Affaire Gueffar : la victoire en se taisant

par François Ruffin, Sylvain Laporte 08/03/2018 paru dans le Fakir n°(76) juillet-août 2016

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Pour Madame Gueffar, licenciée d’Onet, on a enquêté, vidéasté, pétitionné. On a rameuté syndicats et députés. On a préparé des opérations coups de poing.
Mais lutter, c’est parfois aussi fermer sa gueule…

Lundi 15 février, cinéma Les Montreurs d’Images (Agen) - Témoignage

Sous les applaudissements, Madame Gueffar s’avance vers la scène.
Et c’est déjà une victoire.
« Ça fait quatorze ans, depuis plus de quatorze ans, depuis 2001, je suis… avec la… »
On lui tend le micro.
Sa voix, trop faible, se brise dans les aigus.
« J’y arrive pas, j’y arrive pas. Je suis stressée, je suis pas bien, j’ai mal dormi. Mais je vais y arriver. »
Une main sur l’épaule la réconforte.
« Ça fait plus de quatorze ans que je travaille à la gare d’Agen, je fais le nettoyage des trains. J’ai toujours fait bien mon travail, j’ai toujours été présente, je m’absente jamais. J’ai toujours fait mon travail comme il faut, même quand le contrôle il passe, ils sont tout le temps contents de mon travail. Et un après-midi, j’ai traversé les voies pour gagner du temps, et, après, je me suis rendu compte que j’ai fait une erreur. »
Elle ne voulait rien, cette après-midi.
Pas sortir de chez elle.
Pas se rendre au ciné.
Pas se montrer devant les gens.
Le réflexe, classique, quand, après un coup sur la tête, on se replie, déprime, se coupe des autres. Je fais pareil. Même les rats, les souris, dans les expériences, c’est prouvé, réagissent comme ça.
Et la voilà, magique, sous les lumières :
« Cette après-midi-là, il y avait beaucoup de trains à faire et je voulais faire tous mes trains. Et c’est après que je me suis rendu compte que j’avais fait une erreur. J’ai traversé pour gagner du temps. J’ai reçu une lettre recommandée, c’était le 7 décembre, j’ai fait un entretien avec M. Loubet, le patron de l’entreprise, et il m’a dit qu’il va réfléchir et le 17 décembre j’ai reçu un licenciement. J’étais choquée, j’étais pas bien du tout, j’ai rien compris, j’étais perdue. Alors je suis rentrée chez moi en pleurant. »
La salle se tait, comme un souffle retenu.
Parce que là, on transcrit des mots, mais que sont des mots ? Rien, rien si on n’entend pas, avec, cette voix qui vibre, ce corps secoué, ces bras qui tremblent. Et avec la conscience, chez moi, chez nous, en face, de vivre un instant rare, un instant formidable, un instant où une femme se dépasse, une femme qui jamais ne parle, jamais en public, et là le miracle jaillit, un flot qui ne s’arrête plus, comme un vomissement de vérité.
« Ça m’a choquée trop. J’ai pas accepté ce licenciement. Ça m’a rendue malade depuis le 17 décembre. Je mérite pas ça. Parce que, j’ai toujours été fidèle à mon poste, j’ai jamais eu de problème, j’ai toujours aimé mon travail, j’étais toujours à l’heure. Même le contrôle il passe il est content de moi, ils m’ont dit : ’Avec vous, il n’y a pas de problème.’ Et avec Onet, ils m’ont jetée et ils m’ont… ils m’ont fait trop de mal. Je mérite pas ça parce que… je m’attendais pas à ça.
Parce que j’ai jamais des avertissements. Je croyais que j’avais une mise à pied, quelque chose comme ça, mais pas licenciée. Parce que je me suis trouvée dans une situation… je sais pas comment je vais faire pour vivre la vie, pour continuer à vivre ma vie, parce que je me suis trouvée avec un loyer de 655 euros, un crédit de 300 euros pour la voiture, deux enfants au chômage, je sais pas comment je vais m’en sortir de cette situation. Tout ce que je souhaite c’est de retourner à mon travail pour que je puisse continuer à vivre quoi. Là, je mange plus, je dors plus, j’ai perdu plus de dix kilos, je suis stressée, je prends des calmants, j’ai revendu la voiture, je suis pas bien du tout. C’était très dur pour moi ce que je vis en ce moment. J’ai peur de l’avenir, de tout, comment je vais vivre après ? A mon âge trouver du travail… Je sais faire que ça ! J’aime mon travail. Je voudrais retrouver mon travail pour continuer à vivre, quoi. »

Elle est debout, devant nous.
Et non plus affalée sur son désespoir, chez elle.
La bataille devient possible.
Dans la foulée et dans la salle, voilà qu’on improvise donc un genre d’AG. Que se monte un comité de soutien, avec les présents, les cheminots CGT évidemment, mais aussi les Attac, les PC, les FSU, les Solidaires. Qu’on démarre une caisse de soutien, avec Fakir qui reverse toute la recette de la soirée. Qu’on se donne rendez-vous, le lendemain midi, devant l’agence Onet en périphérie d’Agen.

31 décembre 2015, Sud-Ouest (Agen) - Un cas

« Gare d’Agen : la femme de ménage licenciée est ’complètement abattue’.  » C’est un article de Sud-Ouest, lu en ligne à la Saint-Sylvestre, qui nous a alertés. D’après la journaliste, Madame Gueffar racontait son histoire « en essuyant ses larmes », et il faut l’admettre, on a nos faiblesses : un peu de mélo, ça nous déplaît pas.
Francis Portes, un cheminot cégétiste et retraité, était cité dans le papier. On l’a contacté au téléphone : « Elle a traversé les voies, c’est une erreur. Elle ne la conteste pas, d’ailleurs. Mais derrière, c’est le licenciement. Avec les copains, on a trouvé ça brutal, alors on la soutient.
- Comment ?
- Pour le moment on fait pression sur la SNCF. Parce que c’est elle, le donneur d’ordre. C’est elle qui définit le cahier des charges et s’ils veulent faire pression sur Onet pour réintégrer Madame Gueffar, ils peuvent. Mon fils, Thomas, qu’est cheminot aussi, il a lancé une pétition, on est allés voir les copains du Front de Gauche. On a bientôt notre CE Régional ,il y aura la direction à Bordeaux, on prépare le terrain. »

Alors, à ses côtés, on a décidé de bouger.
Pourquoi s’arrêter sur un cas ? on se demandera. On le sait bien que, en France, les chômeurs se comptent par millions, que Goodyear, Conti, Peugeot en fabriquent par fournées, par milliers, mais justement. Justement, parfois, il faut tirer un visage de la masse, sortir ses paroles du brouhaha, dire « non ! » à ses côtés, et qu’à travers lui, on dise « non ! » pour les milliers d’autres, pour les millions d’autres : « Non ! Pour lui, pour elle, ça ne passera pas ! » Comme on pose une limite.
Alors, pourquoi Madame Gueffar ?
Pourquoi elle ?
Pourquoi pas un million d’autres ?
Il y a du hasard.
Il y a de l’affect.
La vie n’est pas affaire de mathématiques.
Eh bien oui, d’abord subjectivement, infiniment subjectivement, parce qu’on l’a rencontrée, parce que son émotion nous a émus, parce qu’on s’est retenus de pleurer, parce qu’on ne peut pas, ainsi, croiser la détresse et simplement passer son chemin.
Mais objectivement, aussi, quelle brutalité ! Et quel déséquilibre, également : d’un côté, Onet, premier groupe de nettoyage en France, 58 000 salariés, un chiffre d’affaires de 1,465 milliard d’euros, et de l’autre Madame Gueffar, isolée, pas syndiquée, lisant et écrivant mal le français. Si nous ne sommes pas là pour rétablir la balance, qui le fera ?

Mardi 16 février, agence Onet (Pont-du-Casse) - Pravda

On tourne la poignée du portail : fermé.
Tant pis.
Devant les sympathisants, devant l’objectif de France 3, le micro de RFM, les stylos de Sud-Ouest et de La Dépêche, Madame Gueffar glisse une clé USB dans la boîte aux lettres d’Onet.
Ce matin, on a tourné une petite vidéo, dans son salon. Un simple témoignage, qu’elle a délivré avec la même émotion qu’hier soir, comme on se délivre justement. Adressé face caméra à la PDG d’Onet, Elisabeth Coquet-Reinier, parce qu’il faut personnaliser.
C’est une petite bombe, il me semble.
« Allô ? Monsieur Loubet ?
- Oui ?
- Voilà, on vient de remettre une enveloppe à votre agence, avec dedans un petit film. On ne va pas le rendre public, en tout cas pas tout de suite, mais on voudrait discuter du cas de Madame Gueffar… »

C’est pas avec lui qu’il faut voir, mais avec la direction régionale.

Début d’un labyrinthe téléphonique, car :
C’est pas avec la direction régionale qu’il faut voir, mais avec le cabinet du PDG (à Marseille). C’est pas avec le cabinet du PDG qu’il faut voir, mais avec la communication. C’est pas avec la communication qu’il faut voir, mais avec l’agence Little Wing.
Et clou du spectacle, avec Étienne Rancher de l’agence Little Wing : « Je ne suis pas porte-parole du groupe Onet. » Mais où est-il, alors, le porte-parole du groupe Onet ? Dans ce dédale façon Kafka, qui peut nous expliquer pourquoi Madame Gueffar est licenciée ?
Étienne Rancher finit par nous réciter un communiqué façon Pravda : « Le licenciement de Madame Gueffar a été une décision difficile. Elle s’explique par la volonté d’Onet de faire respecter les règles en matière de sécurité au sein de son entreprise. » On patiente, à l’écoute de cette langue morte et molle :
« Mais est-ce que Madame Gueffar a déjà reçu des avertissements ?
- Je ne sais pas.
- Des mises à pied ?
- Je ne sais pas.
- Les autres journalistes ne vous l’ont pas demandé ?
- Non. Mais je peux me renseigner.
- Merci. »

Avec les Portes père et fils, avant de reprendre le train, on déjeune au buffet de la gare d’Agen : « Regarde qui est là, Jean Dionis, notre maire…
- Il est de droite ?
je demande.
- Ouais, il était contre le mariage homo. »
Je m’en fous.
Des deux.
Qu’il soit de droite et contre le mariage homo.
C’est pas le sujet du jour : en campagne, il faut franchir les frontières. Je fonce sur Monsieur le Maire qui en est au dessert :
« Excusez-moi de vous déranger, mais… »
Et on a bien raison d’essayer. Entre les coupelles à tarte et les tasses à café, sur la petite table ronde on sort notre bazar, ordinateur, clé usb, vidéo. Son ancien dir’cab’ est là, qui prend des notes sur son portable, ne lâche ni l’écran ni un mot, pendant quatre minutes. Et qui pige tout très vite : « Elle a quatorze ans d’ancienneté ? Ils ont trouvé le prétexte : ils peuvent la virer et trouver moins cher. Les grands groupes fonctionnent comme ça. » On n’osait pas émettre l’hypothèse…
Dans la foulée, le maire recevra Rajae Gueffar, lui proposera un logement social pour baisser son loyer, et écrira à Guillaume Pepy le PDG de la SNCF.

Jeudi 25 février, hôtel Mercure, Gare de Lyon (Paris) - Le doute

« Là, bon, c’est rien : ‘9 mars 2005, tenue de travail...’  »
Après bien des échanges et des pressions, on a obtenu un rendez-vous avec Onet. Avec Étienne Rancher, jeune communicant branché, mèche sur le côté. Et Philippe Lhomme, directeur délégué au réseau France, moustachu, la soixantaine, genre nounours. D’une voix douce, lui épluche le dossier de Madame Gueffar. Il passe en revue les courriers, nombreux, adressés depuis son embauche : « sacs sur le quai », « prise de poste à 9 heures », « port de la tenue », etc. Depuis 2008, depuis qu’Onet est son employeur, une seule lettre de reproche : « explication sur un train non fait » (18/11/08). Et dans tout ce tas de papiers, un manquement à la sécurité : « traversée de la voie », déjà. Mais qui remonte à plus de dix ans, à 2004.
Philippe Lhomme, lui, se fait grave : « J’ai eu un accident mortel. Un agent, un père de cinq enfants, qui s’est retrouvé coupé en deux. On n’a pas compris, il a ripé, il est passé sous le train. Faut le vivre, après, aller l’annoncer à la famille. » D’où son mot d’ordre, qu’il répète à l’envi : « On ne peut pas avoir de demi-mesure en matière de sécurité. »

C’est ce qui nous surprend, précisément, cette absence de « demi-mesure »  : « Imaginez qu’on lui mette une mise à pied, nous répond Philippe Lhomme, et un mois après, elle passe sous un train. Là, quelles accusations on subirait de sa famille, de ses collègues ! » En fait, en la licenciant, Onet lui a sauvé la peau ! « Le picto rouge était allumé, elle a failli perdre sa vie ! », dramatise-t-il. Et de poursuivre : « Comment imaginer une mise à pied, alors qu’il n’y a rien qui l’arrête ?
- Pourquoi dites-vous que
‘rien ne l’arrête’ alors que, justement, depuis son embauche par Onet, elle n’a reçu aucun avertissement pour la sécurité, aucune mise à pied ? Humainement, vous ne pourriez pas la réintégrer ?
- Mais comment réintégrer quelqu’un qui met sa vie en jeu ? »
A croire qu’elle a couru au devant d’un TGV !
« Regardez, en 2015, en mai, on lui a rappelé les consignes de sécurité, en octobre on lui a présenté un plan de prévention, avant une journée nationale de la sécurité… Et malgré ça, elle traverse la voie ! Malgré le picto ! Malgré le signal sonore ! »

C’est toujours différent d’avoir des hommes en face de soi. Y a de la sincérité, chez ce Monsieur Lhomme, en plus du rôle qu’il joue.
Et je doute.
Je doute souvent.
Le cas Gueffar est-il juste ou non, au fond ?
Du coup, je ne plaide pas, ou mal, du bout des lèvres.

Mercredi 2 mars, gare d’Agen - L’enquête

« Ces deux-là, qui rejoignent la cantine, ils traversent les rails non ? Il faut les licencier ! »
J’ai préféré retourner à Agen et sur le terrain, reprendre l’enquête, avant de défendre ou non le dossier.
Francis Portes, lui, n’est pas habité par le doute : « On a envahi notre CE régional, à Bordeaux, pour porter son cas. Je leur ai dit, aux gars : ’Que tous ceux qui ont déjà traversé les voies au moins une fois lèvent la main’. Ils l’ont tous levée ! Même les cadres dirigeants ! »
D’accord, mais y avait le picto rouge, non ?
« Mais il peut rester au rouge toute la journée ! Il suffit que le signal demeure en position d’ouverture. » Et Samira de poursuivre : « J’ai bossé au poste 4, à l’aiguillage : j’en ai vu, des agents d’Onet qui traînaient sur les voies sans avoir demandé la protection. Mais pas Madame Gueffar. Et là, d’un coup, on lui tombe dessus. »
Et le train qui est passé juste après ? « Il faudrait avoir une copie du rapport d’incident, estime Victor Guerra, pour la CGT. Mais ça m’étonnerait parce que, sinon, le mécano serait intervenu. Là, y a rien. C’est un licenciement abusif : on aurait compris un blâme, ou une mise à pied, pas plus. Surtout pour quelqu’un qui a quinze ans de boîte. Qu’ils fassent ça à un agent de la SNCF, et tout le secteur est bloqué, plus un train ne passe. »
Un cadre de la SNCF confirme : « Ça méritait une sanction, une petite mise à pied, d’un jour ou deux, avec retenue du salaire, pour marquer le coup, et basta. Là, c’est complètement excessif, totalement disproportionné. »
J’ai bien fait de passer.
J’en reviens plus assuré : « Allô ? Monsieur Rancher ? »

Mardi 15 mars, Marseille - Le plan

Mais Monsieur Rancher ne répond pas.
Enfin si, poliment il répond, mais sans concession ni négociation.
On blinde le dossier, du coup.
On rencontre des agentes à l’aéroport d’Aix. On lit des thèses sur le nettoyage. On se procure la com’ interne : « Chez Onet, on travaille dans la bonne humeur et les rapports ne sont pas entravés par les barrières hiérarchiques. A Marseille, au siège de la direction, la porte du grand patron est toujours ouverte. C’est ça l’esprit de groupe, personne ne doit jamais hésiter à échanger quelques mots, professionnels ou amicaux, en dehors des rendez-vous officiels. »
A Marseille, justement, comme la porte du grand patron ne nous est pas ouverte, on se demande comment la pousser. Avec cette occasion, en ligne de mire : du 18 au 22 avril, le Congrès de la CGT se déroulera ici. Pas trop loin du siège d’Onet. Si le cas Gueffar n’est pas réglé, on pourrait mener une action, amener le millier de délégués ici. On sonde les cœurs des cégétistes, sur place, à Montreuil, au téléphone, dans les fédérations : qui pourrait entraîner ?
C’est pas de gaieté de cœur, tout ça. On court entre deux trains, deux gares, deux projections. On vient de faire à Amiens le réveil des betteraves, Nuit debout va démarrer à Paris, plus les visites au cabinet d’El Khomri…
« Oui, Monsieur Rancher ? »
C’est lui qui rappelle : un nouveau rendez-vous est fixé.
Ouf, on va peut-être s’épargner ce combat…

Vendredi 18 mars, QG parisien d’Onet - Le mur

« Madame Gueffar peut faire appel de cette décision, je la comprendrais. Remettons-nous en aux juges. »
Le DRH du groupe Onet, Antoine Recher, ne fait pas dans l’affectif :
« On est dans un Etat de droit, pas de sentiment. Moi, en tant qu’employeur, j’ai l’obligation d’assurer la sécurité des employés et des passagers. »
On essaie, pourtant, de faire vibrer la corde d’humanité : « Pas sur le plan juridique, mais si on vous dit que cette femme, qui est votre salariée depuis des années, va très très mal, que quand on la voit elle tremble, qu’elle a deux fils au chômage, vous ne pouvez pas envisager une solution moins dure, plus indulgente ?
- Qu’elle se présente aux prud’hommes. Le juge appréciera si la sanction est disproportionnée, et peut-être que ça lui donnera droit à des indemnités. »

C’est un mur.
On se heurte à un mur.
Pourquoi cet entretien, alors, s’il n’y a aucune issue, aucun compromis ? Pour nous amadouer ?
« J’espère que notre discussion vous a éclairés, nous salue le DRH.
- Oui, en un sens : c’est l’impasse. Dans dix jours, on lancera tout… »
On sort, la mine sombre.
Il va encore falloir se bagarrer. Et sans garantie de victoire pour Madame Gueffar…

Mercredi 30 mars, 9 h, Amiens - Tapage

Nous sommes faibles. Mais nous avons la conscience de notre faiblesse, et ça fait notre force. Depuis dix jours, on s’active pour ne pas monter seuls au front, seuls face au premier groupe de nettoyage en France.
Ce matin, on publie donc la vidéo et notre enquête sur le site de Fakir, mais pas que : Reporterre, Bastamag, Rue89Bordeaux, Ballast, Mediapart, La Brique, CQFD, Le Ravi, Le Nouveau Jour J, Attac, Le Postillon ont épousé notre croisade, et on les en remercie ici.
Et notre pétition en ligne est déjà pré-signée, entre autres, par Philippe Martinez (secrétaire général de la CGT), Tony Hautbois (secrétaire de la CGT Ports et Docks), Gilbert Garrel (secrétaire CGT des Cheminots), mais aussi, côté politiques, par Pierre Laurent (PCF), Jean-Luc Mélenchon (PG), Barbara Romagnan (députée PS), et aussi Caroline de Haas, Frédéric Lordon, Usul, etc.
Bientôt, Libération tirera le portrait de Madame Gueffar en dernière page.
Mais est-ce que ça compte, cette agitation ?
Ou bien est-ce comme pisser dans un violon ?
Je doute.
Aujourd’hui, je doute encore.

Mercredi 30 mars, 15 h 51 - L’organisation

Un SMS tombe sur mon portable :
« Contact avec la direction vient de se finir. Onet accepte de réétudier le dossier et de nous apporter une réponse rapidement, qu’elle soit positive ou négative. Je te tiens informé.
Tony. »

« Tony », c’est Tony Hautbois.
Je l’ai rencontré la veille, dans un bistro à côté de la Bourse du Travail, à Paris.
Dans mon plan en vue du congrès, d’abord : à Marseille, comment imaginer un grand bazar sans les dockers ? Et surtout, on a découvert que le nettoyage, à la CGT, dépend de la fédération des Ports et Docks.
« On va voir ce qu’on peut faire, mais ça paraît mal embarqué. »
Tony Hautbois, c’est un petit mec, râblais et carré. Il a commandé une Badoit, ou un Perrier, tout en sobriété. Et son ton est pareil, sobre. Guère causant, plutôt sec, qui ne se lance pas dans des embrassades ni des salamalecs.
« Ça serait remonté à nous dès le départ, on intervenait. Mais là, ça fait trois mois. C’est toujours dur de faire reculer un groupe après. »
Un pli de la lèvre, et je devine une contrariété.
« Ça n’a pas suivi le chemin normal de l’organisation. Cette salariée dépendait des Ports et Docks, pas des Cheminots. Ça devait passer directement par le délégué d’Onet… »
Ne croyez pas : ça me plaît, cette rigidité.
Ça me rassure.
Les autres, en face, ont une organisation. Eh bien, nous aussi.
« On va essayer de rattraper le coup, mais sans garantie. J’ai vu votre vidéo, et je sais que, pour cette dame, par solidarité, les dockers marseillais seront prêts à se mobiliser. »
Dans son attitude, réservée, dans ses mots qu’il pèse et soupèse, sans emphase, on sent ça : l’individu s’efface derrière l’organisation. Juste un camarade, choisi par ses camarades, sorti du rang pour les représenter et qui peut y retourner. Il n’a pas besoin, par des discours enflammés, de simuler la force, il est fort par la force des autres, qu’on éprouve dans les cortèges de dockers, qu’il incarne dans son corps solide et tranquille.
C’est un peu notre contraire…
« Mais quelle énergie on va dépenser, juste pour un cas ! il déplore. Alors qu’on nous aurait prévenus au départ… »
Dans ma tête, je choisis de lui faire confiance.
On se quitte sans effusion.

Jeudi 7 avril, Amiens - Silence

Depuis une semaine, on ferme notre gueule sur le cas Gueffar.
Nous n’avons rien publié de nouveau, pas relancé la pétition.
Afin de ne pas nuire à d’éventuelles négos entre le groupe et les Ports et Docks.
Mais le temps tourne, et nous restons sans nouvelle. Le temps tourne contre nous, même, car le congrès approche, et il sera bientôt trop tard pour monter un truc d’ampleur.
Je doute.
Jusqu’à ce message, laconique : « Onet accepte une conciliation. Cadrage : CDI, plein temps, salaire égal, sur Agen. Mais pas la gare. Fraternellement, Tony. »
Et durant le mois qui suit, on ne fait pas de vague, encore.
Silence.

Jeudi 19 mai, Agen - L’absent

Dans le local des cheminots, à Agen. Devant la presse, Rajae et ses soutiens s’assoient autour de la table :
« Onet a reconnu ses qualités professionnelles, ils assurent qu’elles n’ont jamais été remises en causes. » Jacky, le conseiller prud’hommal de la CGT, annonce le résultat de la conciliation. « Il n’y a pas de réintégration, et pas sur le site de la gare d’Agen. Mais Rajae est réembauchée, en CDI, au 1er août, date qui lui convenait. Elle sera à temps plein, de 6h du matin à 11h50, du lundi au samedi, sur la zone commerciale de O’Green, à dix minutes de chez elle. Elle perd son ancienneté, mais avec une prime qui lui permettra de toucher un salaire équivalent à ses anciens revenus, environ 1 600 euros. Cela peut sembler difficile comme condition, mais je tiens à rappeler que dans ce domaine, le nettoyage, confronté aux temps partiels, à des payes qui dépassent rarement le Smic, cette situation a paru, à Madame Gueffar et à nous, acceptable. »
Il conclut, comme sortant d’une épuisante partie de boxe : « A mon grand âge, j’appréhendais cette négociation, malgré mon expérience d’ancien président des Prud’hommes de Marmande. C’était pas simple, il fallait pas se tromper. Onet est une grande entreprise, une multinationale, oui. Ils n’étaient pas là pour rigoler. »

Un journaliste se tourne vers Rajae :
« Et vous, Madame Gueffar, vous voulez dire quelque chose ?
- Je voudrais remercier Francis Portes, elle répond, la voix un peu chancelante. Quand il m’est arrivé… mon licenciement, la première chose que j’aie faite, c’est de voir Francis. Il m’a toujours soutenue, il a été présent. Toujours. Je voudrais remercier la CGT, les cheminots, et les Ports et Docks, le Comité de soutien et toutes les personnes, à Agen, et partout, qui m’ont soutenue. Je ne sais pas comment tous les remercier pour leur aide, leurs dons. »
Et d’ajouter, pour nous : « Je vais vous préparer un formidable couscous. »

Mais il y a un absent, dans cette pièce.
Celui qui a arraché la victoire.
Sans un cri, sans un bruit : Tony Hautbois.
La puissance de sa fédé qui a effrayé Onet, sans doute bien plus que nos frasques.
J’aurais voulu dresser son portrait, pour finir.
On s’est loupés.
Mais ça ne le tentait pas, je devine, sa trombine dans un média.
Et c’est sans doute mieux comme ça.

Voir en ligne : Licenciée : le cas Gueffar (vidéo)

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  • Merci à tous d’avoir fait ce que nous pouvions dans le respect de l’intérêt du plus faible. Notre force réelle est d’ailleur celle là, elle doit servir l’action non partisane et sans élitisme. Ce n’est pas dans l’intérêt du plus grand nombre que nous retrouvons sens, c’est dans la cause juste.

  • Bravo à vous,
    et
    bonne chance Madame Gueffar.
    Et bravo aussi à son entreprise qui a fini par la ré-embaucher. Il reste quelques humains sur la planète, ne désespérons pas.