la « maternité », il a des plaques chauffantes, pour que les porcelets se répartissent autour de leur mère. Et il attend, car « dans un an ou deux, ils me promettent que ça va arriver, le GPS dans le bâtiment ».
Tout ça pour dire que c’est un métier.
Avec des choix techniques.
Avec des connaissances.
On peut ne pas l’aimer, ce métier, le critiquer, souhaiter sa transformation, mais sans le mépriser, sans le réduire comme on l’entend souvent à un truc de « pousse-boutons ».

Jouet bidon
« Et dans cet atelier, celui des gestantes, en 2008 j’ai investi dans le bien-être animal. Mais c’est pareil, ça n’augmente pas mon chiffre d’affaires. Alors, les normes, je ne suis pas contre, mais il faudrait une rémunération à sa juste valeur. Et aux États-Unis, ils ne s’y mettront qu’en 2025. L’Espagne attend encore. On ne peut pas exiger des normes d’un pays, et ensuite se fournir moins cher à l’extérieur. »
On regarde dans la salle.
On ne voit pas de paille.
On discerne mal le « bien-être animal ».
« La paille, c’est sympa, il admet, mais c’est trois fois plus de travail. Il ne faut pas appliquer un raisonnement humain : le cochon s’adapte à l’environnement qu’on lui donne.
— Mais c’est quoi, alors, le
‘‘bien-être animal’’  ?
— L’Europe réclame qu’on mette les gestantes en groupe. La première année, ça m’a fait mal au cœur, elles m’ont fait des arrêts cardiaques, des avortements, j’avais moins de porcelets, je me suis dit :
‘‘Je n’ai pas fait le bon choix.’’ Et puis voilà, c’était un défi, intéressant, on l’a relevé. »
Sur le « bien-être animal », David sent qu’il y a un souci.
La preuve, depuis le début de la visite, il insiste comme quoi il n’y a pas de souci : « Il faut essayer de comprendre comment fonctionnent les bêtes, et pas selon des critères humains… Vous n’avez aucune truie qui est malheureuse, ça, je sais que mes truies ne sont pas malheureuses… Bien manger, bien dormir, à température stable, ça leur va bien comme ça… »

Comme ce « bien-être animal », quand même, ne saute pas aux yeux, on insiste :
« D’après l’Union européenne, il faut des jouets manipulables…
— Oui, c’est ça,
il nous montre.
Ah, c’est ça… », on grimace.
Y a des vagues chaînes, qui pendouillent, les truies viennent saliver dessus.
« Les jouets manipulables, genre les ballons, c’est la cata, ça traîne dans la merde. À la place, on a fabriqué des jouets maisons pour qu’ils s’amusent avec… »
C’est nul.
Pour des GPS, et des puces, et de la génétique, on peut dépenser des milliers, des dizaines de milliers d’euros. Mais là, pour ça, on bricole un cache-misère, vite fait, avec de la ferraille. Juste pour dire à un inspecteur, ou au public : « Regardez, y a un machin qui existe. »

Coupe systématique
« Toutes les queues sont coupées, aussi, j’ai l’impression ?
— Oui, on les coupe quand ils sont petits, ça leur fait une petite douleur, mais bon, c’est comme nous quand, bébé, on nous fait des vaccins. Et puis, gentiment, on cautérise.
— Pourquoi vous faites ça ?
— Parce que, les cochons, c’est très joueur, et comme ils ne savent pas avec quoi jouer, ils se mordent la queue. Ils peuvent attraper des germes, dans 0,2 à 0,3 %.
— Mais c’est interdit par l’Union européenne ?
— Non, la directive dit qu’il faut que ce soit
‘‘justifié’’.
Mais si on coupe 100 % des queues pour éviter 0,2 % des germes, à ce moment‑là, c’est justifié tout le temps ! »
A l’évidence, ici, et David le sait, l’esprit de la loi n’est pas respecté, qui prohibe la coupe « systématique ».
On a le même dialogue, à peu près, sur les dents, qui sont meulées.
Et encore sur la castration, qui se déroule à vif, sans anesthésie.

Tellement joueurs
Le cochon est un animal intelligent (le sixième, quatrième ou deuxième, selon les classements, pour qui les affectionne). Il aime fouiller le sol, l’explorer, comme son ancêtre le sanglier. Il vit en groupe, normalement, fort sociable. On pourrait, pour prouver ça, s’appuyer sur les recherches menées à l’Université de Pennsylvanie. Un jeu vidéo est placé devant un cochon, avec un joystick sous son groin : très vite – bien plus vite que le chien – le porc comprend que, pour gagner, il doit déplacer le petit rond bleu dans le carré bleu. On pourrait mentionner, encore, les expériences à l’Université de Cambridge. Placé devant un miroir, après des hésitations, le cochon reconnaît son reflet, joue avec lui. Ce qui n’arrive, chez l’homme, qu’entre douze et dix-huit mois. Ce qui n’arrive jamais chez le gorille ou le chat, par exemple, qui prennent éternellement cette image d’eux pour un intrus.
On pourrait citer cent éthologues.
On pourrait.

Mais il suffit d’écouter David. Lui-même a bien conscience de cette contradiction : « Ils sont très joueurs », répète-t-il. « Ils sont tellement joueurs », il insiste.
Sauf qu’ils n’ont rien pour jouer…
Et c’est parce qu’ils sont tellement joueurs, tellement intelligents, mais élevés dans un environnement si pauvre, si cloisonné, dans une existence aussi vide, aussi nulle, que leur comportement se trouble.
Qu’ils se bouffent les queues, par exemple.
Plutôt que de guérir les causes, du coup, on coupe les queues : la double peine. « Vous n’avez aucune truie qui est malheureuse, affirme David. Sauf à la séparation d’avec ses petits, mais ça, c’est la nature. Nous aussi, on a pleuré, quand on nous a arraché au sein de notre mère. »

Au marché
« Et pour finir, là, vous avez le quai d’embarquement. Comme ça, quand les chauffeurs arrivent la nuit, vous avez déjà tous les cochons de prêts…
— Vous ne vous levez pas pour aider ? Pour assister à leur départ ?
— Non. »

On retourne à son petit réduit, où l’on ôte nos tenues de cosmonautes.
« Eh bien voilà, je crois que vous avez visité l’élevage lambda…
— Et l’élevage lambda de demain ?
— Je crois que ça sera ça, avec un peu plus de technique.
— Et chez vous ?
— Moi, vous avez vu le vieux bâtiment, de mon grand-père ? Je projette de le refaire et d’installer cent truies de plus à l’intérieur.
— Donc, l’avenir, c’est plus gros ? Pas de changer ? Pas de se diversifier ?
— Dans les sondages, d’accord, les gens sont prêts à payer plus cher pour de la qualité, pour du bien-être animal. Mais dans les supermarchés, ils prennent la viande de nulle part. Et la réalité, aujourd’hui, c’est que la France est en déficit sur le cochon standard. Alors, les marchés de niche, c’est intéressant, mais il ne faut pas que le chien soit plus gros que la niche ! Même si moi, je n’ai rien contre le bio. Le cochon que je mange, d’ailleurs, je l’achète au marché.
— Ah bon ? Il sort pas de chez vous ?
— Non, c’est vrai, non. Je les mets tous sur le quai. Et puis moi, je l’aime un peu plus gras. Il faudrait que j’élève un porc à part, pour la maison, ça serait un défi intéressant... »

[(Le cochon n’existe pas

En culotte courte et béret, au beau milieu de la campagne, un garçon se fabrique, canif en main, un petit moulin en bois. Puis il le plante au milieu d’un ruisseau, regarde la roue tourner. Avant de s’en revenir chez lui, courant au milieu des prés.
« Herta. Ne passez pas à côté des choses simples. »
Car il y a tout cela, dans vos saucisses sous plastique : l’enfance, la nature, la rusticité.

Les publicités pour le jambon fonctionnent toutes pareil, à peu près.
Avec plus ou moins de talent.
C’est Bernard Laporte qui, pour Madrange, fait rouler son accent, le terroir dans la diction, et de jolis champs de blé qui défilent à l’arrière-plan. Un cuistot qui, pour Fleury-Michon, dans une cuisine, fait la leçon à un jeune commercial en costume : « On n’est pas Wall Street, ici ! Il doit mijoter, le jambon ! » - comme si on se trouvait dans un trois étoiles et non dans l’industrie.
Mais l’important n’est pas ce qui est montré.
L’essentiel, c’est ce qui ne l’est pas.
Que les abattoirs soient occultés. Les porcheries, masquées. Bref, que le cochon n’existe pas. Comment mieux dégoûter le consommateur, sinon, qu’en lui offrant une vue sur le réel ?

Lorsqu’un porc apparaît, néanmoins, il sourit. Si rose. Et bien sûr la queue en tire-bouchon ...

Pendant le procès des Mille Vaches, à Amiens, on causait avec Jean-Claude – éleveur de laitières, lui, dans le Finistère, et à la Confédération paysanne : « Pourquoi ils ont éloigné les abattoirs des villes ? Pour que les gens ne voient plus la mort derrière leur viande. Mais nous, on le sait.
C’est pas la peine de me parler de
‘‘bien-être animal’’, moi ça me fait rire le ‘‘bien être animal’’  : les bêtes, elles font partie de nous. Je vais te dire, ça fait un an que j’ai arrêté, que je les ai laissées, je me réveille la nuit, j’y pense. Ma femme me traite de fou, mais elles me manquent. Combien de fois elles m’ont chié sur les bottes, c’est ça, c’est de la matière. Même, je suis encore hanté, un soir, pendant la traite, y en a une qui m’énervait, de colère j’ai jeté un caillou. Je lui ai crevé un oeil. J’en ai honte, encore. C’est tout ça, derrière la viande, c’est de la matière, des sentiments. Mais avec leurs fermes-industries, il faut tout dématérialiser.
C’est comme les enterrements. Dans les villages, c’était rempli, on se retrouvait. Maintenant, dans les villes, j’y suis allé : c’est vide. Les gens fuient la mort, ils ne veulent plus la regarder en face. »
)]

Voir en ligne : Le modèle breton sur la paille ?

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  • Ha c’est drôle, donc c’est les villes qui obligent le brave paysans a maltraiter ses bêtes ? C’est marrant ; comme de la campagne on voie pas ça. Quand on élève des bêtes pour les tuer, pour les manger , on est pas amoureux d’elles se serrait inhumain, normal qu’il y ai de la violence, on aime pas se servir de l’autre, être assisté, c’est en vouloir a celui qui nous aide, donc aux bêtes qui nous donnent tant, mais les urbains ne sont pas responsable des choix des producteurs de viande, qui ne mange même pas leur productions. Mon grand-père était paysan , et nous mangions les mêmes agneaux qu’il revendait, et les choix agricole sont bien venu de lui, il na pas culpabilisé les urbains pour les choix du remembrement , qui a détruit nos paysages et permis a certains paysans de récupérer (les maires des communes) les meilleurs terres. C’est marrant comme chaque responsable, trouve en l’autre le responsable de ses propres choix, et j’ai remarqué que souvent les urbains et encore plus ceux des centre ville, sont de bon bouc émissaires, par contre les porc de la FNSEA, les bourgeois pleins de fric eux sont des gens bien, mais le bobo qui vote EELV , lui est a tuer .

  • L’élevage rend les animaux fous de douleur et d’ennui, les gens meurent de leurs excès de protéines animales (arrêts cardiaques, artériosclérose…) et dénoncent une bouffe de merde pleine de produits toxiques, les forêts tropicales sont rasées pour produire le soja ogm qui nourrit l’élevage. Il serait peut-être temps de faire le constat accablant de l’élevage et de ses conséquences et de produire peu mais bien, remplacer la merde quotidienne par le de temps en temps mais de qualité.