Cochons : le modèle breton sur la paille ? (1)

par Vincent Bernardet 05/07/2016 paru dans le Fakir n°(71) Juillet - Août 2015

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Notre jambon vient de là-bas, à 60 % environ : de Bretagne. Alors, à l’invitation de Monique, on s’y est rendus. On a visité la « Pig Parade », des porcheries, le marché au cadran, rencontré des éleveurs, aperçu des milliers de cochons.
Pour comprendre comment est née la filière.
Comment elle s’est développée.
Comment elle se heurte, depuis un bail, à des obstacles, économiques et écologiques.
Comment on pourrait, éventuellement, mais c’est pas gagné, la transformer…

[**Mais bien sûr qu’on pouvait faire*] quelque chose : un reportage, par exemple.
On voulait la visiter, cette exposition, qui allie, d’après le site du Comité régional porcin, « audace, créativité et convivialité sur les quatre départements bretons pour inviter à changer de regard sur le métier d’éleveur de porcs ». On voulait les voir de près, ces « quinze cochons artistiques en béton » qui, d’après Le Télégramme, « ont intrigué et séduit les nombreux visiteurs. Les producteurs de porcs étaient à leur aise pour raconter leur métier qui souffre d’une mauvaise réputation » (24/5/2015). On voulait, nous aussi, participer à la fête et à la com’, oublier derrière les statues comme sous un tapis les algues vertes, les nitrates, tous les sujets qui fâchent. Alors, maillots de bain dans le sac à dos, on a grimpé dans le camion jusqu’aux plages de Paimpol…

[**Je me souviens*]
Sur la route, des images, des odeurs me sont revenues.
Parce que c’est le doux parfum de mon enfance, le lisier.
Je me souviens.
Je me souviens des vacances chez mon oncle Benoît, en Picardie, dans sa porcherie géante. Avec mon frère, on s’amusait au milieu des bêtes, à se faire peur avec les verrats, à prendre les porcelets dans nos bras.
Je me souviens de mon premier boulot, toujours chez lui, vers mes 16 ans. J’avais consacré le printemps à bloquer mon lycée, contre le CPE de Villepin, et au branleur que j’étais, mon oncle allait apprendre un « vrai » travail, me remettre les idées saines en place. Mes cousins aussi, déjà établis sur la ferme, bien de la campagne, voyaient avec joie arriver le bizuth…
Je me souviens de ma tante qui, tous les matins, me préparait un chocolat chaud et des tartines au miel. Une fois la dose de tendresse avalée, je commençais ma journée par la tournée des maternités.
Je me souviens de ma brouette. Dedans, j’entassais les porcelets morts-nés, étouffés durant la nuit, des petits corps bleus avec le visage ratatiné. J’enfonçais les restes de placenta dans les grilles au sol, les caillebotis.
Je me souviens que, plus d’une fois, mon chocolat est remonté, a failli passer par-dessus bord. Je me souviens quand il fallait descendre « dans le trou », au milieu de la cour, pour retirer la merde, par seaux entiers, lorsqu’elle bloquait les canalisations.

Je me souviens quand, encore chaste, l’on me chargeait d’inséminer les truies. Le verrat passait devant leurs cages individuelles, pour les exciter, et elles gueulaient, toutes en chaleur. J’enfonçais alors mon bras dans leur vagin, jusqu’au coude. J’appuyais sur la seringue. Je venais de me dépuceler, en série même, des dizaines de fois d’affilée.
Je me souviens des jours de coupe. On attrapait les porcelets dans la maternité, tout petits, mon cousin tenait le cochon, les pattes en l’air, et à la pince, crac !, je coupais leurs queues. On sentait comme un os au milieu, comme si on sectionnait un doigt, et aussitôt après, on brûlait pour cicatriser.
Je me souviens du seau, également, où l’on jetait toutes les couilles, un beau petit tas de couilles, que le vétérinaire incisait à vif, avec un scalpel, le petit cochon couinant (mais bon, comme ils couinaient tout le temps...).
Je me souviens de leur instant à l’air libre, un instant, un instant seulement, lorsqu’on les changeait de hangar. Il fallait leur faire traverser la cour et, avec des barriques, des tôles, former un parcours d’où ils ne s’échapperaient pas. On leur tapait sur les fesses, unique moment de contact amical : « Hue, cochette ! Hue ! », mais l’un d’eux, plus malin, poussait une planche de son groin, et se faufilait hors du circuit. Les autres suivaient en foule, ce qui nous garantissait du sport.
Je me souviens de mon sentiment d’alors : l’indifférence. J’étais accoutumé à tout ça. Juste fatigué, épuisé, les muscles et le cerveau hors service : pourvu que je devienne un intellectuel !

Je me souviens de mon salaire, après un mois et demi, mon oncle qui me reçoit dans son bureau :
« Ta fiche de paie. »
1200€.
J’étais riche.
« Retenue, frais divers : 400 €. »
« C’est quoi ‘‘frais divers’’ ?
— On t’a logé et nourri. Et puis, je t’ai pris pour que tu aies un travail, mais avec un ouvrier agricole j’aurais eu quelqu’un de plus productif. »

La colère était montée, mais je l’avais ravalée.
Je me souviens enfin que, aux repas de famille, mon oncle évoquait souvent la Bretagne, il s’y rendait souvent, le modèle breton : en Picardie, on l’empêchait de s’agrandir, alors qu’en Bretagne, pas de souci, il aurait doublé, triplé...

[**L’inspiration*]
Sur le port de Paimpol, c’est l’inauguration.
Les statues sont recouvertes d’un drap blanc, et bientôt le « président » de la manifestation et le maire de Paimpol coupent le ruban. Quelques banalités font office de discours, « j’ai beaucoup aimé l’approche artistique », « remet à l’honneur », « créativité », etc. On se renseigne auprès d’un des artistes, Urban Metz :
« Comment tu as travaillé ?
— En très peu de temps. On a eu le cochon en février, il fallait que ça soit prêt pour avril.
— Mais tu as visité une ferme pour t’inspirer ?
— Non non. C’était prévu qu’on visite une ferme, mais je n’ai pas pu encore y aller. J’irai bientôt.
— Moi je suis allé dans des fermes et...
— Ah ! Alors c’est comment ? Ils sont vraiment enfermés ?
— Ah bah oui. Ils ne voient le jour qu’entre le quai d’embarquement et le camion pour l’abattoir. Les truies sont dans des cages individuelles…
— On m’avait dit qu’elles étaient huit par enclos, qu’il y avait de la place…
— Pas du tout.
— Ah merde. Parce que tu vois, moi, les agriculteurs m’avaient pas dit ça.
— T’en as parlé avec des agriculteurs, alors ?
— Oui oui. Enfin, on est allés au Salon de l’Agriculture, à Paris, et dans le TGV on avait des éleveurs avec nous. Donc on a discuté. Enfin, on m’avait assuré...
— Et tu vois, là, sur l’image, le cochon a une queue en tire-bouchon, mais dans la porcherie on les coupe toutes…
— Oui oui, je sais. Mais le bien-être animal, moi, j’y suis très attaché, les chiens les chats... Tu sais on a beaucoup parlé avec les copains, de tout ça. C’était vraiment tendu, ils n’aimaient pas...
— Pour les cochons ? J’imagine qu’il y a pas mal d’artistes écolos...
— Ah bah oui tous. Mais même ici, on ne défend pas l’intensif. Personne ici ne défend l’intensif.
— Bah, c’est le but quand même. Enfin je veux dire le Comité régional porcin, l’organisateur, il veut ça, à travers l’expo, défendre l’intensif ?
— Oui mais nous, les artistes, on ne défend pas l’intensif. C’est sûr que, pour les éleveurs, c’est de la com’. Mais même si ce n’était pas voulu, ça suscite le débat… »

Il aurait fallu, là, peut-être, se lancer dans une grande controverse, sur le rôle de l’art, ses liens avec l’argent, avec les pouvoirs, l’Église hier, l’industrie aujourd’hui. Il aurait fallu, aussi, se quereller, ces statues colorées animent-elles le débat ou l’éteignent‑elles ?, fabriquant de la presse molle, « Il y a de l’art dans le cochon breton » annonce La Presse d’Armor (16/6/2015), de l’acceptation sociale, plutôt que de poser aux citoyens, aux députés, aux producteurs, de Paimpol à Quimper, de Rennes à Brest, cette rude question : quelle agriculture voulons-nous ensemble demain ? Mais on était trop crevé par le voyage.
On a salué le « président » – David Riou, un éleveur – et on est remontés dans notre camion…

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