Un petit meurtre ordinaire (2)

par Pierre Souchon 28/03/2014 paru dans le Fakir n°(55) mai - juillet 2012

On a besoin de vous

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C’est juste un fait divers – mais qui oppose deux France. Au village de Puvis, un “Arabe” s’est fait buter pendant un cambriolage. Le chasseur-meurtrier, pas mis en examen, est félicité par ses voisins. Dans la cité de Chavanes, les frères et les copains du défunt prient Allah, montent un snack, militent pour le Front de gauche, commandent des menus Giant en prison...

L’AVOCAT

Orcival, restaurant Les Rosiers.
24 janvier 2012.

[**Je bouffe au resto avec l’avocat*] de la famille. Un ténor du barreau, lui, adjoint UMP à la Sécurité dans la métropole d’à-côté.

« Je vais tout faire pour que ce procès se déroule aux assises. Mais vous savez, on n’en est pas là. L’instruction n’est pas close, et le tireur n’a même pas été mis en examen...
— Il y a un mort par arme à feu, et vous n’êtes pas sûr d’aller aux assises ?
— Loin de là. Vu la tournure qu’a pris l’affaire, on peut très bien se retrouver devant un tribunal correctionnel, avec des
“violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner”. Je n’ai jamais vu ça : un tueur qui n’est pas mis en examen ! Il est entendu comme “témoin assisté”  ! Son audition est très rapide, sans aucune question contradictoire... Il y a eu un travail de la police.
— Qu’est-ce que vous appelez un
“travail de la police”  ?
— C’est lorsque la police prend parti de façon flagrante dans une audition. Là, quand vous lisez les PV, le père et le fils ont raconté ce qu’ils ont voulu, et on les a laissés partir. Le père est gendarme retraité, le fils agriculteur, ce sont des gens qui n’avaient jamais fait parler d’eux, des gens tranquilles... En face, un arabe, drogué, repris de justice, qui cambriole une maison : la police a considéré que la justice était passée.
La chasse était ouverte... C’est pour cela que c’est une affaire très compliquée, il va falloir tout remonter, tout refaire. La pièce maîtresse, c’est la reconstitution que je vais demander, qui m’a été refusée dans un premier temps – on m’a dit que c’était
“trop tôt”...
— Pourquoi c’est la clé de voûte, la reconstitution ?
— Parce que vous avez les déclarations du père et du fils. Si on les écoute attentivement, ce sont deux personnes qui ont tiré en légitime défense : Ahmed était en train de leur foncer dessus en voiture, ils se sont défendus. Puis vous avez les expertises qui nous parviennent...
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire que lorsqu’on tire une cartouche de plomb, le plomb part en gerbe. Une grande gerbe, pour tuer un oiseau, par exemple. Et qu’à l’extrémité de la cartouche, il y a ce qu’on appelle la
“bourre”, qui tombe au sol lorsque le coup de feu part. D’une part, la gerbe de plomb qui a traversé le pare-brise est d’un diamètre ridicule, quelques petites dizaines de centimètres... Et le médecin-légiste a retrouvé la bourre de la cartouche dans le visage d’Ahmed. Pour finir, vous avez la trajectoire de la voiture : Ahmed faisait une marche arrière, en réalité. Il ne menaçait personne.
— Du coup ?
— Du coup, Ahmed s’enfuyait. On l’a poursuivi le long de ce chemin de terre, en courant, pour le tuer. Pour lui loger du plomb dans la tête à deux mètres vingt-cinq de distance... C’était de l’abattage. Tout cela, nous devons le faire établir lors de la reconstitution. Et à ce moment-là, il sera difficile de ne pas mettre en examen ces gens, du moins nous l’espérons...
— Si je résume, maître, vous avez un type qui en flingue un autre presque à bout portant, qui va faire un tour à la gendarmerie et qui retourne se balader dans la nature – et vous avez Maxime, le copain d’Ahmed, qui a fait un cambriolage raté, et qui est en taule depuis six mois.
— Vous avez tout compris. »

LES VOISINS

Village de Puvis.
15 mars 2012.

[**Des oliviers centenaires,*] des vignes à perte de vue, Puvis perché sur un piton rocheux : c’est dans ce village qu’Ahmed a été tué par un agriculteur.

Au comptoir du bistrot, tout le monde se connaît. Tout le monde déconne sur la cuite de la veille, sur le chien de Paul qui pue ce matin encore plus que d’habitude, sur la voiture de François qui n’en finit plus d’empoisonner les rues du village avec ses quarante ans : « On va boire un coup, on n’est pas des sauvages ! », lance Christophe, la quarantaine, et sans qu’on lui demande rien, le patron aligne quatre verres et les remplit de blanc jusqu’en haut sans renverser une goutte.

[**Christophe fait du commerce*] entre le monde entier et Puvis, son village natal, où il vend des produits artisanaux aux touristes l’été. L’histoire d’Ahmed, il en a entendu parler, oui.
« Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Moi aussi, j’ai été un voyou. Moi aussi, quand j’avais vingt ans, je faisais des conneries. Mais on avait du respect, nous. On disait pas “fils de pute” ou “nique ta race”. On tuait pas pour une clope. On braquait pas des vieilles dans la rue. Aujourd’hui, les jeunes, c’est quoi leur truc ? C’est les jeux vidéo ! Toute la journée ils allument des mecs sur leur écran, avec du sang qui gicle ! Alors forcément ensuite ils pensent que dans la rue, c’est la même. Qu’ils peuvent arroser tout le monde, comme ça, tranquilles.
— C’est les jeux vidéo, tu crois, le problème ?
— Attends, ici, à Puvis ! T’as vu la gueule du bled ? Bon... Y a deux mois, la vendeuse de journaux s’est fait braquer. Quatre gamins cagoulés, ils ont fait la caisse avec des couteaux, y avait 15 euros ! C’étaient des gosses d’ici ! Ils avaient quoi ? Dix, douze ans ! Oui monsieur ! D’ici, de Puvis ! Ça va plus, ce monde. Nous, on n’était pas comme ça.
— Oui, mais le type qui a flingué le cambrioleur...
— Cambrioleur, cambrioleur de mes deux ! Faut pas s’étonner ! Il a récolté ce qu’il a semé, c’est tout ! Et après les gars ils viennent pleurer ? C’était un mec des cités, ils sont tarés, dans les cités. Ça aura remis les idées en place dans la tête de ses potes... Là, c’était pas les jeux vidéo. à Puvis, y a des paysans, ils ont des flingues, ils s’en servent et puis voilà. Qu’ils viennent pas nous emmerder après. Il a joué, il a perdu. »

[**« Vous êtes journaliste ?*]
—Oui ?
— Et vous êtes ici pour la mort du jeune ?
— C’est ça.
— C’est une sale histoire... Allez-y, prenez une chaise ! »

Je m’installe. Grossiste en légumes, Bernard coupe quelques tranches de saucisson : il s’est levé à trois heures du matin pour alimenter les grandes surfaces locales. Son copain Victor est agriculteur. « On le connaît, le paysan qui a tiré, c’est pas le mauvais type... Qu’est-ce que vous auriez fait, à sa place ?
— Je sais pas trop...
— Un type cambriole les voisins, il vous fonce dessus en voiture, vous avez un fusil... Vous tirez pas ?
— Ben...
— Ben moi je tire, tout le monde tire ! C’est pour ça qu’ils l’ont pas mis en taule, parce que tout le monde aurait fait pareil.
— Il aurait pu appeler les flics, non ?
— Appeler les flics, vous avez déjà essayé ? Le temps qu’ils arrivent, vous vous êtes déjà fait descendre trois fois... Non, moi j’aurais tiré, et puis voilà. Comme ça les choses sont claires. Et puis faut pas déconner, y en a plein le cul des gris.
— Ah bon ?
— Oh ? Vous êtes journaliste et vous le savez pas ? Moi, tous les matins j’achète le journal, tous les matins y a des faits divers, et neuf fois sur dix le mec s’appelle Mohammed ou Rachid. Mais y en a marre, nom de dieu ! Alors un de moins, c’est déjà ça.
— C’est sûr, atteste Victor. Ces putains d’Arabes, on leur a rien demandé, et ils viennent nous emmerder. S’ils sont pas contents, ils se tirent, ils rentrent chez eux ! Vous savez ce qui sépare l’homme de l’animal ?
— Euh... Non ?
— La Méditerranée ! »

Ils éclatent de rire. « On doit y aller, monsieur le journaliste. Parce qu’on bosse, nous, pas comme eux ! Au plaisir ! »

[**J’ai continué à boire quelques cafés.*] À subir des regards méfiants, et des mots chuchotés, et puis, toujours, une fois la conversation liée, à entendre avec des variations les mêmes histoires sur ces « putains d’Arabes ». Un plombier quinquagénaire m’a expliqué, prenant à témoin tout le bistrot, que le meurtrier avait « commencé le boulot », « la purge », qu’il fallait « continuer », et qu’on devrait « le décorer ». Ça a commencé à nettement me fatiguer, tous ces discours guerriers. Alors j’ai promené ma ruralité blessée dans les rues de Puvis.
J’ai admiré les jolis frontons des maisons, les ruelles étroites, le linge qui pendait aux fenêtres. Les deux agences immobilières du village proposent des baraques qui oscillent entre 480 000 euros, pour 150 mètres carrés, et 1 340 000 euros, pour une villa avec « vue sur la mer ». Il y a un resto, aussi, qui affiche un « pot- au-feu et son bouillon revisité pour les gourmands » à 89 euros. Pour les « petites faims », une mise en bouche, entrée et dessert à 49 euros. J’ai mangé l’andouillette du jour dans le deuxième bistrot de la commune : « On ira le soutenir au tribunal ! Il a bien fait ! », m’a annoncé un client. J’ai quitté Puvis.

AZIZ

Chavanes, kebab L’Oasis.
13 mars 2012.

[**Brahim a ouvert son snack hallal.*] J’y bois plusieurs cafés, c’est la maison qui régale.
« Ça sert à rien de voter, je vous dis !  » Derrière le comptoir, le salarié de Brahim, kamis et grande barbe, s’énerve contre deux jeunes en survêt.
« De toute façon, mon seul président, c’est Allah.
— Mais ça a rien à voir !
, gueule Aziz.
— Gauche ou droite, ça fait trente ans, rien ne change !, hurle Ali. C’est la même chose !
— Bien sûr que c’est différent, tranche Brahim qui fait sa prière au fond de la cuisine. Il faut voter à gauche, parce que si Sarkozy repasse, on va prendre cher.
— Ah merci Brahim ! Merci ! »

De contentement, Aziz fait plusieurs fois le tour de la pièce. « Et je vais te dire, Ali. Faut que tu votes Jean-Luc Mélenchon !
— C’est qui lui ? Il parle de tes frères musulmans ? »

Avant sa conversion à l’islam, Ali s’appelait Julien. Il s’est marié à une Algérienne. Ils ont des enfants et veulent aller vivre là-bas parce que de toute façon, « ici, c’est un pays de merde ». Aziz enlève sa casquette, la triture, se met des claques sur la tête : « Mes frères musulmans ! Mes frères musulmans ! » À 21 ans, lui est vacataire au service des sports de la ville – il surveille les piscines. En rab, il s’occupe aussi d’un parking souterrain : « Qu’est-ce qu’il me la ramène Ali avec ses frères musulmans ? » Il se lève comme un ressort :
« Oh Ali ! Avant de partir au bled, tu fais quoi ?
— Quoi
“je fais quoi”  ?
— Ben tu fais comme tout le monde, tu vas chez le médecin. C’est vrai ou c’est pas vrai ?
— Oui, et alors ?
— Alors je vais te dire, frère. Tu vas voir ton médecin, parce que tu pars deux mois et que t’as peur d’être malade là-bas. Tu lui dis que tu vas en Algérie... Il te prescrit de l’Aspirine, de l’Efferalgan, du laxatif, encore des trucs... Hop, tu prends l’ordonnance, et tu fais quoi Ali ? Tu vas dans une pharmacie ! Et on te donne tes cachets ! Là ! Et tu repars, et t’as rien payé ! Zéro ! C’est vrai ou c’est pas vrai ?
— C’est vrai.
— Alors je vais te dire, si Sarkozy il repasse. Tu iras chez le médecin, Aspirine, Efferalgan, Magnoscorbol... 340 euros.
— Quoi ? C’est prévu, ça ?
— Bien sûr que c’est prévu, frère ! La Sécu c’est fini ! Tes frères musulmans, tes frères musulmans... Ils habitent dans quoi tes frères musulmans ? Au quartier ?
— Ben dans des appartements...
— Exactement, frère ! Alors le T2, 200 euros. T3, 300. T4, peut-être 4 ou 500 euros. Parce que y a l’APL, frère, l’APL, tes frères musulmans ils logent pas cher, tranquilles !
— Et alors ?
— Si Sarkozy il repasse ? T2, 500 euros. T3, 800. T4, 1 000 euros.
— Quoi ? Tu rigoles ? C’est prévu, ça ?
— Bien sûr que c’est prévu ! Le logement social c’est fini avec la droite ! Fini, frère ! Tu vas voir comme ils vont être contents, tes frères musulmans ! »

Ali se prépare un sandwich :
« Qu’est-ce qu’il me parle d’appartements, lui... Ah elle est belle, ta politique ! Toi tu votes pour avoir un loyer pas cher ! Tu votes Hollande pour qu’il te donne un appartement ! » Aziz envoie sa casquette à l’autre bout de la pièce. « Oh frère ! Tu crois que Hollande il va me donner un appartement ? T’es ouf ou quoi ? Je vais te dire, frère, parce que jusqu’ici je le pensais un peu, j’osais pas trop le dire, mais maintenant j’en suis sûr : tu es bête, frère ! Tu es vraiment bête ! »
Dans la salle, tout le monde se marre. Sourire en coin, Brahim me montre Aziz : « T’as vu un peu ? Ça, c’est du jeune ! »

[**Aziz veut mobiliser les jeunes*] de son quartier autour du Front de gauche, il m’explique.
« Mais c’est dur, Pierre, c’est dur. Oh Zied ! » Le petit frère passe la serpillère. « Quoi ?
— Tu viens faire une photo, Zied, on va passer dans le journal.
“Les jeunes des Oliviers avec Jean-Luc Mélenchon.”
— Mais c’est pas lui qui va gagner ! Et moi quand je vais aller demander du boulot, on va me dire “t’as voté pour lui, va voir Jean-Luc Truc”  ! T’es fou ou quoi ? Jean-Luc Boul qui ? T’es dingue !
— Tu vois, Pierre, on peut pas parler avec Zied... Oh Zied ! Oh ! Viens faire la photo ! Le smic à 1 700 euros, frère !
(Il se prend la tête dans les mains.) 1 700 euros ! Tu bosses, tu gagnes 1 700 euros !
— Pipeau ! Il va pas le faire !
— Pas la première année, frère ! La première année, il va voir, tranquille. Mais la deuxième, si ! Là, il va le faire. Viens faire la photo ! Tu sais quoi, Pierre ? Les jeunes de mon quartier, je leur dis :
“On fait une photo en soutien à Jean-Luc Mélenchon. – Ouais, ils me répondent, mais bon, les keufs ils vont nous voir, ils vont nous reconnaître... – Oh ! T’as fait quoi ?, je leur dis. T’as dealé deux barrettes, t’as fait un go-fast et tu te prends pour Scarface ?”
— Elle va être belle, ta photo !, se marre Brahim. Les jeunes des Oliviers avec Jean-Luc Mélenchon ! Ils seront tous avec une cagoule ! »

[**J’explose.*] « Rigole pas, Pierre, rigole pas ! Comment je vais faire ? » Aziz ne s’en cache pas : il a un intérêt personnel à ce qu’on le voie dans le journal soutenir le Front de gauche. La municipalité est communiste, il y additionne les CDD : si les élus le voient militer activement, coller des affiches, rameuter ses copains, apparaître dans le journal local, il peut espérer une titularisation. Mais au départ, c’est une conviction, ancrée dans son adolescence : « Mes trois frères et sœurs bossaient à McDo. Comme j’étais pas bon à l’école, j’y suis rentré aussi, à 16 ans. Et là y avait un mec, un super mec, qui y bosse toujours, d’ailleurs, Hakim. Il était à la CGT. Régulièrement, il nous parlait de nos contrats, de nos conditions de travail, de politique... Je découvrais tout, moi, c’était super intéressant. Il était convaincant, on faisait des réunions... Et on a fini par faire une grève, j’avais 17 ans.
— C’était quoi, les revendications ?
— C’était tout ! Attends, tu connais les conditions de travail à McDo ? C’est n’importe quoi ! Donc on demandait l’embauche des salariés précaires, la fin des temps partiels subis, la revalorisation des salaires, une meilleure sécurité...
— Et ça a marché ?
— On a fait grève dix-sept jours, on était super soudés, parce que Hakim avait vachement bossé. On est restés solidaires jusqu’au bout, y avait 100 % de grévistes, sur une équipe de vingt ! Et on a cassé la baraque, on a presque eu satisfaction sur tout.
— Putain !
— Et on a continué, après. Au moindre truc, on faisait une action, un tractage... Alors ils ont recruté un directeur-adjoint qui venait des quartiers nord. Un black, un grand frère, et y avait une partie de l’équipe qui venait du même quartier que lui. Et là ça a plus été la même musique : le collectif a explosé.
— Comment ça ?
— Ben nos potes, on leur disait
“oh ! On débraye !” Ils pouvaient plus, par respect pour le grand frère, par respect pour le quartier... C’était fini. Ils nous ont eus comme ça. Et on a tous été virés, nous les jeunes des Oliviers. Pour des fautes lourdes imaginaires. Je suis toujours en procès pour licenciement abusif. » Ils me ramènent au centre-ville : « Ciao Pierre, et à la prochaine. On a de grandes choses à faire ensemble, toi, moi, et Jean-Luc Mélenchon. »

[(Cette histoire se déroule dans le sud-est de la France. L’instruction était encore en cours au moment de sa publication. Tout a donc été modifié, des noms de lieux à ceux des personnes.)]

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