La Camisole économique

par François Ruffin 17/05/2017 paru dans le Fakir n°(42) octobre-novembre 2009

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Sur commande de Nicolas Sarkozy, le directeur de l’INSEE a rendu son rapport sur « le partage de la valeur ajoutée ». Tout va bien. C’est « stable ».
Les salariés n’ont pas de quoi râler contre les actionnaires. Voilà qui devrait servir, espèrent le MEDEF et ses médias, de « base saine aux négociations ». Et pour cause : il n’y a « rien à négocier » !
Fakir corrige la copie de cette « science économique » qui doit servir de camisole aux esprits.

La rumeur enflait. Elle partait des travaux de Michel Husson et de ses collègues de l’IRES - Institut de Recherche Economique et Sociale - qui causaient d’une « baisse tendancielle de la part salariale »1 . Guère militante, la Bank for International Settlements confirmait : « La part des profits est inhabituellement élevée à présent (et la part des salaires inhabituellement basse). En fait, l’amplitude de cette évolution et l’éventail des pays concernés n’a pas de précédent dans les quarante-cinq dernières années »2 . Même Alan Greenspan, l’ancien directeur de la Fed, la Banque centrale américaine, s’y mettait : il notait un « découplage entre faibles progressions salariales et profits historiques des entreprises » qui lui faisait « craindre une montée du ressentiment, aux Etats-Unis comme ailleurs, contre le capitalisme et le marché »3 .

A Fakir, découvrant cette donnée, on avait consacré des articles à ce « hold-up géant », mais aussi une affiche, une saynète, une chanson. Plus un papier dans Le Monde diplo, une émission de radio à «  Là-bas si j’y suis », et des débats bien sûr sur ces « 9,3 % du PIB qui ont glissé depuis 1983, de la poche des salariés à celle des actionnaires ». Olivier Besancenot arrondissait à 10%. L’économiste Frédéric Lordon divisait par deux avec sérieux. Allez, même 5 %, ça laissait du grain à moudre.

5 % de toutes les richesses produites en France, vous imaginez le pactole ? 5 % de 2 000 milliards = 100 milliards d’euros, chaque année. Dix fois le trou de la Sécu, vingt fois le déficit des retraites. Ces chiffres-là étaient dangereux : ils donnaient aux mécontents, aux syndicats, aux manifestants, un argument scientifique pour tout contester. Pour refuser les « réformes » en cours. Pour réclamer du « pouvoir d’achat ». Un slogan se répandait : « Qu’on reprenne ces milliards aux riches d’abord ! »

Contre-attaque

Pour calmer les nerfs du pays, l’Elysée - et le MEDEF - sont passés à la contre-attaque. Eux n’ont pas fait des affiches, des saynètes, des chansons. Non : ils ont commandé un rapport. A Jean-Philippe Cotis, le directeur de l’INSEE4 . Rendu le mercredi 13 mai 2009, il a aussitôt déclenché, en une seule journée, plus d’articles, de reportages, de chroniques dans les médias que nos patients efforts n’en récolteront jamais. Dans cette bataille des idées, eux disposent de tanks (- mais notre guérilla vaincra !).

Dès le réveil, à 7h20 sur France Inter, Dominique Sceux - qui oeuvre au quotidien patronal Les Echos - jubile : « Le premier constat est la parfaite stabilité dans la répartition de la valeur créée par les entreprises entre d’un côté les rémunérations et de l’autre les profits. Les salariés en captent à peu près les deux tiers. Cela n’a pas varié depuis vingt ans. » Sur France Info, sur LCI, sur i-télé le refrain est martelé chaque quart d’heure, d’« une part des salariés dans la richesse produite chaque année plus stable ». Au Figaro, c’est carrément l’extase : « Au vu des conclusions du rapport remis ce matin au chef de l’Etat, on se demande sur quoi les partenaires sociaus vont bien pouvoir négocier. [...] On se rend compte, une fois de plus, qu’il n’y a pas de problème de salaires en France. Ce faisant, la mission Cotis donne quitus aux positions du Medef : la part des salaires dans la valeur ajoutée est restée stable dans l’hexagone. » Tout est vraiment pour le mieux dans la meilleure des économies possibles.
Voilà qui doit servir de « base saine » aux négociations entre « partenaires sociaux »...

Contre-contre-attaque

Nous avions rêvé, ou menti donc. Une illusion d’optique, ces milliards, dizaines de milliards voire centaines de milliards que les capitalistes - pour parler comme les incendiaires démagogues - nous auraient pris et qu’il nous suffirait de reprendre. Une impression trompeuse, ce sentiment que les salaires stagnent, que la précarité croît pour les travailleurs - tandis que s’accumuleraient en face bénéfices et dividendes.

D’après la « mission Cotis », - ou plus exactement, d’après le résumé qu’en offrent médias et ministres - il n’y aurait plus à protester, plus rien à « négocier ».
Ou juste à la marge : de la « participation » et des « intéressements ».
L’enjeu du débat est de taille.
Il mérite qu’on reprenne notre travail de fourmis.
Qu’on scrute de près ce si parfaitement « objectif » rapport Cotis. Qu’on en pointe les biais, qui en font - d’après nous - une « base malsaine » pour les négociations.

Biais n°1 : Depuis quand ?

La part des salaires serait « stable ».
D’accord, mais depuis quand ? Depuis la guerre ? Depuis l’éternité ?
Non, « depuis vingt ans » - répètent les antennes.
1989 constituerait donc la référence. Comme par hasard : la part des salaires a chuté, très vite, d’un coup, après 1983, alors que les gouvernements Mauroy puis Fabius optaient pour la « désindexation  », alors que les « restructurations » installaient un chômage de masse dans la société française. En 1989, la dégringolade est (presque) achevée.

Comme référence, on choisit le point bas des dernières décennes. Et on peut alors constater la « stabilité » si l’on compare avec 1983 (le point haut), mais aussi avec 1978, ou même avec 1973, 1968, 1963, la part des salaires a baissé.
Un peu.
Même en utilisant leur graphique.
Qu’on va maintenant démolir.

Biais n°2 : Proportion des salariés

Le rapport Cotis « oublie » une donnée essentielle : la proportion des salariés.
Ainsi, en 1982, salariés et chômeurs représentaient 84 M de la population active (et se partageaient 63,27 % de la valeur ajoutée brute). Ils constituent aujourd’hui 92 % des actifs (et perçoivent 57,95 % des richesses). Donc non seulement le gâteau a rapetissé, mais en plus il est divisé entre davantage de salariés !
Que s’est-il passé ? Tout simplement, des emplois de paysans, artisans, commerçants furent détruits. Or, la part de leurs « revenus mixtes » s’est effondrée : de 30 % en 1949, à 11 % en 1982, jusque 8 % aujourd’hui. Et ces petits points rognés ne sont pas allés aux salaires - même si leurs enfants, ou eux-mêmes, venaient gonfler les rangs des salariés.

Pour établir un graphique honnête, il faut alors - comme disent les statisticiens - le « corriger des taux de salarisation ». Ce que la mission Cotis fait, mais seulement dans un « chiffrage alternatif » - que les médias ne retiennent donc pas.

Biais n°3 : Part des profits

Et si on inversait ? Si l’on renversait la question ? Si, à la place de tracer la courbe des salaires, on dessinait celle des profits - l’« excédent brut d’exploitation », en langage savant on appelle ça, et le terme convient plutôt bien...
Là, tout s’éclaire. Le doute ne subsiste plus : ça grimpe.
Presque constamment depuis 1949. 18%, environ, alors. Au-delà des 20 % dans les années 70. Par dessus les 30 % désormais.
Dix points de gagnés, bel et bien, pour l’actionnariat.

CQFD : l’offensive menée, par le Capital, contre les revenus du Travail a bien rapporté aux actionnaires, aux PDG, un formidable tas d’or. Pour lancer la contre-offensive, il faut d’abord ancrer dans nos esprits quelques certitudes, solides. Que les prochaines « missions » et « commissions » ne viendront pas déraciner.

1 Sur le site hussonet.free.fr, 23 septembre 2007.
2 « The Global Upward Trend in the Profit Share », Working papers n°231, juillet 2007.
3 Financial Times, 19 septembre 2007.
4 Le rapport complet est disponible sur le site : www.ladocumentationfrancaise.fr

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