Un long dimanche de retrouvailles

par François Ruffin 26/05/2011 paru dans le Fakir n°(49 ) février - mars 2011

On a besoin de vous

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Ça fait un an et demi que Corine et ses copines font grève devant le magasin ED d’Albertville. Mais avec quels débouchés pour leur lutte ? Une loi. Que nous allons imposer à l’Assemblée. Episode 1.

C’était « Faites un effort pour l’entreprise ».
Dès huit heures du matin, ce week-end, Corine s’énerve dans sa cuisine, cou­rant entre le rôti qui cuit dans le four, la machine à café, les oranges à découper. « Mais moi, ce discours-là, je ne pouvais plus l’entendre. Parce que des efforts, j’en fais tous les jours depuis dix-huit ans. On balaie, on nettoie le parking, on passe l’auto-laveuse, on met en rayon, quand y a du monde, on passe en caisse. Et le soir, quand un client arrive à sept heures moins cinq, ou quand une livraison a du retard, ou quand un frigo lâche et qu’il faut tout transférer, on fait du bénévolat pour ED. Alors, vous voyez, tout ça, me demander de faire un effort de plus et d’ouvrir le dimanche, je me suis dit : non. » Et avec Corine, non c’est non. C’est même 66 fois non : elle se prépare, aujourd’hui, pour son 66e dimanche de grève.

Efforts invisibles

« On descend de la montagne pour virer Sar-ko,
On descend de la montagne pour virer Sar-ko… »
Sur le parking d’ED, le comité d’accueil est fourni, bien une centaine de personnes, avec chorale, galette des rois, vin chaud, la moitié du conseil municipal, monsieur le maire, des élus de la Région, du Département, un genre de forum, une agora au milieu du béton, des pompes à essence, des caddies. La sono couine. « Si on est tous rassemblés aujourd’hui, annonce Fabienne (de Géant), c’est grâce à Bernard… Si si, Bernard… ne va pas te cacher… grâce à Bernard qui anime notre “collectif commerce” depuis des années maintenant… » Applaudi, Bernard rougit.

Y a pas de miracle, encore moins dans les luttes. Si les caissières tiennent, ici, à Albertville, depuis plus d’un an, c’est qu’elles sont courageuses, certes, déterminées, mais pas seulement. C’est qu’avant même ce conflit, elles étaient organisées. C’est que Bernard Anxionnaz, prêtre ouvrier à la retraite, secrétaire de l’Union locale CGT, a passé des matinées dans les supermarchés, à arpenter les allées, à discuter avec les employées, à sonder les cœurs, à repérer les plus rouges. C’est qu’en amont de cette grève modèle, il y a des heures à tirer des tracts près d’une photocopieuse, des réunions tenues sous des néons qui clignotent, des forfaits de portable qui explosent, pour contacter Machin qui ne peut pas le mardi et Truc qui ne répond pas, il y a tous ces efforts invisibles, menés par des héros anonymes, taraudés par le doute, la solitude – qui s’efface en un dimanche comme aujourd’hui, froid et néanmoins chaleureux.

Rouge et vert

« Bon moi, je suis maman, pas encore grand-mère, et je ne tiens pas à ce que nos petits-enfants aient cette éducation-là, à faire leurs courses le dimanche. » Au micro, c’est le tour de Corine : « La consommation, la surconsommation, ça suffit ! On a autre chose à faire ensemble. Regardez autour de nous, levez la tête, on a toutes ces montagnes… On peut partir en balade, faire des raquettes, du ski, du vélo, respirer l’air pur… C’est pas la peine d’aller encore au magasin le dimanche. »

C’est la preuve, ce discours, que dans le peuple une conscience mûrit. On ne parle pas de « décroissance », non, mais le social et l’écologie s’unissent en un cri : « La consommation, la surconsommation, ça suffit ! » On ne lutte pas pour gagner plus, non – « même payée double, je n’aurais pas voulu », proclame Valéry, pourtant mère célibataire – mais pour qu’un jour, au moins, soit préservé de la société marchande. Loin du profit, des achats, des horaires, qui gangrènent déjà nos vies. Encore confusément, un espoir rouge et vert cherche son chemin vers la lumière.

Grève du chariot

« Vous croyez qu’elles sont contentes de travailler le dimanche ? Nan, elles tirent la gueule. Je le sais, moi je tirerais la gueule si ma mairie me demandait de travailler le dimanche… »
Sur le parking, Fabienne et Etelvina convainquent une cliente de rebrousser chemin.
« Mais vous venez pour quoi ?
– Ben c’est que chez moi je n’ai plus rien, plus de café…
– Demandez à votre voisine…
– Ouais, ouais… Je vais aller chez ma sœur. »
Et de une qui, ce matin, ne poussera pas son chariot entre les rayons. Il en reste des centaines à convaincre encore, ici, et des millions à l’échelle du pays. Même moi. Je me souviens, le premier dimanche où Atac a ouvert, à Amiens, je me rendais chez le boulanger. Des caissières distribuaient des tracts à l’entrée, et je les avais félicitées : « C’est bien, continuez ! » Mais la semaine d’après, y avait plus de tract. Et un mois plus tard, honnêtement, j’allais acheter ma boîte de cassoulet le dimanche matin en cas de besoin.

De la lutte à la loi

« Et quels débouchés vous imaginez, pour votre lutte ? »
On est retournés au chaud, chez Corine, qui nous abreuve de vin savoyard, et nous rassasie de rôtis, de flamiches, de fromages du pays. « Eh bien, il faut qu’on persuade les consommateurs que… » C’est de la foutaise. Jamais je n’ai cru à cette histoire de « consommation citoyenne », d’« achats éthiques », etc. Le même refrain, toujours. Y a dix ans déjà, alors que Whirlpool délocalisait ses lave-linge d’Amiens vers la Slovaquie, le délégué CGC m’avait sorti « qu’ il faudrait des étiquettes Made in France pour que les consommateurs… ». J’avais grimacé : « Mais quand on entre dans un supermarché, le cerveau est remplacé par un porte-monnaie ! ». Cette illusion du « je-vote-avec-mon-caddie » venait écarter la politique, le bulletin de vote, et surtout : la loi. Si on ne veut pas des délocalisations, il faut exiger des lois pour ça. Si on ne veut pas travailler le dimanche, il faut encore une loi.
« Vous savez ce que vous devriez faire ? je conseille Corine and co. Vous devriez écrire une “proposition de proposition de loi”.
Nous ? réagit Fabienne, surprise. Nan, quand même pas, on est des caissières…
– Et les patrons, vous croyez qu’ils ont ces pudeurs ? Ils les rédigent, eux. »
Faut la chasser, cette modestie. Fabienne est formidablement intelligente, et Corine aussi, et toutes ensemble encore plus. Et si c’est pas elles, l’avant-garde du prolétariat des hypers, si c’est pas elles qui éclairent les partis, les députés, les ministres, qui le fera ?

Feuilleton législatif

Je me suis emballé, sur cette idée, pendant le voyage du retour. Du coup, je les ai rappelées le dimanche suivant. Fabienne avait les pieds gelés, sur le parking :
« Tu sais, pour cette histoire, là, d’une proposition de loi…
– On a déjà contacté l’inspection du travail, ils sont d’accord pour nous aider…
– Parfait. Eh bien, pendant un an, on va vous suivre – avec Fakir, Là-bas si j’y suis, peut-être un film. Comme un feuilleton, avec des épisodes. On va assister à la rédaction du projet, on va rencontrer les élus avec vous, lire le programme des candidats, les rencontrer avant la présidentielle, jusqu’à l’installation de la future assemblée. Pour voir, si, finalement, ils modifient la loi ou pas.
– Super. On est toutes partantes, ici, toutes très motivées. »

Et vous verrez : avec Corine, Fabienne, Etelvina, Bernard, Valéry, bien organisés, à la fin, c’est nous qu’on va gagner !

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Messages

  • Ok pour suivre le feuilleton et le partager le plus possible. Ah et bien sûr je soutiens à la fois la cause et les moyens, si vous voulez de l’aide pour la rédaction, je suis partante.
    Pour en revenir au sujet, il faudrait tout de même éduquer les consommateurs que tout n’est pas permis au nom du capitalisme et de la propriété.
    Bonne chance

    • Hi there just wanted to give you a brief heads up and let you know a few of the pictures aren’t loading correctly. I’m not sure why but I think its a linking issue. I’ve tried it in two different web browsers and both show the same results. my page : webcamsex

  • Il y a trop d’abus dans la grande distribution, surtout dans ces hard discounts où les employés doivent tout faire pour un smic et des heutres sup non payées. Que font les inspecteurs du travail ? Et les syndicats ? Les employés, pour la majorité ne peuvent pas prendre le risque de perdre leur place et se taisent. C’est le patron qui en profite. Bon courage à ces employées, tenez bon, nous sommes avec vous.

  • Les filles sont fantastiques...
    Votre projet de loi à sans doute à voir avec les espagnols en ce moment : democracia real ya
    accrochez-vous !!!

  • Comment ça s’est fini ? Où en sont-elles aujourd’hui ?