Le réveil des betteraves ! (2)

par François Ruffin 01/09/2016 paru dans le Fakir n°(74) 20 février 2016

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Les boîtes qui ferment et le chômage de masse ?
La résignation qui gagne dans les cœurs ?
Le Front national qui grimpe, qui grimpe, qui grimpe ?

A notre tour d’ « étonner la catastrophe », comme le clamait Hugo, et de rouvrir dans les âmes le chemin de l’espérance.
Y a des jours comme ça, il faut oser, jeter les dés, tenter quelque chose. Alors, allons-y pour le réveil des betteraves.
Allons-y avec les intellos et le populo, entre Paris et la Picardie, entre le mouvement ouvrier et la petite bourgeoisie, tentons de secouer, mélanger, mêler tout ça.

Peut-être qu’on va se planter.
Peut-être.
Mais nous aurons essayé.

Mais que je vous raconte comment on en est arrivé là, pas tout seul, avec d’autres.
A ce signal que l’on voudrait tirer.
A cette décision qui a longuement mûri…

C’est peu dire qu’à l’automne, on se sentait écrasés par tout ça, impuissants.
Alors, qu’est-ce qui aurait changé ce printemps ?
Bon, d’abord, on ne peut pas hiberner à perpétuité.
Ensuite, y a des éléments qui flottent, dans l’air, des envies, assez pour essayer quelque chose.
Y a notre film, Merci patron !
Qui marche à fond, sans fausse modestie, lors des avant-premières.
Qui suscite de l’énergie.
Avec cette interrogation qui revient, dans les salles de ciné, tous les soirs : « Mais maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? »
Y a Pierre Rimbert, du Monde diplo, qui me posait la même question, l’été dernier : « La prochaine étape, c’est quoi ? Vous proposez quoi aux spectateurs ? » Y a Frédéric Lordon, qui estime, à son tour, qu’ « il faut faire de ce film un événement politique réel ».

Y a des moments comme ça, sans être le centre du monde, où on peut devenir un genre de catalyseur, un point de contact entre plusieurs univers, où en peu de jours on croise des intellos, des militants syndicaux, où on sent autour de soi des énergies disponibles, à canaliser.
J’ai d’abord freiné.
Assez de boulot, assez de fatigue comme ça.
Et puis bon, allons-y, c’est une aventure.
Une responsabilité, peut-être aussi.
Avec toute une bande de parigots-picards, on s’est réunis dans un bistro, à imaginer des « Plans K. », comme Klur, la Kontre-offensive contre Macron and Co, l’oKupation de la place de la République, l’invasion des centres des impôts pour que LVMH et compagnies soient normalement taxés, etc.
Ca fusait, un peu désordonné.
J’y réfléchissais la nuit.
C’est mon truc, les nuits blanches.

Et puis arrive Goodyear.
Il faut mesurer l’injustice.
« On a un copain un jour qu’est arrivé sur le parking de l’usine, une corde à la main. Il est rentré dans le local, et là il nous sort : ‘‘Les gars, merci pour tout, mais maintenant, je vais me pendre.’’ On lui a pris la corde, quoi, et puis on a appelé la cellule psychologique dans la minute. C’était un appel à l’aide, sinon il serait pas venu. »
C’est Pierre Somé, un Continental qui raconte ça.
Et Evelyne Becker, la secrétaire du Comité d’entreprise de Goodyear, comptabilise : « On dénombre déjà douze décès, chez les Goodyear. Dont trois par suicide. Y en a un, 39 ans, il a reçu sa lettre, il nous a dit ‘On est foutus !’ Il est mort à l’hôpital psychiatrique de Péronne. Il avait une gamine de six ans… Un autre a pris des cachets, et boum sur la route de Corbie. Sans compter les cancers, les dépressions, les séparations. »
Voilà trente ans, je l’ai dit, que ma région, nos voisins, se prennent cette violence dans la tronche. Et en trente ans, comment ont-ils répondu ? Par la résignation, le plus souvent, en s’enfonçant dans un trop tranquille désespoir (rebaptisé « dignité »).
En trente ans de massacre industriel, alors qu’on supprimait leurs emplois, qu’on fermait leurs usines, qu’on emportait leurs machines, en tout et pour tout, eux ont secoué quelques ordinateurs à la sous-préfecture de Compiègne (les Contis) et ont retenu une poignée d’heures deux cadres qui se font tirer l’oreille (chez Goodyear) !
Voilà tout.
Voilà tout pour leur « violence ».
C’est-à-dire, rien.
Une placidité presque effroyable.
Un calme incompréhensible.
Et il faudrait les punir, en plus, pour ces si rares révoltes ?
Les condamner à de la prison ?

C’était le clou du spectacle.
Ou les clous sur le cercueil.
Après Florange, Goodyear devient comme un symbole : celui d’une trahison. Une peu surprenante trahison, on dira, soit. Personne n’attendait de miracle. Mais à ce point-là, quand même, ça laisse sur le cul. De « mon ennemi c’est la finance » à un banquier de Rotschild comme ministre de l’économie, et qui roule des pelles au Medef, et qui se balade aux USA avec Gattaz, et qui casse les 35 heures, et qui veut plafonner les indemnités de licenciement, et qui estime « la vie d’un entrepreneur souvent bien plus dure que celle d’un salarié », qui offre tout, le beurre, l’argent du beurre et son petit sourire au patronat. Tandis que pour nous, on ne lâche rien, même pas sur des symboles. Même pas sur l’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Même pas sur la ferme des mille vaches. Même pas sur des machins qui ne coûtent rien. Et l’état d’urgence par là-dessus, qui embastille les activistes écolos. Et les procureurs qui se sentent autorisés à cogner, à requérir contre les inspecteurs du travail ou les militants syndicaux.
Il était maintenant temps de dire : « Ça suffit ! »

Une fois posé ça, il restait à se mettre au boulot.
A un énorme boulot.
Qui démarre seulement.
On ne vous présente ici qu’un brouillon, un travail en cours.
Ce sont, d’abord, des discussions en interne, avec Sylvain, Baptiste, Johanna, Vincent, Ludo : « On y va ou on y va pas ? - On y va ! » Ce sont, ensuite, des rencontres, des courriels, des coups de fil, avec les assos, les Goodyear, les intellos, Hervé Kempf de Reporterre que je peine à joindre entre deux trains, entre deux gares, les dirigeants de la Conf’ idem, ici à Amiens mais à Paris aussi, à Lille, à Clermont-Ferrand, et rédiger des tracts dans tous les sens, et poser des calendriers, et sonder les uns les autres, et les modifier, et tenter de rallier des nouvelles forces, et imaginer des trucs inédits.
On est en plein dedans, encore.
Avec Vincent à la manœuvre.
Fakir comme fourmilière, qui grouille.

Parce qu’il faut tenter de concilier, sinon les contraires, du moins les complémentaires, entre Amandine qui distribue des câlins sur la place Gambetta et Freddy des abattoirs Bigard qui distribueraient plus volontiers des baffes. Entre la petite bourgeoisie et le mouvement ouvrier. Entre les verts et les rouges. Entre Paris et la Picardie. Entre la fantaisie et la politique. Entre Dolorès Esteban, élue coco dissidente au Conseil départemental, qui recueille des signatures au porte-à-porte, et Lordon qui vise « à renouer le fil avec 1848, et ce fil c’est quoi ? c’est la République sociale ». Et moi qui me demande comment on met ça en musique, et Vincent les mains dans le cambouis. Des réunions à s’efforcer de faire tenir tout ça, et ça tient, ça tient parce que tous, là, autour de la table, de la CGT, de la Ligue des droits de l’homme, de Solidaires, de Ensemble, de RESF, etc., tous le savent, le sentent, qu’il n’y a plus le choix, que c’est une nécessité : se rassembler.
Sinon, c’est le grand n’importe quoi.
La même semaine quasiment, en février, on a eu une manif contre Notre-Dame-des-Landes, une deuxième contre l’état d’urgence, une troisième contre la condamnation des Goodyear, une quatrième contre la réforme des collèges. Alors que toutes ces luttes ont une cause commune : en gros (mais la politique, c’est aussi de faire du « en gros »), en gros, un gouvernement au service de l’oligarchie.

Mais concrètement, donc ?
Concrètement, on tire un quatre pages à 70 000 exemplaires, « Le réveil des betteraves », que des dizaines, des centaines de tracteurs vont diffuser sur la Somme.
Concrètement, on lance un « Appel », franchement populiste, populiste sans complexe (je rappelle la définition du Petit Robert, avant que les journalistes n’en fassent une injure : « Courant littéraire s’appliquant à dépeindre avec réalisme la vie des gens du peuple »).
Concrètement, on fabrique une mascotte, Casuffix, ou je ne sais pas quel nom (elle reste à baptiser, le concours est ouvert) qui prendra la tête des cortèges.
Concrètement, on se retrouve à la Bourse du travail, le mardi 23 février, on mélange des intellos et du populo, des rouges et des verts, et on verra bien ce qui en sort.
Concrètement, on se rassemble le samedi 12 mars, devant le Palais de Justice d’Amiens, qui a condamné les Goodyear, mais aussi les Contis, et les Neuf de la Conf, et y aura du théâtre, des chansons, de la réflexion.
Concrètement, on agite tout ça, on secoue le cocktail, un peu en vrac, pour nous remettre du baume au cœur, pour sortir notre camp de la léthargie, lui redonner l’envie d’avoir envie.

Mais après.
Après, il faut élargir, se réimplanter, trouver des relais, dans les quartiers, dans les campagnes, chez les écoeurés, les résignés, les betteraves doivent prendre racine.
Ca ne se fait pas en un jour.
Ni en un mois.
Un an, je m’engage, moi, sur un an, un an à tenter, à nous efforcer, pour voir si, dans notre département, on rallume une flamme ou non, si elle s’étend.
Mais comment ?
Sans fausse modestie, nous disposons d’un outil : Merci patron !, qui ranime par le rire. A l’avant-première amiénoise, on avait invité des Contis, des Goodyear, mais aussi Laurent le plaquiste, Stéphane le peintre, Jean-Louis le maçon (parce que je refais mon rez-de-chaussée, c’était une passoire thermique, et ça, c’est vachement important que les lecteurs en soient informés), ou encore Mickaël, mon coach au club des Portugais, qui bosse dans le ménage à Paris. Avec eux je cause de chasse ou de Valbuena, mais jamais de politique. Jamais, non plus, ils n’avaient mis les pieds au ciné Saint-Leu, pour certains je leur ai indiqué l’adresse. Et je craignais leur réaction, de les avoir ennuyés. Mais non. Ils sont venus me voir après, les yeux rougis, encore émus : « Surtout, continue ton métier ! Ne te mets pas au bricolage ! »
Eh bien, ce film, nous l’amènerons dans toutes les salles municipales, et une projection à Querrieu sera plus importante qu’à Cannes ou à Berlin. Peut-être qu’au début on ne sera qu’une dizaine dans la médiathèque de Ailly, mais une dizaine de motivés, sur un bourg, c’est énorme, et à l’arrivée, nous aussi, nous serons trois cents, quatre cents, cinq cents à Oisemont.

On subira des échecs, sans aucun doute.
Mais on a le cuir tanné.
On est habitués à la défaite.
On s’en relèvera.
On inventera autre chose.
A notre tour d’ « étonner la catastrophe », comme le clamait Hugo, et de rouvrir dans les âmes le chemin de l’espérance.

Quoi ?
Faut que j’arrête de fumer des betteraves ?
Le lyrisme m’emporte ?
J’admets.
Mais y a des jours comme ça, il faut oser, jeter les dés, tenter quelque chose. C’est ça, ça ou regarder éternellement son pays, sa région, s’enfoncer dans la gadoue, dans les mesquineries, dans le pire. C’est assister à un désastre tranquille, avec lucidité certes, mais en spectateur, en observateur, plus qu’à demi-passif.
Et puis tant pis : on aura toujours vécu une aventure. Et vécu tout court.

Avec vous, tout ça.
Avec vous toujours.

[(Photo d’ouverture : Stéphane Burlot, Studio Hans Lucas.)]

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