La guerre de la 5G aura-t-elle lieu ?

par François Ruffin 23/11/2020 paru dans le Fakir n°(94) Juillet-Août

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La 5G, et l’iPhone 11. Voilà pour eux, pour Bruxelles, pour Macron, voilà pour eux le progrès…
C’est le symptôme d’un vide. D’un vide politique. D’un vide d’espérance. D’une classe dirigeante sans horizon.

« Pour que l’Union européenne continue de faire la course en tête, j’ai lancé sans attendre une initiative afin d’accompagner et d’accélérer nos efforts de recherche en Europe sur la 6G. » (Le Monde, 29/01/2020). A peine nommé commissaire européen, au Marché intérieur, quelle est donc la priorité de Thierry Breton, l’ancien patron de France Télécom ? L’Europe sociale ? L’harmonisation fiscale ? Non, ça, on l’attend depuis trente ans, ça peut encore attendre. Quelle est sa priorité, pour nos peuples, pour notre avenir, quelle est son urgence ?
La 6 G ! La 5 G n’est pas encore arrivée, 40 % du territoire Française ne dispose pas de la 4 G, Bussus-Bussuel (code postal 80 135, dans la Somme) et des centaines de communes en sont toujours à la 0 G, mais nos têtes pensantes, à Bruxelles, elles, nous préparent déjà la 6 G.
Et pourquoi ? Pour « accélérer », pour « faire la course en tête ».
Mais faire la course vers où ? La course vers la folie !
Et à quoi serviront ces milliards, dizaines de milliards, d’investissements ? A multiplier « les objets connectés ». La veste connectée pour cheval (qui contrôle les pulsations cardiaques). Les baskets Nike connectées (auto-laçantes). La fourchette connectée (qui envoie une vibration si on mange trop vite). La montre connectée qui décompte notre temps de vie. Le décapsuleur connecté (qui, lorsqu’on ouvre une bière, envoie une notification à nos amis).
Quand, comme seul horizon, comme cap, pour notre continent, avec notre histoire, avec nos sentiments, les technocrates de Bruxelles n’ont que la 6 G à offrir, c’est le symptôme d’un vide. D’un vide politique. D’un vide d’espérance.

Mais à Paris, également. Des grandes foires de la « French Tech » aux « Tech for Good », Emmanuel Macron qui « digitalise » les services publics, met des tablettes dans les écoles, oriente les élèves avec les algorithmes de Parcours Sup... « L’intelligence artificielle va disrupter tous les modèles économiques, prophétise-t-il, et je veux que nous en fassions partie. Je veux que nous ayons des champions de l’intelligence artificielle ici en France, et attirer les champions du monde entier ».
Mais des champions pour faire quoi ?
La technique, soit, mais au service de quelle humanité ? Au service de quel projet ? La question n’est jamais posée : car la technique, en elle-même, c’est leur proooooooojet.
A l’Assemblée, une semaine sur deux, le numérique et les start-ups sont au programme de ma commission des Affaires économiques : « Quelles sont vos ambitions pour la 5G et quel est l’horizon de déploiement de cette technologie très attendue par nos citoyens et nos entreprises ? » On a longtemps attendu le retour du Christ, ou Godot, mais voici notre grande « attente », notre nouvelle Espérance, d’après mes collègues députés : la 5 G. Et le secrétaire d’Etat nous la vante comme le Messie : « Le financement de la 5G sur 100 % du territoire est un enjeu majeur de compétitivité face aux autres continents... La Commission a alerté les États membres : ils doivent tous s’engager dans cette démarche afin de faire de l’Europe un champion mondial des réseaux 5G... Si la France et l’Europe parviennent à équiper leurs territoires et à atteindre un bon niveau en 5G, ce sera pour notre continent un atout de compétitivité énorme... La société du gigabit sera atteinte avec la fibre optique et un réseau 5G performant sur l’ensemble du territoire... Cela nous donnera un sacré temps d’avance ou, en tout cas, nous enlèvera un sacré temps de retard sur beaucoup de pays... Il faut que nos Jeux Olympiques soient également exemplaires dans le domaine de la 5G en 2024... » Un collègue centriste a rebondi : « Je devrais peut-être aussi vous remercier de nous faire rêver en parlant de 5G... »

Mais qui cette « 5G », et son cortège de « compétitivité », de « champion mondial des réseaux », de « société du gigabit », de « temps d’avance » et « temps de retard », qui cette 5G fait-elle encore rêver ?
Comme l’écrit Dominique Bourg : « On comprendra aisément que l’adduction d’eau, l’électricité, le chauffage central, l’accroissement des surfaces d’habitation, les machines à laver le linge et la vaisselle, la chaîne du froid, une forme de mobilité aient débouché sur une augmentation réelle et tangible de notre bien-être. Mais ces améliorations fondamentales et qualitatives ne peuvent avoir lieu qu’une fois. La simple accumulation indifférenciée de biens matériels ne saurait suffire à elle seule à augmenter notre sentiment de bien-être. »
Ce n’est plus ça, le « progrès », ni la 5G ni bientôt les « frigos connectés ». Et sans avoir lu Dominique Bourg, les gens le sentent, éprouvent cette usure.
Les gens, oui.
Mais pas nos dirigeants.
Ou ils font semblant.
Ils continuent comme avant.

C’est la solution de facilité, pour eux : « Au lieu de réguler l’industrie alimentaire pour qu’elle produise de la nourriture saine, nous offrons aux gens des fourchettes intelligentes », ironise le chercheur américain Evgeny Morozov. Qui nomme cela le « solutionnisme »  : « Refondre toutes les solutions sociales complexes en problèmes précis ou en un processus transparent optimisable avec des algorithmes adéquats ». On veut limiter le transport aérien, par des lois, par de la politique ? La majorité En Marche ! répond par de la technique : « Ce secteur s’est lui aussi lancé dans les innovations technologiques : biokérosène, biocarburants... N’oublions pas Solar Impulse, qui a parcouru 40 000 kilomètres sans carburant en volant jour et nuit ! C’est un exploit ! Ayons confiance en la science. »
Dans les années 60, Jacques Ellul écrivait : « L’homme ne pouvant vivre sans sacré, il reporte son sens du sacré sur ce qui a désacralisé la nature : la technique. Dans le monde où nous sommes, c’est la technique qui est devenue le mystère essentiel. On "croit" en elle, parce qu’au moins ses miracles sont visibles et en progression. »
Ce temps, me semble-t-il, est révolu. Le sacré revient dans la nature. La technique inquiète, ou lasse, plus qu’elle n’enthousiasme. Jules Verne appartient au passé. Le mythe de Prométhée s’est inversé…

La Convention citoyenne sur le climat en témoigne : « Instaurer un moratoire sur la mise en place de la 5G en attendant les résultats de l’évaluation de la 5G sur la santé et le climat ». C’est l’une des 150 conclusions des 150 Français réunis, une proposition adoptée à 98 %. Une technologie « sans réelle utilité », ont-ils même osé.
Aussitôt, dans les ministères, c’est le branle-bas de combat : va-t-on appliquer cette recommandation « sans filtre », comme le promettait le président ? Bloquer la 5G ? Dans la foulée, Elisabeth Borne, à l’Ecologie, et Olivier Véran, à la Santé, se fendent d’un courrier au Premier ministre pour lui demander « d’attendre l’évaluation de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) avant le déploiement de la 5G ». On peut se douter que « l’évaluation » de l’Anses, déjà peu pointilleuse, ne sera pas trop sévère avec les ondes. Mais le délai permettra au moins d’endormir un peu les passions. De gagner du temps.
Agnès Pannier-Runacher, la secrétaire d’Etat à l’industrie, elle, bondit : « Faisons attention à ne pas prendre du retard et à ne pas se retrouver dans la situation qu’on a déjà vécue plusieurs fois en France où on veut être plus intelligents que tout le monde et à la fin on est plutôt en retard sur le reste de la compétition... » Mais comme cet appel à « donner aux entreprises de la compétitivité additionnelle » ne fait pas franchement tripper, elle ose : « La 5G, ça a été un élément assez important de la Chine pour lutter contre le Covid. » La 5G, c’est bon pour la santé !

La bataille de la 5G aura-t-elle lieu ?
Il semble bien.
Même parmi les dirigeants, on ne fait plus bloc, des failles apparaissent. En mai, des députés Les Républicains ont demandé une « commission d’enquête sur le déploiement de la 5G », pointant « l’absence de données relatives aux effets biologiques et sanitaires potentiels dans les bandes de fréquences considérées ».
Et même Bouygues, Martin Bouygues, opérateur historique du sans fil, s’interroge : « Loin d’être mature », la 5G « suscite plus de méfiance et de scepticisme que d’engouement et d’enthousiasme ». Et le grand patron estime qu’ « escamoter le débat public serait une grave erreur ». Il enjoint du coup le gouvernement à « repousser de quelques mois supplémentaires l’attribution des fréquences 5G ». Des enchères prévues en septembre, pour un lancement du programme en décembre.

La bataille, démocratique, de la 5G doit avoir lieu.
Pas seulement en maniant la peur, l’inquiétude pour la santé, pour l’environnement. Mais plus profondément, en porteur d’espérance : est-ce là notre priorité ? Le sens du progrès ?
Voilà qui me ramène à notre entretien, il y a quelques années, avec Jean Birnbaum, auteur de Un Silence religieux :

Fakir : Je partirais d’un truc tout bête : la sortie de l’iPhone 7. « Il arrive », j’ai entendu à la radio. Tous les médias en frémissaient. C’était comme la descente du Saint-Esprit sur les apôtres au moment de la Pentecôte… « C’est ça, je me suis dit, notre nouvelle espérance ? »

Jean Birnbaum : C’est l’horizon qui est vendu aux jeunes, en tout cas, dans les pubs, sur Internet, à longueur de télé. Mais si tu ne veux pas te laisser écraser par tout ça, étouffer par l’argent, les gadgets, la consommation, il faut autre chose.
« Autre chose », ça me rappelle une anecdote. Y avait un journal, révolutionnaire, dans les années 90, qui s’appelait justement Autre chose. Les contributeurs devaient voter pour trouver le titre, y avait toute une série de noms, L’Avant-garde, etc., et les gens cochaient tous la dernière case : « autre chose », parce qu’aucun nom ne leur plaisait. Et donc le plus de voix, c’était « autre chose ». « Bah, pourquoi on ne choisirait pas Autre chose ? » ils ont conclu. Il me semble que c’était un super titre. Si tu n’arrives pas à imposer un autre horizon que l’argent, un « autre chose »

Je suis convaincu de cela : que dans Nuit debout, que chez les Gilets jaunes, que dans les Jeunes pour le Climat, que chez les BlackLivesMatters, que tous les mouvements récents sont hantés par ça, par ce désir d’« autre chose ». Par l’horizon étroit, désespérant, qui nous est offert. Par un au-delà de l’iPhone 11 et de la 6 G...
Autre chose, un autre « progrès » : non plus technique, pour demain, mais humain, dans les liens et non plus dans les biens…
La 5G, c’est un choix de civilisation : la continuation, ou une bifurcation.
La « compétitivité additionnelle » comme Graal, ou « autre chose ».
Il nous faut maintenant plus qu’un « moratoire » : une victoire. Un « stop ».

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