Ce César, je vous le dois !

par François Ruffin 17/05/2018 paru dans le Fakir n°(80 ) Date de parution : avril-juin 2017

On a besoin de vous

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À Longueau, près d’Amiens, le vendredi 3 mars,
notre rédac’ chef réalisateur candidat partageait son César avec
les ouvriers de Whirlpool, les auxiliaires de vie sociale,
les employés de Simply Market, les enseignants de Montaigne,
les cheminots du dépôt, les camionneurs d’XPO…

Ce soir, pour démarrer, je voulais vous projeter un extrait de La Vie est belle, de Frank Capra. Mais on a un problème : il y a trop de monde !
Notre écran est trop petit, les soustitres sont illisibles, la sono trop mauvaise…
Donc, je vais vous commenter ce passage. Que raconte l’extrait qui défile ? Là, vous avez Georges Bailey, c’était un banquier, un banquier sympa, donc un banquier ruiné. Du coup, il s’embrouille avec sa femme, il a pris une cuite au pub, il vient de planter sa bagnole dans un arbre, tout va mal. Et là, celui que vous voyez, c’est son ange gardien. Que fait son ange gardien ? Est-ce qu’il retient Georges ? Non, il saute dans l’eau à sa place ! Que fait Georges ? Il ne sait pas que c’est son ange, il ne l’a jamais rencontré. Il passe par dessus la rambarde, il saute à son tour, ramène l’ange sur la berge. Là, l’ange lui dit :
« Je t’ai bien sauvé quand même ! »
Georges lui répond : « Mais t’es malade ! C’est moi qui t’ai sauvé !
— Non, c’est moi qui t’ai sauvé en te laissant me sauver ».

Se sauver par les autres

C’est pas mal, nan ?
C’est le sens que j’ai envie de donner à notre soirée. Comme l’ange, je crois qu’on se sauve en sauvant les autres. Et vous savez, quand on regarde Merci patron !, on peut se dire : « Ah, François, il sauve les Klur ! » J’ai souvent entendu ça. Mais les Klur m’ont sauvé aussi. Quand je démarre Merci Patron !, j’ai le moral dans les chaussettes, et justement parce que je broie du noir, je décide de faire un truc avec de la couleur, de la joie, de la fantaisie. La première séquence est tournée en Belgique.
On va enquiquiner le siège de LVMH. Ce jour‑là, il fait le même temps que dans le film de Capra. Il neige, des congères. On a du vent glacial. Il fait le même temps sur Bruxelles que dans mon coeur, la déprime, et je me dis :
« Maintenant, il va falloir faire de l’humour ! »
Et on se prend au jeu. Ce sont les Klur, c’est Marie-Hélène, c’est Catherine Thierry, c’est Madeleine Charton, c’est Marco Van Hees qui m’aident à surmonter ma propre tristesse. Parce qu’en faisant ce film, j’éprouve une fraternité, et si vous êtes là ce soir, c’est aussi pour ça, par désir de fraternité. Et en même temps, je trouve une raison d’être, me bagarrer pour la famille Klur. Finalement, eux me sauvent aussi.

Mais ça n’est pas une surprise pour moi :
avec Fakir et depuis dix-huit ans, en permanence, quand je ne vais pas bien, je pars en reportage, et je me sauve par les autres, par leurs vies, leurs récits.
Voilà pourquoi, première raison, ce César je vous le dois. Et j’espère que dans la salle, il y a un paquet de Marie-Hélène, de Catherine, de Marco, de Madeleine. Et si vous n’en êtes pas encore, vous avez encore le temps de le devenir !

Une réponse : les gens

Pourquoi, deuxième raison, ce César je vous le dois : c’est vous qui avez fait exister le film. Parce qu’il faut mesurer le paradoxe : au départ, le CNC refuse de verser un euro pour Merci Patron !. Voilà comment nous accueille le monde du cinéma !
Et à l’arrivée, on récolte un César durant leur soirée ! Qu’est-ce qui s’est passé entre temps ? Il y a eu vous ! Il y a eu les gens ! Il y a eu toute une série de batailles, dont je fus – je l’accepte – le général en chef, dont Fakir fut l’état-major, et nous avons établi une stratégie. Mais vous avez été nos troupes, des troupes très libres, pour mener une guérilla cinémato-politique.
Parce qu’au départ, il y a quoi ?
Un film sur une délocalisation, une usine textile, dans le Nord, avec des ouvriers… Vous imaginez la perspective commerciale ?
Mais il y a eu vous. Vous, d’abord, pour financer la postproduction. Vous, ensuite, pour distribuer des tracts, envoyer des courriels, prévenir les comités d’entreprise. J’ai en mémoire, par exemple, une avant-première à Chambéry, l’exploitant avait prévu une salle, et on s’est retrouvés à projeter le film dans deux salles en même temps, deux fois d’affilée, et c’était encore blindé ! Ça a été un bordel monstre, et pourquoi ? Parce que des gens, à Chambéry, avaient fait exister le film en amont, et de ces « gens », anonymes, il faut tirer quelques noms, quelques visages : là, je veux saluer Jean-Pierre Delbonnel, libraire là-bas, Claude, le secrétaire de l’Union locale CGT, Patrice qui tient la salle de l’Astrée. Parce que, si le film a marché, c’est que des salariés, dans les salles, ont aussi fait leur boulot, et l’ont bien fait, pour hisser le film...

[**Je me souviens d’une discussion*] avec les dirigeants d’Attac, qui eux ne souhaitaient pas soutenir Merci Patron !. D’après eux, le film n’était pas vraiment politique. Je leur ai répondu :
« Vous verrez, vous serez débordés par votre base. »
Et c’est ce qui s’est passé à Attac et dans plein d’organisations. En haut les cadres doutaient :
« Mais est-ce un vrai film de lutte ? », ça n’était pas assez sérieux, pas assez pédagogique, ça ne délivrait pas les bonnes leçons. Et la base, elle, vous, elle se marrait, jubilait, répandait Merci Patron ! comme une traînée de poudre.
Je m’arrête ici un instant parce que c’est au coeur de mon film, sur la forme : comment faire militant sans être chiant ? Et comment ne pas, chez les dirigeants, s’amputer d’un « sentiment du populaire », comment ne pas cérébraliser toute l’activité militante, comment ne pas rater un film comme ça, qui s’appuie sur les affects, le rire, les larmes, la colère, la joie, tandis que les pisse-froid des appareils vont se demander : « Est-ce que c’est vraiment un film syndical ? Où est la force collective ? »
Comment remettre des affects dans leur pratique ? Je citerai Gramsci, qui dit : « L’erreur de l’intellectuel consiste à croire que l’on peut connaître sans comprendre et surtout sans ressentir et être passionné. » Les passions, les affects, ça fait aussi partie de la politique, et il faut vivre avec, en jouer, les remuer, ça n’est pas un truc sale.

[**Donc, les gens.*]
Les gens pour la levée de fond. Les gens pour le bouche-à-oreille. Mais on avait encore un gros obstacle, les médias. Et là, le cadeau, la censure pure et nette : « La direction d’Europe 1 refuse que je vous reçoive à l’antenne. » Quelle chance ! Parce qu’aussitôt, le raz-de-marée des gens ! Ça déborde des pages Facebook, des comptes Twitter, une mobilisation sur les réseaux, les gens contre Lagardère et Bernard Arnault, et Europe 1 qui m’ouvre ses portes...
Les gens qui affluent dans des salles, avec 500 000 entrées, mais aussi en dehors des cinémas, avec des projections sur les places, dans les bourses du travail, dans les unions locales le matin des manifs, ou encore dans les cars qui montaient à la capitale. Ce succès, ça condamnait le petit monde du cinéma à me nommer aux Césars sous peine de ridicule.
Mais pourquoi Merci Patron ! a-t-il été élu ? Parce qu’il y a une lutte des classes interne au cinéma. Le panel des votants, là, ce n’est plus trente bonshommes qui se réunissent en huis clos, c’est le grand monde du cinéma, c’est quatre mille personnes, ça veut dire que, dedans, il y a des projectionnistes, des ouvreuses, des exploitants de salles. Sur RTL, au moment où je fais mon discours, ils ont coupé le truc, et le réalisateur Patrice Leconte, qui commentait, a dit que Merci Patron !, ça n’était pas vraiment un film (alors que je revendique aussi le côté artistique de mon film et je les emmerde !), et Patrice Leconte a poursuivi : ce choix, c’est de la faute des « techniciens » qui ont décidé d’élire ce machin, il a regretté. Eh bien alors, je suis fier d’avoir été choisi par les tâcherons du cinéma plutôt que par ses seigneurs !

Nous sommes la France

Au passage, je voudrais discuter d’un truc.
À un moment de mon discours, là-bas, je balance que les acteurs, ils pourraient très bien être délocalisés en Roumanie, et je suis applaudi par la salle. Je ne m’y attendais pas.
Je me préparais aux huées. Des internautes ont commenté, ensuite, sur Twitter, sur Facebook : « Ce sont des sales hypocrites, etc. », avec plein de mots méchants, parce que les réseaux sociaux, je découvre ça, c’est pas le plus beau reflet de l’âme humaine. Enfin bon, moi, je ne suis pas d’accord. Je me dis, tant mieux, tant mieux si j’ai réussi, un moment, à toucher le public qui est en face de moi. Vous savez, la salle Pleyel comptait 1400 personnes, il y a à coup sûr une fraction très liée à l’oligarchie, mais il y a aussi des gens qui ont loué un costume pour la soirée, c’est leur jour de lumière. Si on les considère uniquement comme des ennemis, c’est qu’on se met soi‑même dans le ghetto, qu’on n’est pas dans une stratégie – je citais Gramsci – une stratégie hégémonique, c’est-à-dire d’être capable de parler à tout le monde, de se faire comprendre de tout le monde, de convaincre le plus grand nombre.
Je le disais à Flixecourt, en lancement de campagne : « Nous sommes la gauche. » Mais nous sommes aussi la France. Si on veut la diriger demain, il faut que nous sachions parler à tout le monde, ici à la salle Daniel‑Féry, mais aussi à la salle Pleyel à Paris.

Quel courage ?

Pourquoi, troisième raison, ce César je vous le dois : c’est vous qui m’avez donné la force de prononcer ce bref discours.
Un aparté, d’abord : l’effet de surprise qu’a produit mon propos, la sidération chez des milliers de gens, ça en signifie long sur le degré de censure, d’autocensure, de l’univers télévisuel. Si la télé était vivante, ça devrait arriver tous les jours. Là, ça advient comme par effraction. Ou même, ce détail, que l’on recadre mon tee-shirt « I love Vincent » Vous imaginez, un tee-shirt, un message d’amour, c’est déjà trop dissident, trop révolutionnaire pour Canal+…
Dans le même registre, je cite toujours Xavier Mathieu, le délégué Continental, qui sur le plateau de Pujadas lui réplique : « La violence, quelle violence ? Où elle est la violence ? » Cette scène m’a ravi, comme si on apercevait de temps en temps des éclairs dans la nuit. Mais on reste quand même dans la nuit télévisuelle, dans la nuit médiatique où ça, ça n’est qu’une exception, deux minutes arrachées, là où ça devrait être la règle.
Ensuite, plein de gens qui m’ont dit : « Qu’est-ce que c’était courageux tout ça ! » Il ne faut pas se la raconter. Quand j’allais au rassemblement des Glières, un maquis dans les Alpes, les gens me disaient : «  Vous êtes un nouveau résistant. » Les résistants devaient affronter les nazis, et c’était quand même une autre paire de manches que les caméras de Canal+ et Georges Clooney !
Je voudrais même dire l’inverse : je ne suis pas un héros. Au contraire, comme chacun d’entre vous, je suis un individu qui est traversé par le doute, l’incertitude, la peur et ainsi de suite.

[**D’où je pars ? Quand j’étais jeune,*] je souffrais d’un manque absolu de confiance en moi.
Je nourrissais une grande révolte intérieure, solitaire, mais avec une telle timidité que, franchement, je n’osais pas aller acheter le pain, c’était une épreuve. Je pars de là. Alors, comment j’en arrive à interpeller tout seul le président de la République en direct sur Canal+ ? Pourquoi il y a ce « courage » ? D’abord, justement, je ne me suis jamais senti tout seul. Je vous ai sentis avec moi. Je vous sens avec moi depuis un bail, pas seulement vous ici, mais des milliers de personnes, de lecteurs, de spectateurs, à travers le pays. Je me sens porté par vous, et protégé par vous, par mon équipe. Ce qui me donne une audace, un « courage » si vous voulez.
Pour la campagne de Merci Patron !, ça fait un an que je reçois des milliers de remerciements. Dans les manifs à Paris, des fois, j’ai l’impression d’être le général de Gaulle à la Libération, avec des accolades, des selfies… ça change le regard que l’on porte sur soi-même. La semaine avant les César, on met plus de six cents personnes à Flixecourt, comment voulez‑vous que je me sente tout seul ? Comment voulez-vous que je ne me sente pas poussé, quand il y a plus de six cents personnes à Flixecourt ? Il y a le bon accueil chez les Whirlpool, aussi, Frédéric, ici, le délégué CFDT, qui connaît les paroles de Merci Patron ! par coeur, et cette chaleur, ça fait que je me sens légitime, légitime à porter votre parole, Corinne, Stéphane, François. C’est vous qui me poussez et c’est vous qui m’encouragez. Si je trouve ces mots‑là, à ce moment-là, c’est aussi que je suis une oreille depuis dix-huit ans, qu’avant Whirlpool j’ai rencontré les salariés d’Abélia, de Parisot Sièges de France, de Flodor, de Goodyear, les auxiliaires de vie sociale. À force de rencontres, ça infuse en moi, les mots des gens, les sentiments des gens, les aspirations des gens, leurs espoirs, leurs colères, comme une éponge, tout ça devient un peu mien. Même si moi, je ne suis pas un fils du peuple, et je ne veux pas jouer à ce que je ne suis pas. Mais ces rencontres, cette proximité, m’ont évidemment transformé. Et quand je parle, c’est avec en moi des centaines de noms, de visages, de familles Klur. Je suis nourri par ça.

[**Voilà tout ce qui a renforcé ma confiance.*]
Et c’est un mot-clé, la confiance.
Mon souci, ça n’était pas la « prise de conscience », je l’avais cette conscience que le monde va pas bien. Ce qui me manquait, c’est la prise de confiance que, ce monde, je pouvais un peu le changer. Alors, pas tout seul, avec vous.
Et c’est à ça que je voudrais que ce César serve, qu’il symbolise : une reprise de confiance collective. On peut gagner. On peut gagner contre les Bernard Arnault. On peut sortir les gens de l’indifférence. On peut leur redonner confiance, en eux, en nous, pour changer le monde, un peu, pour reprendre en main notre destin commun.

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