Boutons les Anglais !

par François Ruffin 13/03/2017 paru dans le Fakir n°(78 ) décembre 2016 - janvier 2017

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Calais (62), dimanche 18 septembre

On est chez nous.
Les anglais nous envahissent.
Ils ont installé leur frontière à Calais

J’ai accepté l’invitation de C Politique, sur France 5 : « Vous serez en plateau, m’a informé la rédaction, en compagnie d’un CRS basé à Calais, un syndicaliste à l’Unsa-Police, qui a tenu un carnet de bord…  » Baptiste me l’a donc imprimé (merci Baptiste !), et je potasse ça, ce matin, avant mon match de foot : « crise migratoire sulfureuse… explosion de la criminalité… justice débordée… »
C’est bizarre.
Je suis né à Calais. Ma famille réside dans le coin. J’y ai exercé, un été, comme localier à La Voix du Nord. Hier encore, samedi, j’y suis passé à mon retour de Belgique. Et pourtant, jamais je n’ai écrit sur « la jungle ». Le plus proche, parfois, qu’on néglige.

« À Calais, Londres finance l’édification d’un mur végétalisé en béton haut de quatre mètres pour sécuriser la RN 16… Ce mur, d’un coût de 2,7 millions d’euros, doit être équipé de caméras de vidéosurveillance… » C’est un papier du Monde, que m’a sorti Baptiste (merci Baptiste !), et ça me réveille une fibre patriotique, cette info : comment ça ? On laisse les Britanniques bâtir un mur chez nous ? Le sacrifice de Jeanne d’Arc n’a donc servi à rien ? « Ce sont déjà les Anglais qui, dans le cadre du plan Cazeneuve, avaient financé les clôtures installées en 2015 le long de la rocade portuaire, pour un coût de 15 millions d’euros. » (Le Figaro, 9/9/2016.)
Et d’apprendre que, à Calais, se trouve un « double commandement français et britannique », que « des policiers britanniques patrouillent, autour de la ville, contre les passeurs », etc. Non mais, ils nous envahissent, les Britishs ! On n’est plus chez nous !
On a chassé la royauté par la guillotine, et voilà qu’elle revient par la Manche !

Ça y est.
J’ai une position.
Ça me vient comme une évidence, à la lecture de ces papiers : En quoi c’est notre problème, ces migrants ? Ils veulent aller en Angleterre ? Ils croient que ce pays vaut mieux que notre douce France ? Quelle erreur ! Jamais ils n’ont goûté des fish and chips à la marmelade, les pauvres ! M’enfin, tant pis pour eux. Qu’on les laisse passer, nous. Qu’on leur facilite même le voyage :
on pourrait louer des ferries, et on les amène de l’autre côté du Channel. Qu’ils se démerdent avec les Anglais, ensuite. C’est plus notre souci. Que la jungle s’installe à Douvres ! Ça me paraît le bon plan.
M’enfin, je me méfie de mes élans…
J’appelle donc Jacky Hénin, pour vérifier.
C’est l’ancien maire communiste de Calais, Amiénois à temps partiel, qui me sert, à l’improviste, ce dimanche midi, de conseiller politique. Il me délivre un historique sur sa ville, l’industrie qui se barre, le port mal en point, le malaise social, oubliant que je vais passer à la télé ! Faut que ça tienne en douze secondes, camarade !
«  Tu trouves pas qu’on est complètement inféodés aux Anglais, là ? Pourquoi c’est à nous de repousser les migrants à leur place ?
— Si, tout à fait. D’ailleurs, je l’avais dénoncé dans un article du
Rusé, mon petit canard à Calais.
Plutôt que ce bricolage, là, et que je te bâtis un mur avec Castorama au sud, et que je te démantèle un bout de bidonville au nord, et que je t’envoie les réfugiés au fin fond de l’Aveyron, tu ne te dis pas : ‘‘Bon, eh bien, s’ils veulent rallie l’Angleterre, qu’ils y aillent ! Qu’on les aide, même !’’
Exactement. On concluait ça, dans Le Rusé. Les communistes du Calaisis ont même lancé une pétition pour ça : ‘‘Laissons-les passer !’’ »
Me voilà rassuré : c’est de gauche...
D’ailleurs, je découvre un rapport dans ma doc : la Commission nationale consultative des droits de l’Homme qualifie la France de « bras policier de la politique migratoire britannique  ». Nous sommes vassalisés !

Y a tout ce qui faut, dans la loge : des Skittles, des mini-cannettes de Coca, des M & M’s, je pique tout pour mes enfants.
Ludovic Haelewyn, le CRS, est venu avec sa femme. Elle allume la télé, TF1 retransmet justement un reportage tourné à Calais, un camion pris d’assaut, des cris, des coups, des courses, des flammes, Apocalypse now. Pendant que son mari commente en direct, me raconte son métier, son ordinaire, ses collègues…
« Mais vous ne vous dites pas : ‘‘C’est pas à nous, pas à la France de faire ce sale boulot, c’est aux Anglais.’’ En plus que maintenant ils sortent de l’Europe…
— Nous, on est policiers. On reçoit des ordres, on les exécute.
 »
J’insiste, titillant l’orgueil national :
« Mais quand même, vous êtes CRS, ça veut dire ‘‘Compagnies républicaines de sécurité’’, pas ‘‘Soldats de Sa Majesté la Reine’’…
On ne fait pas de politique, nous. On ne la conteste pas. Les ministres ont pris des décisions… La frontière britannique se trouve maintenant sur le sol français…
— Ça remonte à quand ? 
 »
Il recherche sur son téléphone portable.
«  Les accords du Touquet, 2003.
— Signés par Nicolas Sarkozy ?
— Oui.
 »

Le même qui, quelques jours plus tard, veut revenir sur ces accords du Touquet ...

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