L’art de la guerre : Sommes-nous prêts pour la bataille ? (3/5)

par François Ruffin 18/04/2017 paru dans le Fakir n°(55) mai - juillet 2012

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Les financiers ont déjà aiguisé les couteaux, lubrifié les canons, préparé les munitions.
Et nous ?

Dans une guerre, c’est la première des batailles : celle des idées.
Qui est déjà largement engagée… Avec de maigres moyens.

« Il n’y a pas d’alternative au désendettement de l’Etat » (Nicolas Baverez). « Avons-nous d’autres choix qu’une certaine forme de rigueur ? » (Stéphane Paoli). « Il est des réformes incontournables sur lesquelles il ne devrait pas y avoir de débats » (le Cercle des économistes). Etc. Du matin au soir, les perroquets médiatiques se relaient avec un seul et même refrain : résignez-vous !
Car, il y a peu encore, le libéralisme était vendu comme un projet positif, « la mondialisation heureuse ». Il n’est plus que le masque du renoncement : on ne peut pas faire autrement.
Devant pareil martèlement, même les esprits les plus aguerris plient : « Mais on y peut quoi, nous ? », me demandait une dame, lors d’un débat à Grande-Synthe (59).
Eh bien, il faut se convaincre et convaincre que « si, nous pouvons ».

[**Rabâcher*]

Quant à la dette, qui n’est qu’un médiocre problème de plomberie, de trous à boucher, il faut se rappeler, et rappeler, qu’ailleurs ils ont pu. En Islande, en Argentine, en équateur, avec des recours ici au défaut, là à l’inflation, voire à la dévaluation. Mais dans notre histoire de France, également, on s’est relevé du surendettement plusieurs fois par siècle – sans grands drames, sinon pour les créanciers saignés, pour les nantis ruinés (voir Fakir n°53).
De quoi rouvrir notre imaginaire.
Et Serge Halimi de proposer un « emprunt forcé » :

« Au lieu de s’adresser aux marchés financiers et de leur céder les taux d’intérêt extravagants qu’ils vont demander, on se dit qu’il y a une masse d’épargne considérable en France, et que cette masse d’épargne considérable en France n’a pas de raisons particulières de s’investir sur les marchés mondiaux à la recherche des meilleurs profits. Après tout, on a vécu pendant des décennies avec une épargne française ou allemande qui finançait des projets nationaux, voire des projets continentaux, plutôt que des bulles spéculatives à Hongkong où en Argentine.
Parce que les Français épargnent davantage qu’ils ne consomment, il y a donc des capitaux disponibles, mais malheureusement ces capitaux s’évaporent à l’échelle de la planète, ne sont pas investis dans la perspective de projets utiles. »

Tout ça, et bien plus encore, on doit se le répéter comme eux le répètent. C’est le b. a.-ba, le point de départ, que cet effort de contre-information. Pour acclimater nos cerveaux, et ceux de nos voisins, cousins, copains, pour les accoutumer à des ruptures majeures. Non comme des mots jetés en l’air, dans l’excitation, mais comme des idées qui deviendront des actes.

De l’audace, de l’audace, encore de l’audace !
« Le pays réclame – et, si je ne me méprends pas sur son tempérament, il exige – des expériences hardies et continues, énonçait Roosevelt en 1932, en pleine crise. C’est le bon sens de choisir une méthode et de l’essayer. Si elle échoue, admettez-le franchement et essayez-en une autre. Mais par-dessus tout, il faut essayer quelque chose ! »

[**Quels médias ?*]

C’est une faiblesse de taille. De quels médias disposons-nous pour répandre notre mauvaise parole ? Des bouts de ficelle, des feuilles vieillies, des sites amateurs, des machins alternatifs, un Là-bas si j’y suis isolé, et dans notre ère de l’image, aucun “BFM-TV de gauche” – qu’il nous faudrait pourtant. Au kebab de la gare du Nord, c’est sur BFM-TV qu’est branchée la télé – la chaîne du business au milieu des immigrés prolos ! Ni le « non » au référendum de 2005, ni le mouvement sur les retraites, ni la constitution du Front de gauche n’ont bâti un média de masse. Là où, à la Libération, avec ses quotidiens régionaux et nationaux, le Parti communiste diffusait sa presse à quatre millions d’exemplaires chaque jour…
À la place, ou en attendant, les petits ruisseaux d’infos feront les grandes rivières.

Et ça marche, plutôt.
Nos idées progressent.

Il faut se souvenir d’où nous partons. De ces années 80 où « la dénonciation systématique du profit », « le dogmatisme marxiste », « la lutte des classes », « le partage de la valeur ajoutée », « les nationalisations », « la redistribution des richesses », sont rangés, par la gauche elle-même, « au magasin des accessoires » – dixit un Laurent Fabius alors Premier ministre. C’est l’heure où s’ouvre, d’après le premier secrétaire du PS Lionel Jospin, « une parenthèse libérale ». Devenu chef du gouvernement à la fin des années 90, lui-même ne fermera pas cette parenthèse, d’un « l’Etat ne peut pas tout » à un « mon programme n’est pas socialiste », en passant par les privatisations d’Airbus, France Télécom, etc.
Du passé, d’un siècle de mouvement ouvrier, on a bien fait table rase.
Et il y a cinq ans encore, cinq ans seulement !, on était encore bien près du point zéro : la candidate du Parti communiste elle-même, en 2007, ne désignait aucun « adversaire », mot qu’elle n’utilisait pas. Dans les rangs de la gauche, même « de gauche », « la lutte des classes » était une expression interdite, vieillotte, qui faisait ricaner. Aujourd’hui, elle est re-devenue une évidence. Aujourd’hui, l’adversaire est nommé : la « finance », les banquiers, les multinationales. Aujourd’hui, l’Europe n’est plus ce totem, intouchable, qui nous assure paix et prospérité pour l’éternité.

Ce sont des pas immenses que nous avons franchis, en un temps si court. Parce que nous avons fait notre travail idéologique, avec des livres, des émissions, des tracts, des débats, des meetings. Parce que, surtout, avec la chute de Lehman Brothers, les banques abreuvées d’euros, les golden parachutes de leurs traders, la fermeture de Continental, etc., le réel a œuvré plus efficacement, dans les consciences, que mille heures de propagande. C’est une longue route, encore, et nous ne sommes pas au bout.

[**Le chemin des libéraux*]

Depuis bien longtemps, j’en suis convaincu : pour clore « la parenthèse libérale », nous avons à refaire, en sens inverse, le chemin parcouru par les néo-libéraux dans l’après-guerre. Eux étaient marginalisés, alors. Même la droite américaine était convertie au keynésianisme. Une poignée d’intellectuels, autour de l’économiste autrichien Friedrich Hayek, reprend le flambeau.
Leur pensée conquiert des universités, des journaux, s’implante chez les Républicains. En 1964, pour la première fois, c’est un adepte du libéralisme, Barry Goldwater, qui représente ce parti à la présidentielle aux états-Unis.
Une formidable campagne est alors menée (j’emprunte ici à Serge Halimi, Le Grand bond en arrière, Fayard, 2004) :

« Les jeunes militants conservateurs ont, pendant des mois entiers, organisé des milliers de réunions publiques, collé des millions d’enveloppes, distribué des tracts aux portes des usines et des bureaux. Ils attendent la victoire le 3 novembre qui vient, ils sentent leur nombre et leur foi, ne croient ni aux sondages ni aux médias.
En septembre 1964, l’un des penseurs de la droite américaine, William F. Buckley, s’adresse à eux – et il sait que son propos va les décevoir. Pour énorme qu’elle soit, la mobilisation du peuple de droite au service de Barry Goldwater ne suffira pas. Pas cette fois, pas encore. Le pays n’est pas prêt ; ce serait trop tôt d’ailleurs, la bataille des idées ne fait que commencer. Buckley lui-même n’a que 39 ans.
En septembre 1964, il annonce donc
“la défaite imminente de Barry Goldwater” à un public d’étudiants républicains persuadés du contraire. C’est le silence, la consternation, quelques sanglots aussi. Puis, avec son style inimitable, très vieille Angleterre, précis et précieux à la fois, Buckley leur explique :

“Une pluie diluvienne a gorgé une terre assoiffée avant que nous ayons eu le temps de nous préparer. L’élection de Barry Goldwater supposerait l’inversion des courants constitutifs de l’opinion publique américaine, elle exigerait que cette brigade ardente de dissidents publics dont vous êtes la météore incandescente tout à coup se métamorphose en une majorité du peuple américain, lequel, subitement, surmonterait une lassitude fortifiée par une génération entière, absorberait la vraie signification de la liberté dans une société où la vérité est occluse par les mystifications verbeuses de milliers de savants, de dizaines de milliers d’ouvrages, de millions de kilomètres de papier journal ; un peuple américain qui, prisonnier pendant toutes ces années, parviendrait subitement à fuir avec nonchalance les murs d’Alcatraz et, marchant d’un pas léger sur les mers infestées de requins et de courants contraires, trouverait enfin la sûreté sur la rive.”
La rive, la terre promise, demeure cependant dans la ligne de mire. Pas cette fois, plus tard. Mais à condition de mobiliser des recrues, “pas seulement pour le 3 novembre, mais pour les prochains novembres, afin d’instiller l’esprit conservateur chez tant de gens que bientôt nous verrons dans cette élection non pas les cendres de la défaite, mais les graines bien plantées de l’espoir. Celles qui fleuriront un beau novembre à venir”. »

De fait, Barry Goldwater s’est ramassé une gamelle en novembre 1964. Mais les graines de l’espoir ont fleuri, des années plus tard, avec les triomphes de Ronald Reagan, Margaret Thatcher et consorts.

Nous en sommes là, à peu près, il me semble.
À condition de mobiliser des recrues, d’instiller l’esprit de combat chez bien des gens, les graines de l’espoir peuvent germer.
Mais pas arrosées avec nos pleurs…

“La lutte des races” a remplacé “la lutte des classes”.
Il faudra beaucoup œuvrer pour imposer le mouvement inverse…

« On est en France, on est tous égaux, qu’on soit noirs, qu’on soit blancs. Pourquoi y en a qui auraient plus de droits que nous ? » Romain habite, à Abbeville (Somme), le quartier de l’Espérance – qui porte bien mal son nom. Avec quatre enfants, lui ne bosse que le samedi, comme agent de nettoyage : « C’est toujours les mêmes qu’on prend. On devrait nous appeler aussi. » Les immigrés à l’amende, donc, ici – à l’origine de son chômage. Son voisin d’en face s’en prend aux jeunes. Un autre aux faux handicapés, etc.

[**Binaire*]

« Chacun voit la justice à sa porte, analyse Patrick Lehingue, professeur de science politique à Amiens. Et ça fonctionne toujours avec des couples antinomiques, assez simples. Il n’y a pas quarante façons, pour les gens, de classer en juste / injuste. Soit c’est le “riche” contre le “pauvre”, les “petits” contre les “gros”, comme on dit. Soit c’est le “dedans” contre le “dehors”, les “ jeunes” contre les “vieux’”. »
À l’unanimité, depuis les années 80, socialistes éditorialistes, économistes, l’ont déclaré obsolète, le temps des « petits contre les gros ». Loin de cette « démagogie  », eux célèbrent Edgar Morin et ses « pensées complexes », son « éthique de la reliance », son « antécédance », etc. Des joies pour l’esprit, sans doute, mais tout sauf une critique sociale. Les ravis de la vie s’en pourléchèrent.
Mais les vaincus, les laborieux, les insatisfaits, les frustrés, les « pauvres », s’ils ne devaient plus reprendre aux « riches », où allaient-ils les chercher, leurs adversaires ? Les profiteurs du système ? Les causes de leur malheur ?
Parmi les malheureux, souvent.

[**Les maîtres de l’argent*]

Durant des meetings entiers, dans les années 70, François Mitterrand vitupérait contre les « les maîtres de l’argent, l’argent, l’argent, les nouveaux seigneurs, les maîtres de l’armement, les maîtres de l’ordinateur, les maîtres du produit pharmaceutique, les maîtres de l’électricité, les maîtres du fer et de l’acier, les maîtres du sol et du sous-sol, les maîtres de l’espace, les maîtres de l’information, les maîtres des ondes. Nous ne ferons pas payer cher le malheur de tant de siècles. Mais pour l’argent, l’argent, toujours l’argent, alors c’est vrai : il ne faut pas trop qu’ils y comptent ».

Le racisme existait déjà, alors, plus virulent peut-être, dans cette France de l’après-guerre d’Algérie. Mais sans traduction électorale parce que, notamment, la « lutte des races » était éclipsée par la « lutte des classes » – qui dominait l’arène publique.
Mais voilà que, devenu président – et alors que chantiers navals, charbons, acier, etc, passent, « pan par pan », à la moulinette des « restructurations » —, François Mitterrand abandonne cette bataille en direct à la télévision : « La lutte des classes n’est pas pour moi un objectif, jure-t-il maintenant. Je cherche à ce qu’elle cesse ! » C’était en 1983. Un autre clivage allait aussitôt s’y substituer. En 1984 : « Ça ne vous paraît pas évident que le nombre de plus de six millions d’étrangers en France est en relation directe avec le fait qu’il y ait trois millions de chômeurs ?, répétait Jean-Marie Le Pen, à la télévision. Ça me paraît évident et ça paraît d’ailleurs évident à beaucoup de Français. » Cette « évidence » gagnait du terrain, en effet : longtemps groupusculaire, le Front National franchissait, pour la première fois, la barre des 10 % aux élections européennes…
« Le problème, ce n’est pas l’immigré, c’est le banquier » : avec pareil slogan (de Jean-Luc Mélenchon), la gauche renoue avec ses fondamentaux. Qu’elle ne s’attende pas, néanmoins, à être entendue illico – après trois décennies à répéter que « le profit n’est pas l’ennemi »

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