Bébé secoué

par François Ruffin 07/10/2016 paru dans le Fakir n°(75) mai - juin 2016

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C’est la faute à pas de chance ?
Ou à des restrictions budgétaires ?
Le drame, est-ce qu’il aurait pu être évité ?

« Ca fait trois drames, trois, en combien ? Pas longtemps. »
Thierry est éduc’, à Brive-la-Gaillarde, dans une asso d’aide sociale à l’enfance.
Il en a « marre », qu’il dit, mais on peine à le croire tant il énonce ça calmement. Il n’en « dort plus », des fois, sa collègue non plus, culpabilise, se demande où il a « merdé ».

C’est quoi, votre dernier cas ?
- C’est un bébé, un bébé de trois mois. Il a une jeune mère, de quinze ans, et donc ils logent chez la grand-mère, la quarantaine, qui vient aussi d’avoir deux jumeaux, et chez cette dame, il y a beaucoup beaucoup de passage. Les gens viennent, ils rentrent, ils sortent, le bébé est posé là, avec le chien autour, on ignore qui s’en occupe. Et donc nous, on estimait qu’il y avait un danger ambiant, pas avéré, sans malveillance, mais on ne sait pas, un oubli, une chute. On préconisait de placer la mère et l’enfant dans un centre maternel, et notre chef de service était d’accord. On passe devant le Conseil Départemental, la Commission des affaires préoccupantes, un psy, un médecin PMI, etc., mais eux, ça ne les préoccupait pas : si on devait placer tous les enfants avec un souci, ils nous disent… Mais enfin, ils n’émettent qu’un avis. Donc, on retourne défendre notre dossier devant la juge : ‘Le centre maternel permettra de mieux approfondir le lien mère fille’, mais on n’a pas su être convaincant, parce que la juge ne nous a pas suivis. C’est intéressant aussi, un juge qui refuse, parce que les éducs, on n’est pas le bon Dieu, omniscient omnipotent…
Enfin bref.
Dix jours plus tard, le jeudi matin, je reçois un appel de la grand-mère : ‘Le bébé est entre la vie et la mort’. Elle nous raconte qu’elle ne sait pas comment c’est arrivé, la maman et elle faisaient des courses au supermarché, le bébé était resté avec le copain du moment de la gamine, un gamin de dix-sept ans, et donc comme le bébé était enrhumé, il pleurait il pleurait il pleurait. Il a appelé la grand-mère, vers 11 h 30 : ‘Je n’arrive pas à le calmer’. Et finalement, sa version, en lui donnant à manger, le petit se serait étranglé…
On file tout de suite sur Limoges, à l’hôpital, où une blouse blanche nous dit que le bébé a des hématomes, internes, qu’il pourrait mourir dans les heures qui suivent. Puis on court à la police, où la mère est entendue. Là, on ramène la grand-mère en voiture, et elle nous apprend que le jeune prenait des médicaments pour se calmer, pour apaiser sa violence. Je l’accuse pas, ce jeune, ça te casse les nerfs, un bébé qui hurle, et il suffit d’un geste, tac tac, une fois, le cerveau est secoué, il passe d’avant en arrière et c’est fini.
Là, t’en fais des nuits blanches. Parce que c’est de ta faute. T’es supposé éviter ça, justement. C’est ton boulot. On a eu une grande réunion, au Département, où ils nous ont dit : ‘Il ne faut pas se sentir responsable’, d’accord, mais quand c’est le troisième drame comme ça ?
- Mais il aurait fallu quoi, là ?
- Si tu veux, le refrain, maintenant, c’est de ‘travailler la parentalité’, au lieu de retirer les gamins. Je suis d’accord, ça a du bien. Mais des fois, on devrait juste songer à l’urgence, la protection de l’enfance.
On nous recommande le ‘placement éducatif à domicile’, ils appellent ça. Comme si, placer les enfants en foyer, ça ne nous serrait pas le ventre, comme si on y réfléchissait pas la nuit. Mais cette politique, avec ces jolis mots, avec ces beaux discours, elle a aussi des raisons budgétaires. Des centres ont fermé, il n’existe plus rien en lieu de vie parents-enfants, on manque de places en famille d’accueil… Le prix d’une journée en foyer d’accueil, 300 € je crois, on te le sort à tous les colloques… Donc après, on te sort du ‘travailler la parentalité’, du ‘placement éducatif à domicile’, mais ça masque aussi les économies.
- Et il est décédé, le bébé ?
- Non, pas cette fois. Mais il restera handicapé à vie.
- Pourquoi tu dis ‘cette fois’ ?
- Parce que, l’année d’avant, on avait eu un bébé secoué. Cette fois, il était mort. »

Ca me rappelle Monsieur Rabi.
Un copain à moi, la soixantaine, président d’une association de harkis, complètement pété du casque, turfiste, picoleux, rigolard, qui t’embrouille, qui t’emmène dans d’improbables aventures. Mais alors, comme père, vous imaginez le topo ? Son fils Kader, même pas trente, le crâne rasé, se baladait avec une canne, se prenant pour un vieillard prématuré. Et son autre fils, Nabil, que je connaissais moins, se lançait dans huit heures de monologues psychotiques, préconisant des bombes des bombes des bombes. Manifestement, le papa leur avait légué quelques traits, qui s’étaient aggravés…
Et un dimanche après-midi, à un couscous : « Tiens, François, il me lance, je te présente mes filles. » Qu’il avait des filles, je l’ignorais. Je salue les nanas, vingt-cinq vingt-six ans, et je m’attends à nouveau à des spécimens, chacune sur leur planète, le dialogue impossible. Mais non, au contraire. Les pieds bien sur terre, elles. Infirmière pour l’une, aide-soignante pour l’autre. Et je discute normalement, de l’hôpital, de leurs salaires, de leurs congés, avec ces personnes normales, et ça m’étonne, moi, leur normalité.
Un mystère.
Mais voilà qu’elles me racontent leur enfance, le retrait, très jeunes, à leur père, le placement en famille d’accueil.
Je comprends, alors.
C’est cette décision initiale, douloureuse sans doute, problématique, dans les cris et les larmes, mais c’est cette décision, cet « investissement », qui a porté ses fruits au fil des années.

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Messages

  • "travailler la parentalité" en Isère aussi ils nous chantent ça à l’ASE !
    Sans parler des choix des Département (sur lesquels il y aurait beaucoup à dire !!!), si seulement au niveau de l’ ASE, ils nous disaient honnêtement : "écoutez les gars, on est dans la merde, on n’a plus de fric, vous qui connaissez le terrain, on pourrait s’organiser comment pour que ça ne soit pas trop la cata avec le peu qui nous reste ?"
    Mais non, moins il y a des moyen plus tu as des chefs loin du terrain et plus ils te traitent comme si tu étais un pauvre bougre hypersensible et qui ne sait pas s’organiser. Parce que ça aussi ça se fait beaucoup : "organisez vous !" quand tu appelles au secours parce que tu vois bien que tu ne peux pas faire ce qu’il faudrait pour les enfants et, surtout, quand tu sens que toi et/ou tes collègues craquent. C’est comme si tu disais à tes 6 convives "organisez-vous" en leur collant sous le nez 2 tranches de jambon et un quignon de pain...
    Je ne demande à personne de me croire sur parole, suffit de regarder le turn-over et les arrêts maladie (parfois très graves !) dans les services de l’ASE.
    Il y aurait pas mal d’enseignements à tirer aussi de l’examen des nouveaux "règlements des aides financières" dans les départements !!!

  • Salut, pas de commentaire parcequ’un commentaire "validé" par l’administrateur ça s’appelle du pipeau et dans ce cas devrait être rémunéré au tarif du reste du canard..

  • Merci... merci pour cet article et sa justesse. Merci de lever un tout petit morceau du voile qui cache le quotidien de bons nombres de travailleurs spéciaux en protection de l’enfance qui se sentent abandonnés par leur hiérarchie et leurs institutions au profit des "réductions des dépenses". Et oui il n’y a plus d’argent dans les caisses des Conseils départementaux donc on "fait des économies". Mais le travail éducatif et la protection des enfants là dedans ? Ce n’est plus la priorité...
    Alors si on ajoute à ça l’idéologie prédominante du maintien des liens parents / enfants à tout prix, voilà un exemple de résultat.
    Et malheureusement ce n’est que le début. Il faut vraiment le vouloir être travailleur social en règle générale et en protection de l’enfance encore plus. Parce que ce n’est pas avec la reconnaissance de la société et des médias nous portent que les choses vont évoluer favorablement. Mais là je m’égare !

  • A l’heure de la loi de mars 2016 nous demande de nous centrer sur le meilleur intérêt de l’enfant, nous connaissons bien, nous aussi à l’ASE des Hauts-de-Seine, la restriction budgétaire et ses effets délétères en matière de protection de l’enfance !!! Nous les connaissons bien ces jolis mots, ces beaux discours sur le travail de la parentalité qui évitent ainsi le financement d’un placement. Et ces gamins qui restent alors victimes d’un fonctionnement fou de leurs parents sous l’oeil des services qui sont censés les protéger ... Maurice Berger le dit : Il ne faut pas placer plus mais plus tôt. Et il a bien raison de le dire !
    Une

  • Si seulement il N y avait que les éducateurs, la PMI à son rôle à jouer. Je suis mère D un bébé secoué par la nourrice , qui par bonheur ce porte à merveille sans séquelle pour le moment. Et oui ces bébés sont surveillés jusqu à leur 18 ans. Rappelons que dans mon histoire Ç est la PMI qui m à conseiller cette " nourrice " et qu après enquête la mère de la nourrice dit : je ne comprend pas pourquoi elle fait ce METIER elle est folle. Et oui l enquête psy révèle une maladie psychologique. L agrément de nourrice est donner bien trop facilement. Les bébés et leur familles en subissent toute une vie les conséquences. Injustice oui il y en a. Comme si un avocat ou un juge peut mieux connaître le terrain que les educs mes assistante sociale. Mais ces travailleurs engagés la , eux, sont en bas de l échelle . Quand à mon avocat : " on ne vas pas demander de prison ça sert à rien elle en aura pas " verdict : 18 mois de prison dont 3 ferme. Interdiction d activité autour des enfants pendants 10 ans. Merci Mr le procureur !!!!! Et dans 10 ans , ben elle reprendra son activité là encore faille de la justice

  • Pendant 20 ans nous avons accueillis des jeunes filles placees. Ces discours ces manques, ces manquements nous nous les sommes coltines ! Le travail des educ’ qui on allez...mini 40 dossiers à gérer, nous l’avons connu. Mais le scandale profond est le discours et l’attitude de l’administration. Une gestion souvent anarchique, une gabegie financière et humaine...et surtout SURTOUT des gosses traités juste comme des dossiers ! E t pour info, une journée en lieu de vie coûte moitié moins qu’en foyer, et dans nos petites structures on peut meme faire des statistiques sur le devenir de nos jeunes.
    Mais voila moins taillable et corvéable qu’une famille d’accueil , notre indépendance dérange.
    Les tracasseries administratives, les lois et décrets, faits et défaits, les tentatives pour nous faire rentrer dans on ne sait quel moule, épuisent les accueillants, découragent ceux qui voudraient créer un lieu.
    Chaque Conseil General arrange à sa sauce jusqu’au concept de lieu de vie, au mepris de la loi, quantité de département les refusent meme, mais cherchent des places dans les départements voisins.
    Pour les gosses, pour les travailleurs sociaux et les gens de bonne volonté comme les familles d’accueil et les accueillants en lieu de vie il serait temps de se pencher sérieusement sur ce problème.

  • Bonjour. Nous vivons aussi dans l’équipe AEMO les mêmes problèmes. Mais en plus, nous avons des cadres qui ne connaissent pas notre travail et vont jusqu’à licencier des collègues parce qu’ils ont fait le travail. Protéger un mineur en danger auprès de son père. Ce n’est pas qu’une question d’économie ou de gestion mais aussi un problème d’encadrement. Carriéristes et formés à ouvrir le parapluie pour se protéger et ne plus respecter les professionnels et les usagers mais aussi à ne plus mettre du sens au travail social. Respect uniquement d’une loi, de décrets et de règles sans aucun sens et sans prendre en compte la réalité de notre quotidien ni des usagers. Nous nous interrogeons sur l’avenir de notre métier gérer par des technocrates en mal de développement de carrière et qui ne savent pas ce que c’est qu’un enfant et qui plus est en danger. Adieu Cher travail social. Educateurs et éducatrices,travailleurs sociaux battons nous pour sauver notre travail. ...