Carnet de bord : Hard-Salariat

par François Ruffin 15/05/2018 paru dans le Fakir n°(80 ) Date de parution : avril-juin 2017

On a besoin de vous

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Chez Lidl, on ne casse pas que les prix.
Les employés aussi, on les broie, et allègrement avec ça. Karine, Omar, Lynda et les autres en ont fait l’expérience : ou quand la pression sur les salariés devient un outil de gestion des coûts.

Amiens, lundi 28 novembre

[**Je passais au « Tribunal des affaires de Sécurité sociale »*] pour Céline (dont on suit le dossier, son mari David est décédé à 40 ans d’un cancer de l’oesophage, il bouffait de l’amiante chez un sous-traitant de Valéo).
On attend les juges.
Devant, les avocats enfilent leurs robes. À côté de moi, sur le banc, une dame à
piercing, cheveux courts, le visage rougi, qui mâche nerveusement un chewing‑gum :
« C’est le comité d’accueil ? elle me demande. On passe devant tout ce monde ? » C’est pas le grand apparat, cette salle d’audience, plutôt vieillotte, mais apparemment ça l’impressionne. Je lui confirme que oui, qu’elle doit causer à la barre, dans le micro, mais que c’est tellement mal sonorisé, de toute façon, que dans le public, personne n’entend rien.
« J’aurais su, je ne serais pas venue ! elle me réplique.
— Vous souffrez de quoi ?
— Hypertension, à cause du travail, mais la Sécu n’a pas voulu me reconnaître en maladie professionnelle.
— Ils vous ont répondu que c’était
‘‘hors tableau’’ ?
— Oui, voilà. Pourtant, c’est la médecine du travail qui m’a fait licencier. Ma tension ne retombait pas.
— Et vous travailliez où ?
— À Lidl. 17 ans. On est trois. Un monsieur, 19 ans, son frère, 17 ans. Ils dégagent les anciens. »

Son affaire est finalement repoussée. Avec Karine (on l’appellera Karine), on échange nos numéros pour prolonger la discussion.

Mercredi 6 décembre.

[**Karine se pointe à Fakir, et avec qui ?*]
Avec « Omar », un ancien copain du foot, de Ribemont-sur-Ancre, vachement sympa, un vrai numéro 10, qui distribuait le jeu, surnommé comme ça en l’honneur, je crois, d’un joueur du PSG. Le gars chaleureux, souriant, c’était un bonheur de jouer à ses côtés.
La surprise !
Et comment tu vas ?
Il va bof.
Très bof.
« J’étais directeur de magasin, et la nouvelle chef de réseau m’a assailli de reproches, de critiques, mis plus bas que terre. Tous les jours elle était sur mon dos.
À force, j’ai fait un burn‑out. Jamais j’aurais cru en arriver là. Parce que j’ai tout fait, le psychiatre, le psychologue, jamais je n’aurais pensé mettre les pieds là-dedans. Quand je suis entré là-bas, à l’hôpital, je me suis demandé : mais où je suis ? Je faisais une dépression, ma tête n’allait plus, ils m’ont mis sous traitement. Avant, je ne dormais pas de mes nuits, tellement j’étais inquiet, je me
demandais ce qui allait m’arriver en magasin. Mais avec les cachets, je ne me réveillais plus le jour !
Mon frère, lui, il a carrément fait un malaise dans son magasin. Les pompiers l’ont transporté, mais ça n’a pas été reconnu comme un accident du travail. Il a demandé une rupture conventionnelle, après vingt ans de boutique…
— Ils font le ménage, en ce moment. »

À deux, avec Karine, ils égrènent les cas :
« Ma chef de caisse, elle est toujours en maladie pour dépression.
— Ils en ont toujours après madame Maurice, ils veulent la licencier…
— Leboucher, il est passé près de la porte.
— Jessica, elle fait des heures de dingue, pour y arriver, garder son boulot… »
Mais le pire, il m’a semblé, c’est
« Lynda ». « Elle était chef ’mag’ depuis, je ne sais pas ? Quinze ans ? Là, ils abandonnent son magasin, ils en réimplantent un autre, tout beau, tout neuf, juste à côté. Mais là, ils disent qu’elle n’est pas capable de gérer le nouveau magasin ! Alors que c’était son métier ! Ils la rétrogradent adjointe, mais tu vas voir le mieux : ils lui ont demandé de signer une lettre, comme quoi c’était elle qui demandait à être rétrogradée !
— Et elle a signé ? je demande.
— Eh oui. Elle est soumise. Elle veut garder son boulot. »

[**Il faudrait sonder cette soumission*], due à la peur sans doute, due à la paie : « On gagne bien, jusqu’à 2500 € net comme chef ’mag, pour 42 heures déclarées ». Mais je me demande s’il n’y a pas pire, moins avouable, plus intime : eux se sont donnés corps et âme à leur entreprise, soirées et week ends, fidèles au poste, « fidèle » c’est-à dire avec la foi, attendant une reconnaissance de là-haut, et maintenant ils se sentent abandonnés, un sens qui s’envole, une part de leur vie qui s’écroule. J’énonce ça confusément. Ça me fait penser aux exclus du Parti communiste, période stalinienne, quand les hérétiques étaient évincés de la grande famille, cette douleur qui les habitait : comment continuer à exister après ?
Et en face, ces multinationales qui en jouent.
Sur de la psychologie.
Sur l’appartenance à un « Groupe ».
Jusqu’à broyer en série les salariés vieillissants, plus coûteux, moins malléables, avec des rhumatismes bientôt, et de l’ancienneté à verser. Une casse mentale que le distributeur fait financer par la Sécurité sociale, Pôle emploi, la solidarité nationale.
Extrait de la plainte que porte Karine devant les prud’hommes, soutenue par la CGT :

Avec 470 licenciements pour inaptitude sur le dernier bilan social (soit une hausse de 14%), la SNC LIDL « a la chance » à ce jour d’être le leader incontesté (24 fois plus que la concurrence) dans ce domaine et ce depuis bien plus longtemps que la « meilleure chaine de magasin » (pub télé). Toujours leader dans les condamnations pour non respect des temps de pauses depuis 03/2011 la SNC LIDL est condamnée plus de 30 fois sur ce motif par la plus haute juridiction.
Bilan social catastrophique de la SNC LIDL sur l’année :
 470 licenciements pour inaptitude soit une hausse de 14%
 1 354 démissions soit une hausse de 31%
 2 313 licenciements soit une hausse de 22%
 301 862 jours pour accident du travail ou maladie professionnelle, soit une hausse de 16%
 6 883 accidents du travail soit une hausse de 19%
 17 handicapés suite à un accident du travail
 607 instances judiciaires où l’entreprise est en cause, soit plus 13%
 2 951 283 € de transactionnel, soit une hausse de 39% sur l’année de référence mais une hausse de 165% depuis 2012

[**Mais qu’importent*], ces petites statistiques : pour 2015, Lidl enregistre 1 milliard de bénéfices. Et ça fait quand même nettement plus de zéros. Qui partent presque intégralement pour le propriétaire, Dieter Schwarz, 3e fortune d’Allemagne, 23e mondiale, avec 21 milliards au compteur.

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