Le fret en folie

par François Ruffin, Sylvain Laporte 09/03/2018 paru dans le Fakir n°(70) mai-juin 2015

On a besoin de vous

Le journal fakir est un journal papier, en vente dans tous les bons kiosques près de chez vous. Il ne peut réaliser des reportages que parce qu’il est acheté ou parce qu’on y est abonné !

C’est dans l’ADN de l’Union européenne : toujours plus de transports ! Mais dites-moi, euh, ça produit pas du CO2 ?

« Un. Les transports sont fondamentaux pour notre économie et notre société. »
Voici l’alinéa 1 du Livre blanc de la Commission européenne, paru en 2011, intitulé « Feuille de route pour un espace économique unique des transports ».
D’emblée, le dogme est asséné, enfoncé :
« La mobilité est essentielle pour le marché intérieur et pour la qualité de vie des Européens. Les transports permettent la croissance économique et la création d’emplois. »
C’est dans le code génétique de l’Union européenne depuis sa naissance, et même avant, depuis sa fécondation. Quel but se fixe, déjà, en 1951, la Communauté européenne du charbon et de l’acier ? «  Promouvoir le développement des échanges internationaux ». Le traité de Rome, six ans plus tard, juxtapose la « libre circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux », programme « l’interdiction, entre les États membres, des droits de douanes à l’importation et à l’exportation », avec un but mondialement libre-échangiste : « Contribuer au développement du commerce international et à la réduction des entraves aux échanges. »
Les marchandises doivent circuler.
Vite et pas cher.
Il leur faut des autoroutes.
Pas de taxes aux frontières.
De l’Acte unique en traités de Maastricht, d’Amsterdam, de Lisbonne, etc., les mêmes expressions reviennent, la même volonté se dessine. Jusque, donc, maintenant, ce Livre blanc.

Inébranlable

Ce document, je vous propose qu’on le parcoure ensemble, un peu en détail, car la prose bruxelloise en est comique, à force de dogmatisme, habité du même ridicule que la Pravda d’antan : ce sont les faits qui mentent.
Plutôt nier le réel que réviser ses croyances.
Ainsi, la Commission relève bien un souci : « La nécessité de réduire sensiblement les émissions de gaz à effet de serre, afin que le changement climatique reste inférieur à 2 °C… Il est impératif de parvenir à réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 60 % par rapport à 1990 dans le secteur des transports, qui est à l’origine d’une part importante et croissante de ces émissions… »

Or, on en est très loin : entre 1990 et 2007, les émissions de CO2 liées aux transports n’ont pas baissé, mais augmenté, et de 35 % !
« C’est maintenant qu’il convient d’agir », s’alarment les technocrates.
Soit, agir, mais comment ?
Qu’on se rassure : le dogme tient bon.
Inébranlable.
Sobrement ré-affirmé : « Freiner la mobilité n’est pas
une option. »
C’est l’alinéa 18.
Que je viens de copier en entier : « Freiner la mobilité n’est pas une option. »
Sept mots.
Trente-cinq caractères.
Une demi-ligne.
La littérature de la Commission est souvent absconse, tortueuse, techniciste,
juridicisante. Soudain, pourtant, la voici claire, concise, tranchante : « Freiner
la mobilité n’est pas une option. »

C’est l’axiome.
Le théorème de base.
Qu’on le bouscule, et tout le projet européen s’écroule : « La prospérité future de notre continent dépendra de la capacité de chacune de ses régions à rester intégrée dans l’économie mondiale, pleinement et de manière compétitive. L’existence de transports efficaces est cruciale pour y parvenir. »

Le « défi »

Dès lors, les raisonnements se font plus complexes, voire sinueux :
« Le défi consiste à rompre la dépendance du système de transport à l’égard du pétrole sans sacrifier son efficacité ni compromettre la mobilité. » Un sacré
« défi », oui ! On peut même appeler ça une contradiction : il faut que les marchandises circulent toujours plus, mais en polluant moins…
Les phrases deviennent moins claires, moins concises, moins tranchantes :

« La politique européenne des transports a pour
objectif premier de favoriser la mise en place d’un
système permettant de soutenir le progrès économique
européen, d’accroître la compétitivité et d’offrir
des services de mobilité de haute qualité tout en
assurant une utilisation plus efficace des ressources.
Dans la pratique, les transports doivent utiliser
l’énergie de manière plus limitée et plus propre,
mieux exploiter des infrastructures modernes et
réduire leur incidence négative sur l’environnement
et sur des composantes primordiales du patrimoine
naturel telles que l’eau, la terre et les écosystèmes. »

Plus de marché !

Mais comment résoudre cette quadrature du cercle ?
Comment dépasser la contradiction ?
D’abord, par la technique : « améliorer les performances énergétiques des véhicules pour tous les modes de transport ; développer et déployer des options durables en matière de carburants et de systèmes de propulsion ».
Ensuite, par le rail : « optimiser les performances des chaînes logistiques multimodales, notamment en recourant davantage à des modes intrinsèquement plus économes en ressources, dès lors que d’autres innovations technologiques s’avèrent insuffisantes (pour le transport de marchandises à longue distance, par exemple). »
Surtout, par le marché : « En appliquant des mesuresde marché telles que le développement complet d’un marché ferroviaire européen intégré, la suppression des restrictions au cabotage, l’abolition des entraves à la navigation à courte distance, l’absence de distorsion des tarifs, etc. »

C’est là que les idéologues de Bruxelles se révèlent vraiment dans leur fanatisme : à quoi conduit le libre marché, depuis quarante ans ? À des marchandises qui se baladent toujours plus à travers le continent, à une pollution manifeste. Quelle est donc la solution, selon eux ? Plus de marché !

Incompréhension

On s’amuse comme on peut.
Sur le site de la Commission, le chargé de com’ à la direction transports avait une gueule parfaite de premier de la classe, raie sur le côté et tout, le CV pro-business en ordre, Chambre de commerce du Royaume-Uni.
Je l’ai appelé :
« Excusez-moi, je suis journaliste, là, je découvre le sujet, mais je me demande : le simple, pour réduire les émissions de CO2, ça serait pas de réduire les transports ?
— ……………………... »

Y a eu un silence, là, je sais pas combien de lignes avec des points de suspension il faudrait pour le transcrire.
« ……………............. »
Un curé qui montrerait son derrière en chaire, pendant le sermon, ne susciterait pas il me semble plus de stupéfaction.
« Ah………………….. »
Ou un papy qui offrirait un godemiché, au pied
du sapin de Noël, à sa petite fille de trois ans.
« OK…………………….. »
Ou, dans un registre plus scientifique, les grandes découvertes de Kepler, Copernic, Galilée, Darwin, la Terre qui n’est pas plate, l’univers pas créé en sept jours, l’homme qui descend du singe, se sont sans doute heurtés à la même incompréhension.
« …………………… J’ai un texte par écrit qui répond à ça. Je vais vous l’envoyer.
— Ah super, merci ! Je vais le lire, et je vous recontacte après. »

J’étais sacrément enthousiaste. Mon interlocuteur moins, bizarrement, malgré
sa courtoisie : « Oui… Si vous voulez… »

Son texte ne répondait pas, malheureusement, à ma légitime interrogation. Il m’assurait, en anglais cette fois, que « considerable CO2 savings could be made by removing barriers for less greenhouse gas intensive modes of transport, such as rail ».
Un peu déçu, je l’ai rappelé :
« Je suis désolé, mais ça ne répond pas à mes interrogations. Est-ce qu’on ne devrait pas réduire les transports ? Et aussi : en France, on parle beaucoup de “relocaliser”, mais comment la Commission envisage ça ? Il faudrait restaurer des taxes sur,les transports ? »
Elles étaient inédites, pour lui, ces questions.
Fallait qu’il recherche.
On ne se confrontait même pas : on ne se comprenait pas.

Délocalisation, le cas Whirlpool

En 1989, Whirlpool (alors Philips) comptait 38 usines dans l’Europe des douze. Il lui en reste aujourd’hui sept dans l’Europe réunifiée.
Des « économies d’échelle », se félicite le PDG. Et grâce à quoi ? Au transport pas cher. Qui rend les délocalisations rentables.

[**C’était le premier plan social que je suivais,*] en 2002, chez Whirlpool. Les lave-linge partaient d’Amiens pour Poprad, en Slovaquie, avec 360 emplois en jeu. A la conférence de presse, les syndicats racontaient des histoires de « Livre 4 », de « comité d’établissement », « d’hygiène et de sécurité », j’avais pas tout compris.
A la fin, dans un coin, discrètement, un peu honteux, j’ai demandé à un délégué :
« Mais pourquoi, au fond, pourquoi les lave-linge partent en Slovaquie ?

- Tu veux vraiment savoir ? Alors, je vais te remettre une copie du rapport Sécafi-Alpha. Tu ne diras pas que c’est moi qui te l’ai donné : normalement, c’est confidentiel. Et tu le ramènes la semaine prochaine. »

J’ai épluché ça, durant un week-end.
C’était un gros dossier, plein de chiffres, de graphiques, mais vraiment très instructif. L’impression m’est venue, au fil de ma lecture, de comprendre la mondialisation, presque de l’intérieur. Je me suis mis à la place des patrons.
Alors voilà :

Le prétexte, c’était – annonçait le directeur – qu’ « en déplaçant notre production vers l’Europe centrale, on se rapproche de nos marchés ». Délocaliser ne semblait, dès lors, que justice : puisque ce sont les Tchèques, les Polonais, les Bulgares, qui achètent, comment s’étonner qu’ils héritent aussi des emplois ? Certes. Sauf que, à l’époque, 70% des lave-linge fabriqués à Amiens (plutôt du haut de gamme) étaient vendus en France. Et les 30% restants, au Bénélux, en Allemagne, en Italie, etc. Désertant pour la Slovaquie, la multinationale s’éloignait de ces marchés, plus qu’elle ne s’en « rapprochait ».

Une autre variable jouait, évidemment : la « masse salariale ». Et là, les ouvriers picards « manquaient de compétitivité » : eux s’engraissaient avec leurs 1 000 € par mois, tandis que les travailleurs slovaques acceptaient, d’après les documents, des « salaires dix fois moins élevés »... Sans compter des cotisations maladie, directement payées par l’Etat. Au final, en France, la main-d’œuvre représentait 12% de la valeur d’un lave-linge. Contre 2% en Slovaquie.

Grande échelle

Mais quel lien avec notre schmilblick ?
Quel rapport avec les transports ?
C’est la clé. Le PDG de Philips lui-même, Wisse Dekker, le prédisait dès 1989 : « Le Marché unique va fournir à l’industrie européenne l’occasion de s’organiser à une grande échelle…
Auparavant, il leur fallait jusqu’à 35 documents pour les déclarations d’import-export et les formulaires de transit. S’occuper de cette paperasse rendait le voyage trois à cinq fois plus long que nécessaire, et le coût de ces opérations administratives équivalait à 3 % de la valeur commerciale des produits »
(Harvard Business Review, mai 1989).

A quoi bon délocaliser, auparavant ?
Le profit risquait de se perdre en route.
Le Marché unique rendait les restructurations rentables.
Dans cet espace ouvert, les multinationales peuvent, désormais, ne conserver qu’un seul site par produit, pour tout le continent, et non plus par pays. Avec un bénéfice collatéral : la libre concurrence entre les travailleurs. Comme s’en plaignait, il y a trente ans, Wisse Dekker : « Les coûts sociaux, en Europe, nuisent à la compétitivité – la Sécurité sociale, les allocations chômage, handicapés, les dépenses pour l’éducation, et ainsi de suite. Aussi, on doit trouver les moyens d’avoir une industrie européenne compétitive grâce à des changement politiques. » Tout s’arrange…

12 000 kilomètres

Ce PDG n’était pas n’importe qui : il présidait en même temps la Table Ronde des Industriels, le principal lobby patronal à Bruxelles. En 1985, il avait publié « Europe 1990 : un agenda pour l’action », un document où il proposait de faire tomber les barrières commerciales et les frontières fiscales. En janvier 1985, justement, Jacques Delors prenait ses fonctions à Bruxelles et devant le Parlement européen, il faisait aussitôt part de « [s]on idée » : faire tomber les barrières commerciales et les frontières fiscales. Heureusement, le PDG n’avait pas déposé de copyright…

A l’automne 1991, les objectifs fixés par l’Acte Unique sont désormais achevés. Et, en décembre, doit se tenir un sommet des chefs d’Etat, à Maastricht. C’est le moment de « relancer l’Europe ». La Table Ronde des Industriels remonte au créneau. Outre la monnaie unique, que réclament les patrons, sous la houlette de Wisse Dekker ? « Pour faire la distance Chicago-Houston en camion, c’est-à-dire environ 2000 km, eh bien il faut 33 h. Pour franchir le même parcours sur le continent européen, entre Anvers et Rome, eh bien il lui faut presque le double de temps : 57 h. »

La réponse de Jacques Delors ne se fit pas attendre : il apporta satisfaction en direct dans La Marche du Siècle. « Un des premiers rapports de la Table Ronde des Industriels s’appelait Missing Links – les chaînons manquants, remarqua-t-il. Ça veut dire qu’on ne pourra pas tirer tous les bénéfices du grand marché intérieur si l’on ne peut pas circuler plus vite et moins cher dans toute l’Europe. Et par conséquent, dès 1985, nous avions proposé au Conseil des Ministres un programme ambitieux d’infrastructures. »

Le rapport « Missing Links » (pondu par le patron de Volvo) datait de 1985, et « dès 1985 » Jacques Delors avait proposé ce « programme ambitieux ». Cette émission La Marche du Siècle date de septembre 1991, et « dès 1991 » Jacques Delors lance le TEN – le Trans Europe Network, le réseau transeuropéen. Qui comporte, donc, 12 000 kilomètres de voies rapides pour poids lourds.

Chaises musicales

Pourquoi cette obsession du béton ? C’est qu’avec le marché unique, l’Europe a fait tomber les barrières commerciales, fiscales, monétaires : restait à éliminer les barrières physiques. Ils avaient éliminé les frontières de l’histoire, il leur fallait abolir les frontières naturelles. A quoi aurait servi un « grand marché intérieur », si déplacer des marchandises était demeuré coûteux en temps, en essence ?
Grâce au transport, rapide et pas cher, les conditions étaient réunies.
Pouvait démarrer un jeu de chaises musicales avec les usines.
Des décennies de restructurations à « grande échelle ».

Dix années après le lave-linge, c’est la chaîne de sèche-linge qui, en 2011, a failli partir d’Amiens, à son tour, pour la Slovaquie. Pour la garder ici, les ouvriers amiénois ont consenti à la suppression de 153 postes, au passage de 32 à 35 heures sans augmentation, à l’abandon des 13 jours de RTT, et l’Etat a offert plus deux millions de Crédit Impôt Recherche et un cadeau sur la taxe pro.
La Picardie n’est pas une exception. C’est toutes les fabriques Whirlpool, de fours, de frigos, de congélos, qui se baladent entre l’Allemagne, l’Italie, la Suède, la Pologne. Un simple décompte suffit : en 1989, Whirlpool (alors Philips) comptait 38 usines dans l’Europe de l’Ouest, l’Europe des douze. En 2002, il n’en restait plus que dix dans l’Europe réunifiée, l’Est inclus. Et aujourd’hui, d’après leur site : sept, sept « centres de production » pour tout le continent.

La partie continue.

Ce vendredi matin, la nouvelle paraissait dans Les Echos : « Whirlpool lance l’intégration de l’italien Indesit », racheté l’an dernier. Il faut traduire : Whirlpool lance la désintégration de sa filiale. « Pour cela, il s’agit de se réorganiser de façon à gagner en efficacité (suppression des doublons, réorganisation de la production…). L’impact sur les quelque 25 000 employés en Europe n’a pas encore été chiffré, mais il est déjà sensible chez Indesit. Selon la dirigeante de Whirlpool, environ 30 % des salariés en charge de postes de direction du groupe italien ont déjà quitté l’entreprise. L’avenir de l’usine française de Whirlpool à Amiens reste, lui, inconnu. »
Et tout ça, au passage, alors que Whirlpool demeure le second vendeur d’électroménager en France…

Écrire un commentaire

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.